Bavardage


(a) Le bavardage est une conversation conforme et convenue. Le bavardage a surtout pour objectif de tuer le temps. Le bavardage évite de penser.


- << Si l'on faisait une sérieuse attention à tout ce qui se dit de froid, de vain de puéril dans les entretiens ordinaires, l'on aurait honte de parler ou d'écouter, et l'on se condamnerait peut-être à un silence perpétuel, qui serait une chose pire dans le commerce que les discours inutiles. Il faut donc s'accommoder à tous les esprits, permettre comme un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles, les vagues réflexions sur le gouvernement présent, ou sur l'intérêt des princes, le débit des beaux sentiments, et qui reviennent toujours les mêmes ; il faut laisser Aronce parler proverbe, et Mélinde parler de soi, de ses vapeurs, de ses migraines et de ses insomnies. (La Bruyère, "Caractères", De la société et de la conversation, 1688)>>.


(b) Le bavardage se déroule dans les lieux de concentration (ascenseurs, files d'attente, cantines, salles d'attentes, café du commerce).


(c) Le bavardage a aussi pour fonction de manifester un degré minimum de socialité.


(d) Cette relation de parole convenue n'est soutenue par aucun projet. Elle n'est alors astreinte à aucune règle de cohérence ni de pertinence. Mais elle doit satisfaire les règles de la conversation consistant à donner, recevoir et rendre la parole.


(e) En cela, le bavardage relève de la socialité primaire et de l'économie de don.


(f) Le bavardage manifeste l'appartenance à une totalité (ethnie, nation, entreprise). Il n'est pas favorable à l'émergence de sujets.


(g) Le plus souvent, le bavardage n'engage à rien :


- << Il coûte si peu aux grands à ne donner que des paroles, et leur condition les dispense si fort de tenir les belles promesses qu'ils vous ont faites, que c'est modestie à eux de ne promettre pas encore plus largement. (Jean de La Bruyère, "Les Caractères")>>.


(h) De fait, le bavardage est le véritable nihilisme. C'est de ce bavardage que sort brusquement Le Forcené de Nietzsche, quand il réalise qu'à cause de ce bavardage général, faisant de l'être un étant, parce qu'ils ne le cherchent plus (croyant tout savoir), "Dieu est mort".


- <<Car ceux-ci ne sont pas incroyants parce que Dieu en tant que Dieu leur est devenu incroyable, mais parce qu'eux-mêmes ont renoncé à toute possibilité de croyance dans la mesure où ils sont devenus incapables de chercher Dieu. Ils ne sont plus capables de chercher, parce qu'ils ne sont plus capables de penser. Les voyous publics ont aboli la pensée et mis à sa place le bavardage, ce bavardage qui flaire le nihilisme partout où il sent son bavardage en danger. Cet aveuglement de soi face au véritable nihilisme, cet aveuglement qui ne cesse jamais de prendre le dessus, tente ainsi de se disculper lui-même de son angoisse devant la pensée. Mais cette angoisse est l'angoisse de l'angoisse. Au contraire, clairement dès les premières phrases, et encore plus clairement, pour celui qui sait prêter l'oreille, d'après les dernières phrases du passage, le Forcené est celui qui cherche Dieu en criant après Dieu. Peut-être un penseur a-t-il là réellement crié de profondis ? Et l'ouïe de notre penser ? N'entend-elle toujours pas le cri ? Elle ne l'entendra pas tant qu'elle n'aura pas commencé de penser. Et la pensée ne commence que lorsque nous avons éprouvé que la Raison, tant magnifiée depuis des siècles, est l'adversaire la plus opiniâtre de la pensée. (Martin Heidegger, "Chemins qui ne mènent nulle part", 1949, traduction de Wolfgang Brokmeier, Gallimard, 1962, "Le mot de Nietzsche Dieu est mort", page 322)>>.


(i) Pour réconcilier la Raison et la Pensée, peut-être faut-il adopter une autre logique, moins réductrice, moins exclusive, une logique du tiers inclus ?


(j) Référence littéraire :


- <<Peut-être, à l'occasion de l'arrivée des vôtres, allez-vous changer d'appartement ?

- N-non... Je venais seulement... vous demander... Je croyais trouver ici Zamiotov.

