Croyance sociale



(A) Généralités.



(a) La croyance sociale est un concept de l'Economie cognitive, proposé par André Orléan.


(b) La croyance sociale permet d'aller au-delà des intuitions et des premières formulations de variables psychologiques introduites par Keynes, dans sa "Théorie Générale", à partir de sa théorie des anticipations des entrepreneurs.


(c) La croyance sociale n'est pas la croyance d'un individu ou homme générique qui incarnerait le socius, avec ses croyances propres. La croyance sociale est constituée, de manière paradoxale, par les croyances des individus sur ce qu'est cette croyance sociale, c'est-à-dire sur ce que chaque individu pense que croient les autres.


(d) Une telle définition de la croyance sociale permet d'expliquer l'indéniable autonomie des croyances collectives.


- <<Dans la troisième section, nous quittons la posture critique pour nous intéresser aux jeux de coordination et à leurs équilibres multiples. Ces situations sont intéressantes pour le projet que nous poursuivons dans la mesure où l'on sait, depuis Thomas Schelling (1960), que les acteurs économiques réussissent à s'y coordonner bien plus efficacement que ce que prévoit la théorie standard. Réfléchir à la manière dont ils y parviennent, en se focalisant sur certains équilibres particuliers, va nous permettre de mettre au jour des mécanismes cognitifs fondamentaux dans la sélection des équilibres. Nous avancerons pour les expliciter le concept de «croyance sociale». Ce concept qui sera au cœur de cette troisième section constitue notre apport spécifique à l'économie cognitive. Par ce terme, nous désignons ces croyances individuelles qui prennent la forme particulière suivante : l'individu i croit que «le groupe croit que la proposition P est vraie», autrement dit des croyances qui portent sur les croyances ou sur le comportement du groupe en tant que tel. On montre qu'elles jouent un rôle stratégique dans les situations de coordination, c'est-à-dire des situations où chacun se détermine à partir de ce qu'il pense que les autres croient. L'étude des croyances sociales met en avant deux propriétés intéressantes. D'une part, les croyances sociales sont fortement dépendantes des contextes spécifiques qui les ont vu naître. Aussi, dira-t-on qu'ils sont le produit d'une rationalité «située», c'est-à-dire une rationalité cognitive qui prend appui sur les éléments manifestes de l'environnement des acteurs, au-delà de ce que l'analyse fondamentaliste aurait justifié. Notons que l'idée selon laquelle la rationalité pratique est une rationalité située se trouve également défendue par Brian Arthur (1994) dans son analyse des jeux minoritaires. D'autre part, les croyances sociales s'affirment comme partiellement déconnectées des croyances individuelles. Cette autonomie des croyances sociales est notre résultat le plus fort parce que le plus énigmatique en ce qu'il met à mal l'idée intuitive selon laquelle l'opinion du groupe doit se comprendre comme l'agrégation des opinions individuelles et qu'il conduit à l'idée d'une «indépendance du collectif par rapport aux données individuelles». Nous avons été amené à cette hypothèse en analysant des configurations dans lesquelles tous les individus croient P, le plus souvent sur la base d'une analyse fondamentaliste du contexte, et où, simultanément, tous les individus croient que le groupe croit Q. Il est alors apparu que ces situations sont parfaitement stables. Il n'existe aucune force de rappel mécanique qui ferait en sorte que la croyance sociale se rapproche des croyances individuelles. S'il en est ainsi, il nous faut alors reconnaître que le niveau des représentations sociales possède une logique propre, partiellement déconnectée des opinions privées, ce qui constitue une critique du modèle individualiste, de type bottom-up, qui pense l'opinion collective comme somme des opinions individuelles. Cela a de grandes conséquences théoriques et empiriques. D'une part, l'analyse des croyances sociales telles que nous les définissons conduit à une conception forte du collectif, non réductible aux éléments qui le constituent. Dans notre approche, le collectif trouve à s'expliquer d'abord par le collectif, et non par l'individuel. D'autre part, dire que les croyances sociales sont autonomes, c'est leur reconnaître le statut de tiers médiateur, en surplomb par rapport aux interactions individuelles. En cela, le «tournant cognitif» invite à une dialogue renouvelé entre l'économie et les autres sciences sociales. (André Orléan, "Le rôle des croyances sociales en Economie", atelier Economie Cognitive, octobre 2002)>>.


