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La réalité et ses représentations partielles


* Plan

Introduction

1. Conformisme et hiérarchie

2. Réduction et hiérarchie

3. Individuation et construction

4. Les trois ordres

5. L'ultime explication

6. La question épistémologique

7. Le retour de la pertinence

Conclusion


* Introduction

Nous amorçons une série de textes consacrés aux relations entre le réel et ses représentations. Non pas tout le réel, ni toutes ses représentations, le projet serait impossible et notre propos paradoxal. Mais la réalité apparente et les représentations qui conditionnent l'organisation du travail dans la société. Nos représentations se hiérarchisent et se construisent les unes sur les autres. Elles évoluent dans de grandes configurations que les épistémologues nomment des paradigmes. Or, la solution des problèmes de l'emploi, du travail et des marchés requièrent un nouveau paradigme. Nous indiquerons quels profonds changements nous devons faire subir à nos représentations pour les mettre en phase avec nos défis.

Ce premier document: "La réalité et ses représentations partielles" est plutôt intemporel. Il pose le problème de la représentation. Il définit le vocabulaire. Il introduit les concepts dont nous aurons besoin dans les textes suivants. Il fait un rappel des textes qui ont préparé et rendu nécessaire cette discussion.

Le second document: Des marchés et des métiers, est situé historiquement. Il décrit le monde économique et politique dont nous sortons à peine, le monde des institutions. Celui qui est apparu avec nos Etats nationaux et qui disparaît avec le marché mondial. Le monde dans lequel les Etats dominateurs puis les entreprises séductrices ont rivalisé pour atteindre la plus grande taille possible. C'est le monde de l'appartenance à des institutions différenciées, cloisonnées et jalouses de leurs territoires. Chaque institution a une organisation hiérarchique pour mieux reproduire des modèles de pensées, d'actions et de comportements.

Préparé par le cycle Robinson Crusoé, le document suivant: Des réseaux et des nomades, montre que le modèle de la pyramide interne et de la compétition externe, caractéristique de la concurrence par les économies d'échelle de production, est remplacé, concurrencé, complété par le monde du réseau. Il décloisonne en interne et fait dialoguer en externe. Le réseau fait circuler les demandes et s'élaborer les besoins. On sort de la routine. Le travailleur nomade définit lui-même les détails de l'organisation de son travail. On sort aussi du contexte de l'Etat-nation. Nomade, parce qu'il ne connaît plus ni les cloisons de l'entreprise ni les frontières de l'Etat, le (télé) travailleur veille lui-même à son employabilité, négocie sa participation à des projets, quand il ne crée pas son activité indépendante.

Le dernier texte: Des souris et des hommes, est consacré à l'écriture collective, horizontale, fractale, hypertextuelle, créatrice d'un nouveau sens. Les individus autonomes, qui émergent de la nouvelle organisation du travail, abandonnent la communication implicite par/malgré la médiation/séparation des hommes politiques (Etat-nation) et du bureau des méthodes (entreprise). Ils adoptent une communication explicite. Ils s'emparent d'internet pour communiquer entre eux. Ils produisent leur sens, au jour le jour, dans ce qu'André Bonaly appelle un processus fractal du futur. Cette écriture est aussi nouvelle pour l'individu que pour le réseau. Si l'illusion du pouvoir était au bout du fusil, un nouveau lien social est au bout de la souris. Ce quatrième document montre en quoi la rédaction hypertextuelle peut faire progresser la percolation des connaissances mobilisables et accroître la productivité de notre mode de vie.


* 1. Conformisme et hiérarchie

Jusqu'à une période récente, les institutions ont pensé à la place des individus. Les individus n'étaient pas des sujets du verbe (acteurs) mais des sujets du Roi (soumis). Rares sont ceux qui pratiquent le doute cartésien et produisent leurs propres représentations. Pour employer des termes chers à Pierre Bourdieu: nous sommes des héritiers des institutions. Les représentations nous sont transmises par des institutions qui visent leur propre reproduction. Basé sur l'amour du même, ce mécanisme de transmission nous fait profiter des acquis des anciens, pour faire face à des situations identiques. Il s'accompagne aussi d'une très grande inertie. Actuellement, la situation écologique, technologique et démographique du genre humain n'a aucun précédent historique. Elle requiert de nouveaux schémas de pensée.

Nous mettrons en évidence des principes de cloisonnement et de hiérarchie entre les institutions. Certaines sont basées sur des abstractions à prétentions universelles. D'autres reposent sur une délégation qui ressemble à une démission. D'autres encore s'adonnent à un activisme sans décentration.

La division du travail entre théoriciens, politiques et praticiens est de moins en moins compatible avec les besoins d'autonomie et de réactivité. Nous devons passer des institutions idéalement statiques à des organisations délibérément dynamiques. Basées sur l'intégration et l'appartenance, les institutions exigent le conformisme de leurs membres pour se reproduire, non seulement comme unités économiques, mais aussi comme systèmes de valeurs pratiquées. Nous leur opposerons la transitivité horizontale des réseaux. Ils sont créés par des individus différenciés combinant, en eux-mêmes, la théorie et la pratique, sous les formes renouvelées de l'identité et l'instrumentalité.

Nous insisterons sur les représentations qui sont à la base de ces fonctionnements. Même (et surtout) les représentations les plus délibérément matérialistes sont dépendantes de nos idées. En appeler à la matérialité du réel ne nous empêche pas de le construire d'abord et surtout dans notre tête. Quand nous croyons le découvrir ou le constater, sa représentation se produit dans nos esprits. Y compris la douleur provoquée par le choc contre le mur que nous n'avions pas vu. Nous pointerons l'effet de nécessité de cette réalité apparente. Elle naît et renaît pourtant dans nos idées.

Les représentations que nous nous faisons du monde conditionnent la partie du champ des possibles que nous admettons comme réel, normal ou naturel. Nous repoussons le reste dans la déviance, l'anormalité ou l'invraisemblance. Comme les hommes de la caverne, il nous arrive de prendre les ombres projetées pour la réalité (Platon). Comme les mouches, il nous arrive de chercher la sortie à travers la vitre transparente. Car il est plus simple de chercher sa clé sous le réverbère.

Pour atteindre une cohérence idéalisée, chaque institution se spécialise dans un domaine de pensée ou d'action. Elle recrute des individus qu'elle modèle en fonction de son but spécifique. C'est l'origine des métiers. Mais cette spécialisation collective s'accompagne d'un conformisme interne et d'un impérialisme externe. Toutes les institutions sont procédurières, pour standardiser, codifier, normaliser, capitaliser leurs connaissances spécifiques. D'où une inertie considérable.