- Ah ! oui, vous êtes devenus amis, je l'ai déjà entendu dire ! Eh bien, Zamiotov n'est plus chez nous, vous ne le trouverez plus ici ! Oui, nous avons perdu Alexandre Grigoriévitch... Depuis hier ! Il a donné sa démission et, en s'en allant, a même échangé de gros mots avec nous tous ; oui, il a poussé l'impolitesse jusque-là... C'est un gamin, un écervelé ; il donnait bien des espérances, certes, mais allez vous fier à notre brillante jeunesse ! Il veut, paraît-il, passer un concours, mais il ne cherche qu'à bavarder et à faire le fanfaron, voilà son concours ! Ce n'est pas comme vous, ou votre ami M. Razoumihine... Vous, vous avez embrassé la carrière scientifique, et aucun échec ne pourra vous faire dévier. Pour vous, toutes les beautés de la vie, c'est un peu nihil est, non ? Vous, vous êtes un ascète, un moine, un ermite. Pour vous, ce qui compte, c'est la plume derrière l'oreille, et les savantes investigations. Oui, voilà ce qui à vos yeux... Et moi aussi, dans une certaine mesure... Avez-vous lu les Mémoires de Livingstone ?

- Non.

- Eh bien, moi, je les ai lus. Aujourd'hui, du reste, le nombre des nihilistes s'est singulièrement accru, et dame, ça se comprend assez bien ! En quel temps vivons-nous, je vous le demande ! Et moi qui cause avec vous... Vous n'êtes pas nihiliste, n'est-ce pas ? Répondez-moi franchement, franchement...

- N-non.

- Non ? Mais vous pouvez parler en toute franchise, vous savez ; oui, ne vous gênez pas, parlez-moi comme vous vous parleriez à vous-même. Le service est une chose, autre chose est... Vous pensiez que j'allais dire : l'amitié ? Non, vous n'avez pas deviné, ce n'est pas à l'amitié que je faisais allusion, mais au sentiment de l'homme et du citoyen, au sentiment humanitaire, et aussi à l'amour que l'on a pour le Tout-Puissant... J'ai beau être un personnage officiel, un fonctionnaire, je n'en suis pas moins tenu de sentir toujours en moi le citoyen, l'homme, et d'en tenir compte... Tenez, vous avez parlé de Zamiotov. Mais Zamiotov, c'est l'individu qui fait du tapage à la française dans les lieux les plus mal famés, pour peu qu'il ait dans le nez un verre de champagne ou même de vin du Don... Oui, voilà ce qu'est votre Zamiotov ! Quant à moi, je brûle, pour ainsi dire, de zèle ; les grands sentiments m'enflamment, et de plus j'ai un rang, un grade, j'occupe un poste ! Je suis marié, j'ai des enfants ! Je remplis mon devoir d'homme et de citoyen, et lui, que fait-il, permettez-moi de vous le demander ! Je vous parle comme à un homme anobli par l'éducation. Tenez, les sages-femmes se sont multipliées au-delà de toute mesure...

Raskolnikovle regarda avec ahurissement. Presque toutes les paroles d'Ilia Petrovitch, qui venait manifestement de sortir de table, résonnaient à son oreille comme autant de mots vides de sens. Néanmoins, tant bien que mal, il en comprenait une partie. Il questionna des yeux Ilia Petrovitch, ne sachant pas comment tout cela allait se terminer.

- Je parle de ces filles aux cheveux coupés, poursuivit l'intarissable Ilia Petrovitch, je les ai baptisées sages-femmes parce que ce surnom me paraît fort bien trouvé... Hé ! hé ! ça se fourre à l'Académie de Médecine, ça étudie l'anatomie, mais dites-moi, si je tombais malade, appellerais-je une de ces demoiselles pour me soigner ? Hé hé !

Ilia Petrovitch éclata de rire, satisfait de ses bons mots.

- Admettons qu'il s'agisse là d'une soif immodérée de s'instruire, mais une fois que l'on est instruit, il me semble que... que l'on doit s'arrêter. A quoi bon abuser des choses ? Pourquoi offenser de nobles personnalités, comme le fait ce vaurien de Zamiotov ? Un Zamiotov, m'insulter, je vous demande un peu !... Et puis, tous ces suicides qui se multiplient... On mange ce que l'on a jusqu'au dernier sou, et puis on se suicide. Des fillettes, des gamins, des vieillards ! Tenez, ce matin encore, on nous a informés qu'un monsieur arrivé récemment ici... Nil Pavlitch, eh ! Nil Pavlitch ! Comment s'appelait ce gentleman qui s'est fait sauter la cervelle sur la rive, enfin sur l'autre rive de la Néva ?

- Svidrigaïlov, répondit, d'une voix enrouée et indifférente quelqu'un qui se trouvait dans la pièce voisine.