(e) Cette autonomie de la croyance collective est un aspect de la banalité du mal. Elle permet de faire simultanément une analyse de la genèse du nazisme et une étude de l'hyperinflation allemande qui lui est contemporaine. L'Allemagne collective peut être nazie quand le plus grand nombre des Allemands éprouve un scepticisme personnel face à cette vague brune qui l'emporte néanmoins. Le procès de Nuremberg a certes condamné à mort un certain nombre de dignitaires nazis pour un complot. Un accusé et condamné comme Hermann Goering a revendiqué la responsabilité des camps de concentration comme moyen d'empêcher une élection nouvelle ou un mouvement populaire qui remettrait en cause le résultat des élections de 1933. Mais cet indéniable complot ne suffit pas à tout expliquer. L'autonomie des croyances collectives fournit le moyen de combler ce déficit épistémologique.


(f) En outre, l'autonomie des croyances collectives dispense de postuler une loi de reproduction automatique de la société.


(g) Voir Gestalt. Métaplan. Paradoxe du vote.



(B) Présentation technique.



(a) La <croyance sociale> est une forme particulière, qui semble paradoxale ou mystique, de la croyance collective.


(b) Tandis que la croyance partagée et la croyance commune peuvent se définir par des ensembles particuliers de croyances individuelles, portées par les membres d'un groupe, la croyance sociale est affectée par les individus au groupe lui-même.


- <<Comme on le voit, ces deux notions de croyance collective renvoient strictement à des croyances individuelles. Elles ne sont collectives qu'au sens où tous les individus, d'une manière ou d'une autre, les ont fait leur. (André Orléan, "Le rôle des croyances sociales en Economie", atelier Economie Cognitive, octobre 2002, Pour une théorie de la cognition sociale)>>.


(c) Cette proposition, qui peut surprendre a priori, est pourtant formulée chaque soir d'élection, quand un homme politique ou un spécialiste de Sciences Politiques formule une proposition du type <La France a choisi ... >.


(d) Référence théorique :