Ce conformisme des cadres de pensée et ce confinement des cadres de dépendance étaient en partie inévitables hier. Ils traduisaient une pénurie de connaissances et l'absence d'esclaves mécaniques. Mais ils étaient déjà dangereux. Car ils reproduisaient cette pénurie des connaissances. Et ils imposaient une image particulière des sources de la connaissance.

Séparer la production, la transmission et l'application des connaissances n'est pas la division du travail la plus pertinente. Elle reflète une option épistémologique et une attitude politique. Réserver à un très petit groupe, dûment sélectionné, le droit de dire le vrai, la détention d'une vérité, est déjà une représentation politique de la connaissance. Pour les autres, l'acquisition du savoir est, ipso facto, une démarche d'héritage. C'est une vision linéaire et dogmatique de la connaissance: production, conservation et transmission d'une vérité. Elle instaure une distinction entre la théorie (première, universelle, pure, abstraite) et la pratique (seconde, particulière, impure, concrète). Elle induit une dégénérescence, de l'une à l'autre, que traduisent les expressions: en théorie, en pratique.

Cette vision linéaire (héritage) tourne le dos à une vision partagée et multiforme de la connaissance (réseau). Nous avons besoin d'une connaissance enracinée autant dans la pratique du dialogue que dans celle de l'expérimentation. Parce que nos représentations sont au carrefour de notre vision de la réalité extérieure et de la projection de nos fantasmes. En héritant de représentations toutes faites, nous nous interdisons de nous les approprier. Elles restent extérieures à nos propres productions imaginaires. D'où un clivage. Chacun de nous doit pratiquer un dialogue entre le coeur et la raison, le conscient et l'inconscient, l'imaginaire et la réalité, faute de quoi, les représentations nous serons à jamais extérieures et abstraites.

Nous avons besoin d'une connaissance qui ne soit pas définie comme une vérité éternelle, mais laisse une part au doute et donc au dialogue. Au lieu que les discours héritent leur cohérence les uns des autres (procédures de démonstration), ils tiennent leur utilité de leur dialogue. Au lieu que les discours héritent leur pertinence de l'expérimentation (procédures d'induction), ils construisent leur efficacité dans leur pratique même. Ce faisant, ils produisent une cohérence pratique. Cela peut remettre en cause la terminologie élaborée pour une cohérence idéalisée et cloisonnée.

Toute l'organisation hiérarchique des institutions est basée sur l'hypothèse d'une double permanence des compétences internes et des situations externes. La hiérarchie actuelle est un héritage complexe de la domination guerrière et de l'apprentissage des corporations. Elle est basée sur une perpétuation de l'autorité et une transmission des savoirs. D'une part, une intimidation qui favorise la discipline. D'autre part, une vie entière pour apprendre des techniques codifiées. Une échelle des compétences et des rémunérations que l'on gravit à l'ancienneté. Une attitude du hiérarchique à l'égard de ses subordonnés se résumant à: "Il y a 5 ans, j'occupais votre poste et je résolvais ce problème de telle manière. Faites comme je vous dis et cela marchera. Quand vous serez à ma place, vous ferez de même et vous direz la même chose". Cette transmission des connaissances est hiérarchique dans son mode d'argumentation et linéaire dans son mode de transmission. Elle vise à perpétuer des connaissances à prétention universelle et intemporelle: des savoirs.

Quand elle existe, la formalisation de ces connaissances fait l'objet d'une écriture linéaire. Un discours doit prouver sa filiation d'avec d'autres discours. Il en va de sa légitimité à être tenu. Il vise la démonstration. Il se construit sous le critère de la cohérence pure. Il est basé sur la représentation d'une vérité absolue.

Cette écriture close est un progrès par rapport au bavardage social en ce qu'elle correspond à un projet d'intelligibilité et d'opérationnalité. Elle a déjà produit de magnifiques résultats scientifiques et technologiques. Mais elle est limitée par sa recherche de certitudes fixes et universelles.

Héritée du système scolaire dans lequel des "savants" enseignent des "ignorants", l'écriture close tend à perpétuer cette relation dissymétrique. Elle démontre parce qu'elle ne peut pas dialoguer. Le rédacteur fabrique le texte et son lecteur idéal. Car le texte est définitivement clos quand commence sa lecture. Cette écriture de maître à subordonné enferme le subordonné dans une position infantile. Elle fait un piètre usage de ses capacités. Elle projette cet état de fait en un état de nature. Comme le rappelle Michel Crozier, "Le grand slogan anglo-saxon de la première moitié du vingtième siècle était le suivant: l'organisation, c'est l'art de faire de grandes choses avec des hommes médiocres. L'art nouveau sera désormais de rendre les hommes non médiocres. Le mot d'ordre sera: professionnalisez les hommes au lieu de sophistiquer structures et procédures (L'entreprise à l'écoute, p. 55)".

Aujourd'hui, la transmission d'un texte clos peut être confiée à un serveur de fichier. L'auteur peut consacrer son temps au dialogue. Par contre, l'existence préalable du texte construit protège du bavardage ou des redites inutiles.

Dans l'industrie, ces anciennes procédures de transmission et ces profils de carrières sont défavorables à la motivation individuelle, à la réactivité collective et à l'apprentissage organisationnel. Il faut apprendre sur le lieu et dans le temps du travail. Ce qui suppose la possibilité de dialoguer avec des partenaires.

La réactivité est incompatible avec une stricte séparation entre décideurs et exécutants. Cette coupure exige un tel temps de conception et un tel degré de confinement que, là où elle est utile et nécessaire, elle est remplacée par la conception pour l'informatisation et l'automatisation. C'est pourquoi il faut prendre en compte la différence fondamentale entre les informations objectivables et les connaissances subjectivables.

Au lieu de normaliser les individus (l'habit fait le moine; le petit livre rouge fait le garde de la même couleur), il faut normaliser les bases d'informations: leurs données et leurs programmes. C'est le but des objets (instance) et des classes. Il faut mettre les données en réseaux. Il faut transformer les programmes en agents coopératifs capables de dialoguer avec les individus et leurs connaissances. Car il ne sera plus possible de produire des compétences humaines standard pendant 20 à 30 ans, pour les utiliser, tel quel, pendant 30 à 40 ans avant de les mettre à la retraite pour 20 à 30 nouvelles années. Nous devons tirer toutes les conséquences pratiques du principe, maintes fois proclamé, de la formation continue. Nos institutions se comportent encore comme s'il n'en était rien. Surtout, elles nous empêchent d'utiliser nombre de compétences acquises. Elles ne reconnaissent pas leur usage dans tel ou tel conformisme institutionnel, un peu trop rapidement baptisé culture d'entreprise.

