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L'oreille du monde, vue par Juan Villoro


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Photo du Miroir Plasmatique

Dessin d'Ariel, Pochette du CD Plasmaht

Photo d'Ariel Guzik et du Miroir Plasmatique


De l'enfance improbable d'Ariel, je me souviens de ses talents rares: un truc pour sortir d'une chambre fermée à clef, des dessins aux traits fins, la construction de jouets extraordinaires.

Après plus de trente années d'une amitié intermittente, Ariel m'a invité chez lui. Nous évoquions des souvenirs lointains. Ma mémoire était bien meilleure que la sienne. J'avais été son témoin. Pour lui, il était difficile de refaire ce chemin inverse. Occupé qu'il est toujours à quelque chose: par exemple, maintenant, à servir un fromage de chèvre et une salade bien trop complexe pour être classifiée.

Depuis 10 ans déjà, Ariel habite au dernier étage d'un immeuble au bord d'un précipice. Ses journées se prolongent indéfiniment dans la nuit. Au petit matin, baignée de brouillard et de pollution, sa fenêtre a l'apparence d'un phare perdu.

Je savais vaguement qu'au cours de ces nuits sans sommeil mon ami travaillait à un mélange d'électronique, de lutherie et de magnétisme. À plusieurs occasions il s'était référé à son "instrument" (ou disait-il "la machine"?). Au cours des dernières années, de sa voix rauque, il commençait à dire "elle". L'unique signe de progrès semblait être la familiarité avec laquelle il se référait à son invention.

Jamais je n'avais vu ce qu'il cachait dans son grenier. Je dois admettre que je commençais sérieusement à penser qu'il ferait mieux de se dédier à autre chose ! Il y a quelque chose de rassurant dans l'échec: il nous libère, une fois pour toutes, des éclats brillants de la singularité et nous restitue à la dimension plus discrète du reste du monde. Je parle pour moi et non de lui. Le zèle sans répit, la croisée de connaissances disparates, étaient déjà des traits de son caractère.

Jusqu'à cette nuit où il me servit ce fromage et un mélange incroyable de salades vertes, je m'attendais à ce qu'il me confesse son impuissance. "Je n'y suis pas parvenu". Quelques mots qui le ramèneraient à l'impuissance des gens normaux.

J'imaginais son studio vidé de tout autre ornement qu'une simple table de ping-pong. C'est le contraire qui s'est produit. Ariel avait dans la poche de sa chemise des graines de cardamome. Il s'en mit une poignée dans la bouche et me dit: "j'ai terminé. Montons là-haut".

Les marches de l'escalier intérieur de son duplex étaient aussi étroites que celles d'une pyramide. Je trébuchai, et sur le point de tomber, me rattrapai à un meuble plein de boutons et de cables à l'allure inquiétante. Devant toutes ces choses qui ne ressemblaient à rien de connu, un cadre métallique, des cordes tendues, un panneau constellé de cristaux de quartz..., je pensais à nouveau aux vertus de l'échec.

Il y avait quelque chose d'inquiétant à l'idée que tous ces éléments hétéroclites puissent fonctionner. Puis j'imaginai plus grave encore: peut-être Ariel avait-il été dévoré par la logique de son instrument et avait-il établi des contacts incommunicables pour nous autres.

Par des discussions préalables, je savais que cet instrument cherchait à capter des sons ambiants pour les transformer en musique.

Cela ne m'étonna pas qu'il ait placé des micros dans le précipice, au bord d'une rivière asséchée, pour capter les sons de ce coin-là. Je le vis activer des boutons (beaucoup moins que mon ingénuité ne l'avait craint). Les cordes, enrobées de cuivre, de zinc, de nickel et d'argent se mirent à vibrer de manière à peine perceptible: un bourdonnement d'insectes.

Puis je pus entendre une mélodie. "C'est un chien" m'expliqua Ariel. Je perçus un aboiement dans le lointain. Le prodigieux confinait à l'absurde. Après dix années de travail, Ariel avait transformé un chien en musique! "Attends" - mon ami semblait aller au-devant de mes hésitations - "les chiens se rassemblent". En bas, les chiens avaient entendu l'écho de leurs aboiements et répondaient à la machine. Les écouteurs sur les oreilles, j'entendais aussi bien qu'un chien. "Maintenant, je vais te faire écouter ce que Elle perçoit". Les sons s'intervertirent dans le miroir. C'est ridicule de décrire les sons par des images, mais je cherchais un point de référence, ne voulant pas m'abandonner à ces abstractions dangereuses: "ce qu'Elle perçoit!"

Une rafale secoua les cordes. "Un camion" me dit Ariel. La phrase me sauva du vertige. Je me concentrai sur les objets qui produisaient ces mélodies: une voiture, un lièvre, un serpent dans les bambous. Je pensai au probable étonnement engendré par l'écoute de la toute première mélodie de la création; sûrement, à l'époque, ce premier son ordonné avait-il été provoqué par un lièvre, un cactus, un ruisseau, quelque chose de ce monde. Un peu rassuré, j'acceptai que la musique qui atteignait mes oreilles puisse être le fait d'assiettes, de raquettes, de balais, de chaussures dépareillées; les objets virtuels donnaient un sens à ces accords.