Raskolnikov frissonna.

- Svidrigaïlov ? Svidrigaïlov s'est brûlé la cervelle ? S'exclama-t-il.

- Comment, vous connaissiez Svidrigaïlov ?

- Oui, je... je le connaissais... Il était en effet arrivé récemment.

- Oui, récemment... Il avait perdu sa femme, et puis, cet homme qui était un noceur à tout rompre s'est tiré soudain un coup de revolver... et dans des circonstances si scandaleuses qu'on ne peut même pas... Il a laissé quelques mots dans son carnet, disant qu'il mourait en pleine possession de sa raison et qu'on ne devait accuser personne de sa mort... Il avait, assure-t-on, de la fortune. Comment se fait-il que vous l'ayez connu ?

- Je... j'avais fait sa connaissance... ma soeur ayant été placée chez eux comme institutrice...

- Tiens, tiens, tiens, mais alors vous allez pouvoir nous renseigner à son sujet. Vous n'avez... aucun soupçon ?

- Je l'ai vu hier... Il... buvait du vin... Je n'étais au courant de rien...

Raskolnikov sentait qu'un poids énorme venait de s'abattre sur lui et l'écrasait.

- On dirait que vous pâlissez, de nouveau. Il fait évidemment ici une atmosphère si étouffante...

- Il est temps que je parte ! balbutia Raskolnikov. Excusez-moi de vous avoir dérangé...

- Mais vous ne m'avez pas dérangé le moins du monde! Je suis à votre service ! Et puis vous m'avez fait plaisir, et je suis trop heureux de vous dire...

Ilia Petrovitch lui tendit la main.

(Dostoïevski, "Crime et Châtiment", 1866, traduction d'Arthur Adamov, éditions Rencontre, Lausanne, 1967, tome II, pages 400-403)>>.


(k) Le bavardage est parfois l'amorce de la séduction.


- <<Comme un nouveau tramcar s'approchait, il craignit qu'elle ne le prît, et il avança de quelques pas pour lui souhaiter le bonsoir. Elle rougit un peu, mais lui répondit sans morgue. Au bout de quelques minutes, ils causaient familièrement. Le temps délicieux qu'il avait fait, et comme c'était dommage de se trouver enfermé jusqu'au soir quand, par hasard, il y avait du soleil dans les rues ; la commodité du système de tramways électriques, encore qu'à certaines heures l'encombrement fût terrible... ils parlèrent de cela et de plusieurs autres choses, et M. Ripois crut voir qu'elle n'apportait aucune hâte à le quitter. Il demanda :

– Vous prenez le tram ici tous les soirs ?

– Oui ; mais pas toujours à cette heure-ci ; je ne suis généralement libre qu'à huit heures du soir. C'est seulement une fois par semaine que notre tour vient de partir plus tôt ; alors, ce jour-là, on se dépêche.

« On se dépêche ! reprit-elle après une seconde de silence, mais, tout de même, voilà mon tramcar qui s'en va !... »

Elle avait dit cela d'une voix comique, regardant le véhicule démarrer et s'éloigner, sans tenter de le rejoindre ; et M. Ripois, tout en riant, triompha. C'était pour lui qu'elle avait manqué son tram, pour rester là avec lui qu'elle n'avait vu qu'une fois ! Au lieu de rentrer dans sa demeure du sud de Londres, qu'il devinait confortable et tranquille. Enhardi, il proposa :

– Si nous allions à pied jusqu'au pont de Westminster ? Vous pourrez prendre votre tram aussi bien là.

Elle accepta, et ils s'en allèrent ensemble le long du fleuve. (Louis Hémon, "Monsieur Ripois et la Némésis", Chapitre VI, pages 73-74)>>.


(l) Voir Écho. Parole de vérité. Discours de vérité. Mort du verbe. Silence des mots. Reconnaissance mono-sémiotique. Captation auditive du désir. Ecriture close. Spectacle social. Conformisme. Imitation. Méditation. Groupe fusionnel. Verbiage.


(m) Lire "Réalité Représentations". Don M.A.U.S.S.". "Réseaux Nomades". "Souris Hommes".



Auteur. Hubert Houdoy. Le 17 Mai 2008.


Explorer les sites. Réseau d'Activités à Distance. A partir d'un mot. Le Forez. Roche-en-Forez.



Consulter les blogs. Connaître le monde. Géologie politique.



Nota Bene. Les mots en gras sont tous définis sur le cédérom encyclopédique.