Cette erreur est grave. Elle nous amène à confondre le réalisme avec, le volontarisme d'abord, le fatalisme ensuite, en cas d'échecs renouvelés. En procédant ainsi, nous ne respectons pas les contraintes de la réalité. Nous nous imposons des axiomes non justifiés et non nécessaires, puisqu'ils n'existent que pour autonomiser les disciplines scientifiques et cloisonner les métiers. Or le réel, qui nous impose les seules vraies contraintes, ne connaît pas ce type de cloisons. Nous finissons par prendre pour des contraintes de la réalité des hypothèses simplificatrices et réductrices. Des hypothèses que nos représentations, et elles seules, trop spécialisées, trop cloisonnées, imposent à nos raisonnements. Beaucoup de prétendues lois économiques n'ont pas d'autre source que la volonté de cette discipline de se différencier des autres sciences sociales. La division du travail n'est pas étrangère à notre vision du monde. Il n'y a pas qu'en micro-physique que l'observateur intervient dans l'expérience.


* 2. Réduction et hiérarchie

La réduction est une simplification et une homogénéisation. Réduire la matière à des atomes est une simplification. Elle s'accompagne d'une homogénéisation. Tous les atomes d'une catégorie (fer, souffre) sont supposés identiques entre eux. Cette homogénéisation est une forme d'abstraction. On abstrait justement (on compte pour nulles et non avenues) les différences éventuelles. Cette hypothèse est licite pourvu que son auteur n'oublie pas qu'elle est un axiome non démontré. Cette pensée du même évince toute pensée de la diversité. Elle permet de remplacer des milliards d'atomes par un barycentre et un vecteur force appliqué en ce point. La diversité éventuelle des atomes (recherches actuelles sur la non séparabilité) est niée, exclue. La collection des atomes concrets est remplacée par un point abstrait et une force abstraite.

Un axiome n'est pas démontrable et n'a pas à être démontré. Il s'impose aux discours ultérieurs de la discipline scientifique considérée. C'est la cohérence idéalisée. Mais il ne peut être invoqué pour exclure d'autres discours. D'où la multiplication des disciplines cloisonnées. D'où le mouvement de multiplication des institutions et de séparation des pouvoirs, caractéristiques de la république et de la démocratie. Ce progrès politique est indéniable. La cohérence idéalisée des discours a permis le libre arbitre, la liberté d'opinion et les droits de l'homme. Mais la cohérence n'est qu'une composante de la scientificité. Le réel ne connaît pas l'équivalent de ces cloisonnements. Nous ne devons pas perdre de vue la pertinence. Or les cloisonnements disciplinaires et leurs cohérences partielles nous en éloignent. Chaque discipline est obsédée par sa cohérence idéalisée. Un jour ou l'autre, une approche pluridisciplinaire renvoie chacune au choix de ses axiomes fondateurs. Marier les points de vue peut imposer de nouveaux systèmes d'axiomes. C'est la cohérence pratique.

Il y a un lien entre la réduction de la réalité et la structure hiérarchique de nos institutions. Car cette réduction par abstraction faisait de chaque individu un atome conforme et indifférencié. Le sens n'appartenait pas à l'individu mais à une totalité. Le sens était déterminé par la reproduction, si possible éternelle, de l'institution.

L'individu héritait du prestige d'une fonction. Il agissait par délégation ou par procuration. C'était l'habit qui faisait le moine. Car tous les moines avaient une fonction sociale identique dans l'institution monastique. Dans la théorie et dans la pratique, l'abstraction finit par faire disparaître les individus concrets, différenciés et interdépendants (chaos dynamique) pour ne traiter que des fonctions abstraites, isolables et indépendantes (structures statiques). Tout en prétendant s'en approcher, on produit alors une image exactement inverse de la réalité.

Dans les sociétés antiques, le seul projet était, de fait, celui de la reproduction de la société. Dans les sociétés modernes, avec la multiplication des institutions, les projets étaient ceux de la reproduction de chaque institution. Cette diversité est un progrès. Mais dans chaque institution, le changement n'était pas admis, encore moins souhaité. Il se limitait donc à l'adaptation. Le modèle de l'artefact est à la base de nos institutions. Il conditionne notre vision absolue de la cohérence.

Dans les sociétés anciennes, cette réduction était utile autant à la théorisation des grands prêtres qu'à la domination des puissances temporelles. Ainsi se construisait une culture collective faite de rôles et d'attentes de rôles. L'unité sociale était le principe premier. Le seul sujet était l'ethnie. Dans les sociétés modernes, la sociologie oubliait volontiers que les individus produisent les représentations et les institutions. Elle posait d'abord la société (holisme) et les institutions (loi de reproduction automatique de la société). Sur cette base idéaliste, la sociologie définissait les individus et les groupes par leurs relations sociales dans une totalité. Cette totalité n'était pas définie comme une collection de sujets différenciés. Elle était considérée, imaginairement, comme un sujet unique.

L'atomisme réducteur et le holisme syncrétique sont deux simplifications opposées. L'une est à la base de l'économie: individualisme méthodologique. L'autre est le postulat de la sociologie classique. Mais aucune d'elles ne peut produire d'explication réaliste sans supposer, implicitement, à un moment ou à un autre, la réalisation de l'hypothèse contraire. Sous la dénomination de loi de reproduction automatique de la société, nous pensons avoir montré que, bien que jamais formulée, les théories classique, marxiste et même keynésienne de la valeur ou des prix supposent toujours une force poussant la société à se reproduire. Cette force est nécessaire à la démonstration et à la clôture du discours. Chacune des deux hypothèses épistémologiques fait des emprunts à sa concurrente et montre, ainsi, que son pari simplificateur est intenable. Or la synthèse des deux écoles passe par leur désaveu commun.

Aujourd'hui, les mouvements culturels refusent l'identité sociale octroyée par le système. Ils refusent l'identité statique octroyée par l'appartenance à l'ethnie. Ils affirment l'identité personnelle, non pas initiale, mais construite par l'acteur. L'utilitarisme de Bentham projetait de libérer le versant économique du sujet. Il a réussi. Puisque les forces économiques poussent chacun à l'initiative, la société moderne se caractérise par le remplacement des institutions par les acteurs.

Aujourd'hui, le conflit culturel désigne la lutte du Sujet pour se dégager à la fois du marché et des communautés. Ce conflit caractérise notre nouvelle modernité. Celle de jadis (haute modernité) désignait le conflit politique contre l'arbitraire du roi. La moyenne modernité vivait le conflit économique contre la domination du capital. Notre époque est celle de l'individuation pour échapper aux doubles contraintes des institutions. Perturbées par un changement permanent, elles ne libèrent plus les personnes par le jeu entre elles. Elles écartèlent l'individu. C'est ce que Touraine nomme la destruction du Moi.