Peu à peu, la machine brisa ces barrières. Ce champ sonore n'émanait pas uniquement de choses évidentes. Quoi donc générait ce bruissement de fond alors que rien ne bougeait? Les gaz vagabonds de l'explosion originelle? Minutieusement, l'invisible produisait des sons. Je compris que les formes concrètes étaient des taches dans l'harmonie originelle; je perçus (le mot me trahit) un monde inanimé qui s'écoutait lui-même.

Ce qu'il y avait de particulier dans cette musique, c'était l'absence de régularité, comme si il n'y avait pas de structure dans ces sons, ou comme si cette structure était en fait le chaos lui-même. La machine menait à une forme tout à fait extrême de connaissance, et je me demandais comment serait l'esprit qui pourrait percevoir ceci comme une chose ordonnée.

Heureusement, les expérimentations d'Ariel ont toujours eu un côté comique. Alors que je me perdais dans des considérations insolubles, Ariel me proposa d'écouter un melon. Arrivé à ce stade, cela me paraissait tout à fait normal d'entendre le rythme régulier d'un fruit. "Les cucurbitacés contrebalancent les hauts et les bas de l'organisme humain" m'informa-t-il. Un homme bercé par les vibrations régulières d'un melon devait pouvoir entrer dans une transe joyeuse.

J' entrevoyais une thérapie qui interchangerait les sens, où le toucher écouterait la respiration circulaire et orangée des fruits. Sans continuité apparente, mon ami me dit: "je me suis connecté". Il me montra des électrodes qu'il s'était appliquées sur le coeur et le cerveau. Je compris alors que tel était le but réel de son invention: s'interpréter lui-même. Il avala une autre poignée de cardamome et me regarda, non comme le survivant d'une catastrophe, mais avec l'étrange bonheur de celui qui partage un secret. Qu'avait-il pu entendre à se fondre avec sa machine? Avait-il pu reconnaître son propre son sans son corps?

Je lui demandai de me connecter. "Pas encore" me répondit-il, comme s'il me manquait quelque chose. Je descendis avec difficulté de son studio. Je me sentais perdu, bizarre, incapable de comprendre ce que j'avais entendu. Je montai dans ma voiture et regardai le tableau de bord, le volant, les petites lumières, comme des preuves de mon insanité.

Quelques jours plus tard, Ariel me fit parvenir un enregistrement tranquillisant. Les sons s'organisaient; je reconnus un violoncelle, un saxophone, des lamentations qui ressemblaient au bruit que font les baleines. L'instrument avait été dompté. Il n'y avait plus cette sensation de hasard, d'air qui d'un coup se comprime en musique.

Plus tard, je suis retourné chez Ariel et lui ai demandé à nouveau qu'il me connecte à l'instrument. Ce soir là, une nuée d'oiseaux s'était regroupée sur le toit, comme si eux aussi souhaitaient se transformer en substance sonore. "J'ai besoin de toi en dehors" me dit-il. Je pensai d'abord qu'il cherchait à me protéger, à m'éviter un voyage sans retour. C'est ensuite que j'ai compris ma fonction: je continuais à être son témoin. Depuis tout petit, j'étais l' extrémité passive, l'évidence de ses découvertes.

Cette même nuit il m'appela au téléphone: "j'ai un autre enregistrement; je souhaite que tu écrives quelque chose". Il m'envoya une autre cassette. Les sons étaient plus complexes. La richesse de la texture musicale ne provenait d'aucune source reconnaissable. Je compris qu'Ariel était dans l'enregistrement, que, mystérieusement, j'écoutais son corps, des phases de sa propre vie.

Alors que j'écris ces notes, une grue s'apprête à descendre l'instrument. J'ignore la répercussion que cela aura lorsqu'il atteindra la terre ferme. Ariel m'a appelé il y a peu pour savoir si j'avais terminé mes "impressions". Je n'en suis pas certain. Tout en écrivant, j'entends les crépitements d'un feu de joie qui s'éteint. J'entends mes mots, et leur murmure, leur bruissement lointain, est étranger à mes sens; ou peut-être s'apprêtent-ils à me révéler une autre forme de perception, comme la toux qui brusquement éclaircit la voix.

Je sais que le moyen de pénétrer le mystère, de passer de l'autre coté du langage, c'est l'instrument d'Ariel. Pourtant, je crains qu'une fois converti en matière sonore, je n'arrête de penser ou ne pense que des bruits. C'est précisément pour cela que mon ami me maintient à l'écart, à cette limite où il est encore possible d'ordonner les choses, de croire que la lumière jaillira et qu'il y aura assez de papier pour raconter l'histoire, ce monde limité où ces lignes sont encore faites de mots.

Juan Villoro,

Ecrivain mexicain.


* Traduction

Traduit de l'espagnol par Philippe Houdoy

Tel+fax: (+33) 04 77 76 22 83

Internet: flaco@avo.fr

Philippe est le concepteur du Tableau Central des cristaux de quartz.


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Photo du Miroir Plasmatique

Dessin d'Ariel, Pochette du CD Plasmaht

Photo d'Ariel Guzik et du Miroir Plasmatique


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Mise à jour: 16/07/2003