- <<Aussi, ces notions se différencient-elles d'une autre notion qui peut s'écrire sous la forme CGQ : «le groupe G croit que la proposition Q est vraie», qu'on désignera dorénavant par le terme de «croyance sociale». Dans ce cas, on attribue des croyances à une entité abstraite, à savoir le groupe lui-même. Cette notation est prima facie absurde puisqu'à proprement parler, le groupe en tant que tel n'a pas de croyance, n'étant pas un être humain. Pourtant, l'analyse empirique nous révèle que, dans de nombreux contextes de coordination, les individus sont amenés à utiliser ce type d'objet cognitif énigmatique, par exemple lorsqu'ils disent : «le marché croit que cette devise est sous-évaluée». Comment expliquer ce fait étrange ? Répondre à cette question est l'objet de la présente section. Plus largement, nous montrerons que les croyances sociales jouent un rôle central dans les situations de coordination. Commençons par expliciter quelle signification l'individu i donne à la proposition CGQ. A priori, on peut en concevoir deux. Selon la première interprétation, notée (i1), l'individu i croit que le groupe croit que la proposition Q est vraie s'il croit qu'une grande partie du groupe croit que la proposition Q est vraie. On est ici proche de la notion de croyance partagée, mais uniquement aux yeux de l'individu i. Au sens (i1), la «croyance du groupe» n'est qu'une manière de parler pour dire qu'un grand nombre d'individus du groupe croit à une certaine proposition. Selon la seconde interprétation, notée (i2), l'individu i croit que le groupe croit à Q pour autant qu'il croit qu'une grande partie du groupe croit également que le groupe croit à Q. Cette définition est essentiellement autoréférentielle de telle sorte qu'à la limite, elle laisse indéterminée ce que «croit» veut dire dans l'expression «le groupe croit que la proposition Q est vraie». Elle suppose simplement que tous les individus du groupe attribuent aux autres individus la capacité d'accepter ou de refuser la proposition selon laquelle «le groupe croit que la proposition Q est vraie». Il s'ensuit que la proposition Q est l'objet d'une croyance du groupe pour un individu s'il croit qu'un grand nombre d'individus acceptent cette proposition comme réponse à la question : «qu'est-ce que croit le groupe ?». Ou encore, on a CiCGQ si et seulement si CiCjCGQ pour presque tous les individus j du groupe. Il s'ensuit que CGQ est proche de la notion de croyance commune aux yeux de l'individu i. La différence entre ces deux interprétations est très importante. Selon la première interprétation, aux yeux de i, c'est la proposition Q elle-même qui est mise en avant comme croyance partagée ; dans le second cas, aux yeux de i, c'est la «croyance» CGQ, et non pas Q, qui est mise en avant comme croyance commune. Dans ce dernier cas, la nature précise de ce que veut dire qu'un groupe «croit à quelque chose» reste indéterminée alors que pour (i1), la croyance du groupe se définit aisément comme la croyance d'un grand nombre d'individus de ce groupe. Si l'on reprend notre exemple d'un individu i qui croit que le marché croit que telle devise est sous-évaluée, ces deux hypothèses correspondent aux deux interprétations suivantes : (i1) l'individu considéré croit que presque tous les autres intervenants sur le marché, pris un à un, croient à la sous-évaluation de la devise ; (i2) l'individu croit que presque tous les intervenants, pris un à un, croient que «le marché croit que la devise est sous-évaluée». Les deux interprétations (i1) et (i2) nous sont apparues a priori également intéressantes en ce que toutes deux mettent en scène un travail cognitif particulier qui vise à saisir le groupe dans sa généralité, en lui attribuant une croyance. C'est là, selon nous, une propriété fondamentale. Il nous semble que c'est très précisément par le biais de cette capacité cognitive à attribuer des croyances au groupe en tant que tel que le collectif acquiert de facto une existence effective : au travers des croyances sociales qu'il suscite, il se montre apte à modeler les conduites individuelles et, de ce fait, s'affirme comme une force autonome dont il faut rendre compte. Autrement dit, conformément à une perspective d'analyse développée par Mary Douglas (1989) à la suite d'Émile Durkheim, le cognitif est pour nous un lieu privilégié d'expression du social (Orléan, 1996). On verra au fil des exemples que c'est l'interprétation (i2) qui doit être retenue comme la bonne manière de définir ce qu'est une «croyance sociale», en particulier au regard de l'idée d'autonomie par rapport aux croyances individuelles. Cette affirmation résultera d'une analyse des jeux de pure coordination configuration particulièrement appropriée pour qui cherche à réfléchir aux situations ayant une multiplicité d'équilibres (Orléan, 1994). On commencera par démontrer que ce qu'on appelle «les saillances à la Schelling» constituent un premier exemple de croyance sociale au sens (i2). (André Orléan, "Le rôle des croyances sociales en Economie", atelier Economie Cognitive, octobre 2002, Pour une théorie de la cognition sociale)>>.


(e) Analogie. Dans la première interprétation, la diversité des individus rend moins probable la constitution d'une croyance partagée. On est dans la situation où un groupe d'ami débarque dans un café ou un restaurant et commande une boisson ou un en-cas en fonction de ses préférences individuelles seules. La probabilité est forte que le serveur ait une commande compliquée à saisir.


(f) Dans la seconde interprétation, chacun se focalise sur une certaine idée du groupe. On est dans la situation où le groupe d'ami débarquant dans le café, soit par égard pour le serveur soit pour satisfaire à une contrainte d'urgence, chacun commande une boisson non pas en fonction de ses préférences individuelles, mais pour favoriser un service simple et rapide. La probabilité est alors beaucoup plus forte que le serveur ait une commande simple à saisir et rapide à servir.


(g) Une version paranoïaque (assez courante) attribue la croyance du groupe (perçu comme entité abstraite) à une intervention plus concrète (à un complot ou une coalition de certains membres du groupe, à Satan ou aux <forces du Mal>.


(h) Voir Autonomie des croyances collectives. Etre collectif.






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Auteur.

Hubert Houdoy

Mis en ligne le Mercredi 2 Juillet 2008



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