Les mouvements sociétaux contemporains contestent l'uniformité, l'amour du même. Paradoxalement, ils réalisent l'universalité des abstractions de la société. Les mouvements historiques utilisaient massivement ces abstractions contre l'adversaire: le progrès ouvrier contre le progrès bourgeois, la foi protestante contre la foi catholique, le pouvoir populaire contre le pouvoir royal. Après l'autorité (dogmatisme), l'uniformité (totalitarisme) s'est imposée comme critère de la vérité. Mais les mouvements historiques ont provoqué une multiplication des institutions. D'où la réduction de leur cohérence idéalisée. D'où le jeu des représentations collectives. Il ne s'agit plus de construire des mouvements homogènes, fusionnels, de masse (Moscou, Nuremberg, Pékin, Hanoi, Phnom-Penh). Il s'agit, pour chaque individu, de construire son identité personnelle, son identité dynamique, dans ses composantes instrumentale et culturelle, marchande et signifiante. Il faut s'approprier les représentations héritées des institutions.


* 3. Individuation et construction

Plus nos activités productives exercent d'influence sur notre environnement, moins nous pouvons espérer la stabilité (largement imaginaire) des sociétés primitives ou traditionnelles. Nous sommes entrés dans la complexité et le changement permanent.

Les institutions dispenseront de moins en moins les individus d'assumer eux-mêmes les contraintes contradictoires de l'existence: se battre pour vivre, avec la certitude de mourir, et vivre en conséquence. Après nous avoir proposé des habits d'emprunts, les institutions, perturbées par le mouvement qui leur échappe, nous laissent seuls devant la question du sens. Plus qu'un principe universel, réducteur, toujours coupable de domination et d'exclusion, la conscience de soi est un défi que l'individu doit relever. Tandis que la société nous était présentée comme une totalité intégratrice, l'individu contemporain l'éprouve comme un paradoxe. Car ce n'est pas elle qui donne le lien social à l'individu. C'est à lui de le créer. Son travail d'individuation est aussi la construction d'un lien social, d'un réseau de liens affectifs et sociaux. C'est pourquoi la sempiternelle lamentation sur l'individualisme, confondu avec l'égoïsme, est du temps perdu. C'est l'atome conforme à sa fonction de classe et soumis à la tradition qui est égoïste. L'appartenance était donnée à la naissance et imposée par l'autorité. La participation est choisie volontairement et construite par les acteurs.

Certes, le principe d'universalité n'est pas condamnable. Nul ne peut prétendre à la liberté sans l'admettre pour tous les autres. Mais seul le principe universel de liberté est abstrait. Seule l'abstraction de la liberté est universelle. La liberté concrète est particulière. Ma liberté réelle est faite des nombreux détails concrets où elle rencontre celles des autres. Les libertés concrètes ne peuvent se distribuer comme des bénédictions, des indulgences ou le corps du Christ. Même si elle est proclamée, la liberté n'est pas octroyée par la Constitution. Elle est construite au quotidien par chacun de nous. Elle ne va pas sans prise de responsabilité. C'est donc son universalité qui est proclamée collectivement. Sa réalité est décidée individuellement et construite localement. L'abstraction est nécessaire, elle n'est pas suffisante.

Contrairement aux communautés et aux États, l'individu qui se construit comme acteur est au carrefour des abstractions nécessaires et des pratiques personnelles. Lui seul peut concilier la théorie et la pratique. Lui seul peut exister en théorie et en pratique. Ce qui implique que la théorie ne peut se faire sans lui et dans le seul monde des abstractions. C'est pourquoi nous devons interroger la hiérarchie d'abstraction des représentations. Elle est à la base des institutions et de la société rationnelle.

"Il faut détruire une représentation de la société et de l'histoire qui place au-dessus de tout l'idée d'une société rationnelle, animée par des êtres raisonnables et libérée d'une diversité culturelle liée à la persistance des traditions, des croyances et des formes d'organisation locales et particulières. Et il faut la remplacer par l'idée de la multiplicité des voies et des modes de changement, qui, tous, consistent à mobiliser le passé pour inventer un avenir, à faire du neuf avec du vieux, et par conséquent à associer la référence à une rationalité devenue instrumentale avec la reconnaissance d'acteurs définis aussi par une identité et un héritage individuels ou collectifs (Touraine, p. 49)".

La multiplication des institutions a fait régresser le syncrétisme des communautés sauvages et la dictature des empires barbares. Elle a fait de nous des civilisés. Les institutions sont des corps intermédiaires. Mais si les institutions classiques sont des médiations entre l'Etat et les individus, c'est encore pour tenter d'homogénéiser les individus. Elles veulent donner chair aux principes universels. D'où leur conformisme. Or les principes universels sont des abstractions qui, comme telles, ne s'incorporeront jamais nulle part. Seul chaque individu, qui a déja un corps (biosphère), peut donner une réalité concrète aux abstractions (noosphère) en se les appropriant. Mais pour cela, il doit certes les assimiler, mais aussi les accommoder. "L'intelligence est équilibre entre l'assimilation et l'accommodation (J. Piaget, p. 46)". Encore faut-il que les principes universels ne soient pas de pures mystifications. L'universalité des principes n'existe pas dans l'uniformité et l'unanimité, mais dans le dialogue voire le débat social et dans l'infinie diversité des individus.

Le problème n'est pas si différent d'un autre défi contemporain: celui de la variété dans les produits industriels. Ce n'est jamais une forme fonctionnelle abstraite qui s'incorpore dans la matière. "Et verbum caro factus est". Et le verbe se fait chair. Un raisonnement de conception (abstraction) ne se transformera jamais en une pièce (matérielle). C'est un bloc de matière qui est usiné ou moulé pour donner une forme technologique réalisant matériellement une forme fonctionnelle abstraite. Les caractéristiques de la matière et celles de l'outil font que les formes technologiques sont les seules à se matérialiser. Du fait de la multitude des détails concrets de la production. Les formes fonctionnelles ne sont que des abstractions provisoires. Elles n'iront jamais plus loin que la réalité virtuelle des modèles de conception assistée par ordinateur. Et même là, elles sont soumises aux contraintes de la numérisation, du stockage en mémoire et de la finesse de résolution. Pour fluide qu'il est, le monde virtuel des ordinateurs connaît les contraintes de la technologie. Il en va de même pour les individus concrets et différenciés, la chair, sans lesquels, le verbe, les abstractions universelles, ne seraient que des mots.

Dans l'entreprise, les concepteurs du produit et les concepteurs du process confinent les conditions de la production industrielle du produit. La matière est transformée selon les prévisions du modèle. A l'opposé dans la société de basse modernité, l'individu doit se concevoir (dimension culturelle) et se construire (dimension instrumentale) lui-même. Faute de quoi nous reproduisons le totalitarisme.


* 4. Les trois ordres

Venons-en à la hiérarchie des représentations. Tant que nos sociétés humaines jouaient un rôle marginal dans la nature, elles étaient surtout organisées par et pour leurs représentations. Et les enjeux de pouvoir n'étaient pas minces. L'histoire est peut-être celle de la lutte des classes. Elle est sûrement celle de la cohérence des discours critiques contre le totalitarisme de la domination. Même la domination violente doit se justifier pour durer, pour survivre à son fondateur. D'où le rôle crucial du discours dans la distribution du pouvoir dans la société. La contradiction entre la domination guerrière ou politique et ses justifications religieuse, idéologique ou "scientifique" (l'URSS se réclamait du socialisme scientifique) est plus importante que Marx ne l'aurait supposé. Ah, la superstructure!

Jusqu'à une époque récente, ce jeu entre les pouvoirs et leurs justifications n'a pas réussi à faire exploser le cadre idéologique dans lequel il se déroulait. C'est ainsi que Georges Dumézil a pu montrer la permanence de l'idéologie tripartite depuis nos lointains ancêtres indo-européens.

L'idéologie tripartite est un discours clos. Elle structure nos représentations du monde en trois ordres: le sacré, le guerrier et la fécondité. Cette idéologie, dont la source remonte à la structure des langues et des institutions indo-européennes, n'est pas sans lien avec la fréquente structuration des sociétés en trois ordres voire trois castes: Prêtres, Guerriers, Laboureurs ou Clergé, Noblesse, Tiers-Etat voire Science, Politique, Industrie. Mais l'effet sur les discours se manifeste quelle que soit l'organisation politique précise.

Nous parlons d'un discours clos, car ses enjeux et son argumentation se situent à l'intérieur de la société. Il pose justement l'ethnie ou la société comme une totalité. Il en fait le sujet d'une culture. Cette idéologie marque bien l'avènement de l'histoire ou la fin de la préhistoire. En se posant comme sujet de la culture, la société fait sortir le genre humain de l'état de nature qu'il partageait avec ses cousins, les primates supérieurs. Au commencement était le verbe, collectif.

Dans sa composante mythique, ce discours clos positionne l'ethnie dans l'univers. Dans sa composante politique, il positionne les ordres dans la société. L'idéologie tripartite pose et justifie la division de la société en ordres. Le premier discours est donc relatif au sacré. Il explique l'existence du monde et celle de la société. Ce premier discours est tenu par les prêtres. C'est lui qui positionne les ordres du discours et ceux de la société. Ce discours inaugural, dont procèdent les autres, ne s'appuie sur aucun autre. C'est un discours fondateur. C'est un discours clos, auto-affirmatif. "Je dis le vrai parce que je suis la vérité et la vie". Cette clôture est nécessaire puisque le discours des prêtres légitime la domination des guerriers. Il la présente comme la direction d'une action finalisée.

Le discours des prêtres, jadis; des savants, des scientifiques ou des intellectuels, aujourd'hui; recherche une clôture, une complétude interne, une auto-suffisance. Il la trouve en lui-même (argument d'autorité). Il la cherche dans une révélation divine (argument théologique). Il la fonde dans l'obscurité (oracle sibyllin, ésotérisme, jargon, latin de Diafoirus, anglais de l'informaticien). Il la justifie dans la technicité (mathématiques, instrumentation techno-scientifique).

Le discours inaugural des prêtres légitime la direction des guerriers et finalise l'action des producteurs:

Nous assistons donc à une hiérarchie linéaire des discours. Le sacré puis le guerrier puis le productif. Car le discours sacré est tenu de donner l'explication ultime de la société. Il définit donc, dans le même mouvement, la société et sa réalité apparente, le réel qu'elle projette. Le discours sacré est à la société ce que le premier mot est à l'enfant. Discours initial, il le pose dans l'univers, oriente sa personnalité, inaugure sa réalité particulière. Tous les autres discours découlent de ce discours fondateur. Jusqu'au jour où, adulte, il faut composer avec d'autres discours. L'individu expérimente alors qu'il n'est pas seul. Les peuples et les nations découvriront peut-être un jour qu'ils partagent une petite planète.


* 5. L'ultime explication

Dans le passé de nos sociétés, la question du sens ne se posait guère pour les actions concrètes ni pour les décisions individuelles. Ou bien, elle manifestait le conflit de deux lois institutionnelles (Iphigénie à Aulis, Euripide, 405 avant JC). La liberté et la responsabilité individuelles étaient fonction du jeu que laissaient, entre elles, les institutions. Dans le totalitarisme et la dictature, il n'y a pas de jeu entre les institutions (Kafka, "Le Procès"). Dans l'anarchie, il n'y a plus d'institutions ni de sens.

La question du sens était une question collective. Elle opposait les peuples, leurs destins ou leurs religions. Au fur et à mesure que les institutions se multipliaient dans chaque société, la question du sens opposait des groupes sociaux, des classes et leurs intérêts. La responsabilité individuelle était secondaire par rapport à l'ultime explication de la société et de sa permanence.

L'ultime explication relève du discours fondateur. Expliquer le monde alentour et la position de la société est le rôle du discours sacré et de ses formes successives: la religion, la philosophie voire la science.

Qu'il s'agisse de l'origine (D'où venons-nous?), de la connaissance (Que pouvons-nous connaître?), ou de l'action (Que pouvons-nous faire?) la réponse la plus fréquente de la religion et, parfois, de la philosophie, semble se trouver dans une extériorité qui transcende, qui dépasse et explique le réel. Un double du réel. Mais, dans la question de la transcendance, ce n'est pas vraiment la réalité qui est en jeu. Elle existe, inchangée, avec ou sans, avant ou après ce discours.

L'enjeu de ce discours de la transcendance, du double du réel, est la définition de la société. Le vrai thème de ce discours est la naissance de la société. Le sujet de ce discours est la société comme totalité. La question de la réalité peut attendre.

La société, posée comme totalité première, est l'ultime explication. La question de l'origine est seconde. Mais sa réponse est première dans l'argumentation. Ce dont il s'agit, c'est d'organiser la société en produisant ses représentations. Il s'agit d'introniser les représentants, la personnification, de la société. Il s'agit de naturaliser son organisation et la division du travail en son sein. Et si, de nos jours, l'homme de la rue semble se passer si facilement de religion et de philosophie, c'est parce qu'il répète, à tout bout de champ: "c'est la société qui veut ci, c'est la société qui fait ça". Que demander de plus, quand la clôture du discours fonctionne si bien?

D'où les trois questions classiques:

Dans la démonstration, les réponses se suivent dans l'ordre logique suivant:

Mais, s'agissant des enjeux du discours et des représentations qu'il produit, l'ordre des question est l'ordre inverse:

Le seconde et la troisième questions fourbissent les arguments pour la réponse à la première. Ainsi, dans le discours de la transcendance, comme le projet de Dieu précède, explique et justifie la création, la théorie précéderait nécessairement toute pratique.

La transcendance n'est pas ontologique. Elle est produite par/pour la hiérarchie des discours. Et les premiers discours sacrés, protohistoriques, sont contemporains des premiers écrits (Sumer, 3300 avant JC), des premiers états dynastiques (monarchie pharaonique, 3200 avant JC), des premiers affrontements entre cités-états (sumériens et sémites vers 2900 avant JC), des premiers ports (Phéniciens à Tyr, 2750 avant JC), des premiers codes (Hammourabi, vers 1792 avant JC), des premiers textes de médecine et de pharmacologie (papyrus Ebers, 1500 avant JC). Ils inaugurent l'histoire.

Les valeurs, qui orientent l'action, seraient transcendantes. C'est ce que prétendent les discours fondateurs. A n'en pas douter, elles dépassent les travailleurs, puisqu'elles leurs sont imposées par les dirigeants et justifiées par les discours sacrés. Cela ne veut pas dire qu'elles dépassent la société. En fait, elles sont produites dans la société. Elles lui sont immanentes.

La transcendance est un argument des discours fondateurs, car ils fondent ou restaurent les dynasties. Les rivalités guerrières et les discours d'intronisations inaugurent l'histoire. Celle-ci commence par la religion (Rigveda en sanskrit védique, 1500 avant JC; rédaction des premiers livres bibliques, 900 avant JC). Elle se poursuit avec les récits épiques (L'Illiade et l'Odyssée, 850 avant JC). Puis vient la philosophie (Thalès de Millet, né en 625 avant JC; le siècle de Périclès commence, à Athènes, en 443 avant JC).


* 6. La question épistémologique

L'idéalisme et la transcendance ont inauguré la religion et la philosophie en justifiant la domination dynastique et en posant la société comme une totalité. La hiérarchie des discours est isomorphe à la hiérarchie des trois ordres sociaux. Elle accompagne la domination. Depuis les débuts de l'histoire, la complémentarité contradictoire des puissances spirituelles et temporelles a modelé les formes de la domination et de sa justification transcendentale. Mais ce débat idéaliste se situe au sein des ordres dominants. C'est un débat de cours qui accompagne les révolutions de palais. Il concerne d'abord le discours sur la société. L'explication de l'univers n'est qu'un argument dans cette justification. Dans ce débat, les prêtres mettent en avant leur capacité à connaître. Ils la marchande auprès des guerriers en quête de légitimation.

Voyez comment, à l'approche de l'An Mille, Adalbéron, archevêque de Reims, accusé de trahison par le jeune Louis V, se trouve, avec la mort accidentelle de celui-ci à Compiègne, en position d'influencer la succession. Quelques temps plus tard, à Senlis, en 987, il obtient l'élection de Hugues Capet contre les prétentions du Carolingien Charles de Lorraine. Face aux menaces sarrasines au sud de ses états, l'argument de la stabilité dynastique permit à Hugues Capet d'obtenir le sacre de son fils Robert, contre les calculs impériaux d'Adalbéron.

Le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel doivent composer l'un avec l'autre. C'est ainsi que s'élabore un système de représentations qui tient lieu de réalité. Ce sont les enjeux de pouvoir qui imposent la légitimité de ce discours. La position initiale du problème de la société et de l'univers s'impose alors à ses contradicteurs. Devant un discours fondateur, il n'est pas possible de poser un autre discours fondateur sans prendre, ipso facto, le pouvoir.

En voulant opposer l'immanence à la transcendance, l'explication matérialiste traditionnelle ne peut sortir de représentations réductrices. En fait, il faudrait changer le problème. Le poser autrement. Renoncer explicitement à la question initiale du pouvoir. Ce n'est donc pas d'un parti politique que l'on peut attendre un tel changement. Et pour cela, il faut passer de la division du travail dans la société à la production de la société par les sujets individuels.

Il faudrait reconnaître l'existence des individus, de leur responsabilité et de leur liberté. Mais c'est justement ce que ne peut admettre celui qui veut poser, imposer, un ordre nouveau. Faute d'opérer ce changement, le matérialisme ne peut que retourner l'idéalisme. Bien que différent du matérialisme "vulgaire", le matérialisme historique de Marx n'échappe pas au problème. Parce qu'il cherche aussi à se justifier, parce qu'il propose une explication totale du monde, de l'alpha du communisme initial à l'oméga du communisme final, il se contente de remettre la dialectique hégélienne sur ses pieds.

Or le réel n'a pas à être justifié. Il existe. Il est inutile de fonder le réel. Il est. Être est sa caractéristique première. L'individu comme sujet du verbe et de l'agir n'a pas à être démontré. Il est une évidence première. Certes, elle doit être pesée, critiquée, précisée, relativisée, mais pas démontrée ni justifiée. Au contraire, c'est la société comme totalité (imaginaire) qui a bien besoin d'être posée. C'est la domination et la division politique du travail qui ont besoin d'être justifiées. D'où l'ordre séquentiel, linéaire, des discours: sacré, guerrier, productif.

En voulant inverser le cours des discours, en voulant expliquer la superstructure idéelle par l'infrastructure matérielle, Karl Marx se laisse piéger par la question du pouvoir. Politiquement, il fournira l'idéologie adéquate pour des obsédés du pouvoir comme Lénine, Staline, Mao, Pol Pot. Mais, sur le plan épistémologique, c'était sous-estimer le problème des représentations et celui de la transcendance. Il y a une transcendance qui n'est pas nécessaire. Marx l'a bien vu. C'est celle qui consiste à expliquer le réel (immanent) par un créateur transcendant (Dieu). Expliquer le mystère d'une existence (pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?) par une création redouble le mystère sans le résoudre. Le principe d'économie ou de simplicité peut s'appliquer. La question de Dieu est insoluble. Elle est évitable pour qui se contente de constater l'existence du monde. Par contre, si le réel existe, il n'est pas directement connaissable.

La réalité est trop complexe pour être modélisée dans un seul cerveau. D'où une transcendance très réelle, inévitable. Le réel existe. Nous ne l'approchons que par des représentations que nous produisons dans nos cerveaux. Le cerveau de chacun de nous est incapable de modéliser l'intégralité du réel. Chaque cerveau est déjà incapable de se modéliser lui-même. Tout en étant immanent à lui-même, le réel transcende nos représentations. Or, nous agissons dans le réel. C'est là que se développent les conséquences de nos actes. Mais nous agissons en fonction de nos décisions. Et nous décidons en fonction de nos représentations. Autrement dit, nous pensons et décidons dans notre réalité apparente mais le réel nous renvoie les conséquences de nos actes. Situées dans la réalité, les conséquences dépassent, transcendent, nos prévisions. Il y a donc un jeu, nécessaire, inévitable, de la transcendance et de l'immanence. Il n'a rien à voir avec la question, politique, du pouvoir ni avec la question, épistémologique, des origines. Il ne s'agit pas de choisir entre la transcendance (idéalisme) et l'immanence (matérialisme) mais de les utiliser à bon escient. Il faut dépasser leur dialectique dangereuse par la trialectique.

La forme linéaire de la légitimation des discours (sacré, guerrier, productif) est responsable de l'opposition entre la transcendance et l'immanence. On peut lui attribuer le divorce de la physique et de la métaphysique. Prises dans une organisation dominatrice de la société et une justification religieuse de celle-ci, la physique puis la science se trouvent enfermées dans un débat politique où les mots sont déjà surdéterminés. On ne jette pas facilement les anciennes explications. Les adversaires vous somment de les remplacer. Les spectateurs veulent être rassurés. C'est pourquoi l'idéologie tripartite est si tenace. A défaut de la contourner, il a fallu mettre du jeu dans ses rouages.

La multiplication des discours scientifiques spécialisés et la diversification des institutions ont marqué une longue période de transition. Chaque discipline cherchait à s'autonomiser de la religion initiale ou de la philosophie englobante. Définir son objet et sa méthode est un moyen de poser un nouveau discours: fondateur, certes, mais modeste et partiel. La question initiale n'est plus abordée de front. Le "D'où venons-nous?" est esquivé avec un salutaire ou prudent scepticisme. La critique se concentre sur la question suivante: "Que pouvons-nous connaître?".

Au lieu de rechercher une explication ultime dans une extériorité, un bien inutile double du réel, il est possible d'admettre nos limitations individuelles. Cela ne nous empêche pas de mettre nos connaissances en commun. Non pas par la fusion de nos cerveaux dans les grand-messes totalitaires (Nuremberg, Moscou, Pékin, Téhéran). Mais par la formalisation, l'informatisation et la distribution des informations. C'est ce que permet, depuis peu, le World Wide Web. C'est ce que faciliteront les outils qui s'y élaborent. C'est ce que développera le dialogue entre sites. Mais, pour l'instant, plus nos disciplines scientifiques se veulent autonomes et cloisonnées, plus elles laissent échapper le sens, qu'une métaphysique s'empresse de combler.


* 7. Le retour de la pertinence

Le conflit entre la transcendance et l'immanence traduit une priorité de la cohérence. Le primat de la cohérence sur la pertinence provient de l'obsession du pouvoir au sein de la société.

Avec les sociétés modernes, les Etats centralisateurs ont du composer avec l'influence croissante et décentralisatrice des relations marchandes. Les discours justificateurs ne suffisent plus si le pouvoir politique laisser filer les flux financiers. Les entreprises productrices ont joué un rôle grandissant dans l'organisation de la société. Dans un document récent, Frederik Mispelblom Beyer tente de montrer "que les entreprises sont peut-être elles-mêmes des instances qui exercent des fonctions étatiques". Il est certain qu'avec la Technostructure, dans un passé récent, elles ont essayé. Aujourd'hui, "la question du chômage concerne très directement la souveraineté, et menace le pouvoir des gouvernements, car aucun d'entre eux n'a encore réussi à imposer aux entreprises d'embaucher, alors que les effets des licenciements menacent directement la cohésion nationale, par exemple par l'intermédiaire de la montée d'un parti comme le Front National (Frederik Mispelblom Beyer, p. 55)".

Après les Etats, les entreprises politiques sont caractérisées par "l'éclatement des unités antérieures, la mise à mal de leur caractère homogène et unifié. Les directions sont divisées quant aux stratégies à suivre...(Frederik Mispelblom Beyer, p. 56)". Les syndicats ne sont pas mieux lotis. "Car les transformations en train de s'opérer mettent finalement en cause le terrain des revendications économiques sur lequel les organisations ont été bâties. La mise à nue des dimensions idéologiques et politiques des entreprises transforme de fond en comble les significations individuelles du travail, car cela rapproche la sphère de la production de celle de la consommation, le travail du hors-travail, l'économie du reste de la société (Frederik Mispelblom Beyer, p. 57)".

Nous avons montré que les intérêts des salariés ne sont pas ceux des chômeurs. D'où le discours ambiguë des syndicats. Depuis, le mouvement des chômeurs accentue la contradiction intersyndicale. Certains tentent de récupérer le mouvement en feignant de croire que les 35 heures puissent profiter aux chômeurs. Mais ce n'est pas l'objet de ce document. Qu'il nous suffise de rappeler que le chômage et l'exclusion prennent à contre-pied le discours sacré sur l'unité et la totalité de la société. C'est pourquoi les gouvernement et les "entreprises jouent leur légitimité face à l'emploi (Dominique Thierry)". Jamais notre système de la représentation n'a été aussi fragile. Notre représentation politique est en crise. Il ne s'agit pas seulement des "affaires". C'est une crise profonde des discours fondateurs. Ce n'est pas Le Pen qui crée le problème, mais il en use et en abuse.

Cette crise de la représentation est celle de la transcendance et celle de la clôture. Sur le plan de la transcendance et de l'ésotérisme, la religion, la philosophie et la science doivent faire face à la surenchère des mouvements charismatiques et des sectes. Sur le plan de la clôture, il n'y a pas de solution du côté du discours. Après s'être glissée dans les vêtements de ses ancêtres, la science va devoir justifier son propre projet. Elle va devoir se démarquer des ambiguïtés inaugurales des religions et des philosophies (chercher la réalité ou justifier la domination?). C'est la fin du discours clos. La remise en cause de la société comme totalité. L'acceptation du chaos structurant des micro-décisions, de l'inévitable responsabilité de l'individu.

La clôture du sens ne peut se faire dans le discours seul. Alors que la domination et la religion peuvent faire bon ménage entre elles, la science est un projet qui ne peut se fonder lui-même. Il doit se justifier par un projet beaucoup plus pratique qui ne peut être que la survie et le développement de l'humanité. On peut alors réconcilier les questions du "pourquoi" de l'existence et celle du "pour quoi" de l'action. Le projet de recherche scientifique est beaucoup trop dépendant des crédits publics et des orientations guerrières de l'Etat. Les chercheurs américains qui ne voulaient pas soutenir d'une manière ou d'une autre les recherches militaires en ont fait l'expérience. Gregory Bateson a du abandonner ses recherches sur les dauphins pour ne pas cautionner l'usage destructeur qu'envisageait la marine américaine. Inversement. La réduction générale des crédits du CNRS et le succès renouvelé du Téléthon symbolisent, d'un côté, la crise de l'Etat et, de l'autre, une participation solidaire de la nation. Le citoyen de base veut dire son mot sur les programmes prioritaires. Il veut affecter lui-même une part de son pouvoir d'achat. Il choisit d'abord de répondre à la question: "Que pouvons-nous faire?".

Aujourd'hui, si nous pouvons prendre une distance à l'égard du discours sacré, c'est parce que le débat change de domaine. La question de la Nature prime sur le fondement de la Culture. La société est toujours un champ clos. Nous n'avons pas atteint la fin de l'histoire. Mais un défi, venu d'ailleurs, se fait de plus en plus pressant. On peut dater cette distance, ce retour de la culture à la nature, avec le livre d'Edgar Morin: "Le paradigme perdu, la nature humaine". L'efficacité de nos actions cumulées sur l'environnement naturel est telle que la cohérence de nos discours doit composer, plus qu'avant, avec la pertinence de nos représentations. Nos débats idéologiques sont trop lents. Nos actions doivent se concerter plus rapidement. Nous devons passer d'une cohérence idéalisée à une cohérence pratique, beaucoup plus soucieuse de l'action et de sa pertinence quotidienne.

La troisième question: "Que pouvons-nous faire?" devient beaucoup plus importante depuis le Club de Rome, la Conférence de Rio et l'officialisation récente du risque de réchauffement de la planète. Nous avons vu qu'elle divise les états-majors des grandes entreprises. Le chômage et l'exclusion remettent en cause leur pouvoir de séduction.

Nous devons comprendre qu'avec nos micro-décisions nous sommes les véritables sujets de l'économie moderne. Ce sont elles qui se cachent derrière la prétendue dictature des marchés. Que seraient les mouvements spéculatifs sans l'habitude de chacun de travailler avec l'argent des autres? Ils s'alimentent dans nos habitudes de chercher des capitaux pour dépasser le concurrent, de recourir au crédit industriel, au crédit à la consommation, à l'augmentation de la dette publique. Que seraient les capitaux flottants sans dévaluation compétitive ni délocalisation tactique?

La pertinence se juge sur le terrain. Mais elle suppose une connaissance des discours. Être sur le terrain et connaître les discours sont des conditions et des compétences rarement réunies dans le passé. Pourtant, l'augmentation des connaissances et la banalisation des études rendent cette situation moins exceptionnelle. Le développement de l'économie immatérielle transforme considérablement cet aspect de la division du travail dans la société. Le travail matériel sera de plus en plus automatisé et informatisé. Le travail immatériel sera de plus en plus important. Les travailleurs de la connaissance renversent la pyramide des prêtres et des laboureurs autour de l'axe des guerriers-dirigeants.


* Conclusion

L'économie capitaliste n'est pas intemporelle. Elle est apparue dans des monarchies européennes où le discours sacré était fortement contesté par le protestantisme et la question du libre arbitre. Ce sont de tels pèlerins qui ont fondé les colonies puis les Etats-Unis d'Amérique. L'économie de marché n'a pas créé la société dans laquelle elle s'est développée. Elle a plutôt tendance à saper ses bases idéologiques. Elle a transformé les représentations et les institutions de la société hiérarchique et étatique préalable. Comme le rappelle Dominique Schnapper, "La société moderne est fondée sur la double valeur de l'individu-citoyen et du producteur. Elle est symboliquement née en 1776, date de la parution des "Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations" d'Adam Smith (qui met l'activité des hommes au centre de la vie sociale), et date de l'indépendance des Etats-Unis, c'est-à-dire de la naissance de la première grande démocratie moderne (Contre la fin du travail, p. 14)".

Dans un monde d'institutions tournées vers la connaissance des causes finales, le développement des organisations productives a fortement dévalorisé les mythes fondateurs, mais, curieusement, en restaurant un Etat-providence. Le déploiement grandissant de la technologie tend à mettre la science au centre des représentations. Jusqu'à présent elle a accepté de se glisser dans les draps chauds de la religion et de la philosophie. Avec le Big-Bang, elle se préoccupe toujours de la question des origines. Mais, aujourd'hui, elle est sommée de répondre à de graves questions sur l'avenir de notre planète. Pour les raisons que nous avons développées et par des chemins que nous allons montrer, les questions du réel et de la société tendent à s'inverser et se déplacer. C'est maintenant à chacun de nous de se poser les questions:

De telle manière que la société ne soit plus fondée, comme totalité intemporelle, par un discours sacré qui distribue les rôles aux individus, mais construite, jour après jour, par les actions coordonnées et les représentations partagées de ses acteurs.

Il nous reste à voir comment cette évolution s'est déroulée avec l'apparition de l'entreprise et le développement de la société industrielle.

Hubert Houdoy

Créé le 25 Janvier 1998.

Modifié 2 Juillet 1998


* Suite

Des marchés et des métiers


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* Bibliographie

Mythes et dieux des Germains

Georges Dumézil

1939

Rituels indo-européens à Rome

Georges Dumézil

1954

Religion romaine archaïque

Georges Dumézil

1966

Idées romaines

Georges Dumézil

1969

Une incertaine réalité

Le monde quantique, la connaissance et la durée.

Bernard d'Espagnat

Gauthier-Villars

Bordas, Paris, 1985

A la recherche du réel

Le regard d'un physicien

Bernard d'Espagnat

Gauthier-Villars

Bordas, Paris, 1981

Le réel

Traité de l'idiotie

Clément Rosset

Collection Critique

Les Éditions de Minuit

Paris, 1977

Le réel et son double

Clément Rosset

Gallimard

Paris, 1976

L'entreprise politique

Tentative de construction d'un objet sociologique

Frederik Mispelblom Beyer

Les cahiers d'Evry, numéro 2

Centre Pierre Naville

Université d'Evry, septembre 1997

cpn@socio.univ-evry.fr


* Revue de presse

L'entreprise joue sa légitimité face à l'emploi

Dominique Thierry

Délégué général de Développement & Emploi

Le Monde, Paris, 10 Avril 1996


* Revue de web

"La persistance du schème trifonctionnel dans les institutions actuelles et dans la conception de l'administration"

http://www.is.mcgill.ca/ACFAS/S2654.HTM

lojkine@ehess.fr

La révolution informationelle

http://www.regards.fr/EspMarx/sem/travail.html


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Mise à jour: 16/07/2003