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Etat, Information et Liberté(s) face à Internet


Une publication du RAD-Culture:
"De Marx à... Bill Gates ?"

par Bruno Lemaire

Chapitre 5.


Internet et l'Etat: dirigisme ou autorégulation...

Bill Clinton a réuni à la Maison Blanche, le 1er juillet 97, un certains nombre de patrons d'entreprises de hautes technologies et de pionniers d'Internet pour leur annoncer sa position vis à vis d'Internet. Vu de France, dont le président vient de découvrir le mulot, il peut sembler bizarre, qu'un président s'intéresse autant à des tuyaux informatiques. Deuxième bizarrerie, le président d'un pays honni pour son libéralisme triomphant ne fait pas qu'inaugurer des chrysanthèmes: il se réserve aussi le droit d'intervenir quand il juge cette intervention nécessaire.

Quoiqu'il en soit, pour Bill Clinton le seul positionnement de l'Etat qui semble réaliste et efficace vis à vis du phénomène Internet est une autorégulation aussi grande que possible. Pour cela, il recommande de libéraliser le plus possible son accès, et même de donner un statut de super zone franche au marché mondial extrêmement important qu'il est en train de devenir - si de multiples tentatives de réglementation n'en freinent pas trop sa progression. Par delà son allocution à ces chefs d'entreprise, Bill Clinton fixe explicitement un objectif à l'ensemble des chefs d'état du G7, et par là à l'ensemble des chefs d'état de la planète entière: arriver d'ici l'an 2000 à un accord global sur la circulation des informations et sur la (non-) taxation des échanges via Internet d'ici l'an 2000. Clinton demande l'aide des divers gouvernements, dont il sait qu'ils peuvent avoir soit un rôle d'amplificateur et d'accélérateur de ce processus, soit un rôle de frein << Because the Internet has such explosive potential for prosperity, it should be a global free-trade zone. It should be a place where governement makes every effort... not to stand in the way - to do no harm -... [governments] can facilitate electronic trade or inhibit it...There are almost no international agreements or understanding about electronic commerce... (governments) should adopt a market-oriented approach to electronic commerce that facilitates the emergence of a global, transparent, and predictable legal environment to support business and commerce >>.

Comme le précise l'un des observateurs présents à cette conférence, David Braun, Internet doit être traité comme un marché orienté client, un vrai marché en fait, et non comme une zone régulée de façon dirigiste et centralisée. David Braun va jusqu'à affirmer que les échanges permis par Internet sont d'un type entièrement nouveaux et doivent donc être soumis à de nouvelles règles: "Government should recognize the Internet's unique qualities, Existing laws that may hinder e-commerce should be reviewed and revised or eliminated, E-commerce on the Internet should be facilitated on a global basis".

Dans ce monde informationnel nouveau, les P.M.E., grands pourvoyeurs d'emplois, aux Etats-Unis comme ailleurs pourraient, et pourront, tenir la dragée haute à des IBM ou des Wal Mart, puisque: "The smallest start-up company will have an unlimited network of sales and distribution at its fingertips. It will literally be possible to start a company tomorrow, and next week do business in Japan and Germany and Chile, all without leaving your home... the Internet can be, and should be, a truly empowering force for large and small business people alike.". Vision à peine futuriste, puisque des sociétés comme la librairie virtuelle amazon, le réseau de ventes de voitures Auto By Tell, les sociétés Yahoo ou axorn et de nombreux autres se sont créées de cette manière.

Vision américano-américaine? Peut-être, même si l'on commence à entendre quelques leaders français du commerce et de la distribution qui poussent dans cette direction. Citons en particulier Philippe Lemoine, directeur général des Galeries Lafayette, qui affirme lui aussi que les technologies nouvelles de la communication et de l'information vont bouleverser les échanges de biens et services. Il est vrai, fait-il remarquer, les nord-américains sont beaucoup plus commerçants que les français, plus de 5% de la population des Etats-Unis travaillant dans le commerce, pour à peine 3% en France. Ramené à la population française, cela correspond à un million et demi d'emplois. Philippe Lemoine remarque aussi que: << le commerce américain est organisé autour d'une obsession: celle du service au client >>, ce service se traduisant par un personnel plus nombreux et plus motivé. D'où son cri d'alarme: << La technologie peut être un formidable amplificateur qui conduirait à creuser plus profondément les écarts (entre les USA et la France). Mais... la volonté d'être à l'écoute des clients, de comprendre leurs différences de goûts et de contraintes de vie, de développer de nouveaux moyens pour être à leur service peut déboucher sur des innovations dans le commerce qui favoriseront encore plus le foisonnement des emplois... La donne a changé, la compétition aussi... >>

Service public et Internet

Devant l'ampleur d'un phénomène comme Internet, une grande question se pose. L'état doit-il prendre position pour accompagner ou contrôler le développement d'Internet, ou laisser les différents acteurs prendre eux-mêmes l'affaire en main. En fait, il y a même deux questions préliminaires:

J'ai déjà répondu oui à la première question, en m'en expliquant longuement dans un précédent ouvrage, ce qui n'étonnera sans doute pas le lecteur. Ce dernier sera peut-être plus étonné qu'à la deuxième question je réponde aussi oui, quoique sous certaines réserves. Ce n'est pas parce que je défends le principe du libéralisme (supposé clairvoyant, du fait de la concurrence) contre celui du dirigisme (trop souvent myope) que je dénie tout rôle à l'état. C'est d'un libéralisme social, ou sociabilisé, dont les nations modernes ont besoin, le libéralisme traitant essentiellement de la sphère économique, le social interférant parfois avec elle, mais traitant plus particulièrement les phénomènes de société. Le Revenu Minimum de Dignité fait partie de la sphère sociale et aura évidemment besoin du support de l'état pour être mis en place.

Nous allons maintenant revenir sur chacun de ces deux points, importance d'Internet et développement d'Internet en tant que service public.

Douglas Rushkoff, chroniqueur du NYT, écrit qu'Internet, comme les autres réseaux d'information qu'Internet ne fait qu'annoncer, va avoir un impact culturel et sociétal très important. Cette position est à rattacher au courant d'opinion de ceux qui annoncent l'émergence d'un phénomène comparable à celui qui a suivi l'invention de l'imprimerie, il y a 550 ans. Ce n'est pas pour autant qu'il verse, et qu'il faut verser, dans un optimisme béat. L'imprimerie n'a pas fait que des heureux, en particulier parmi les copistes, et il a aussi fallu apprendre à lire. Internet, surtout si on n'y prend pas à temps de bonnes mesures d'accompagnement, ne fera pas non plus que des gagnants. Parmi les dangers que David Rushkoff, à côté de ses opportunités extraordinaires, voit dans Internet, il y en a un lié à une nouvelle forme de socialisation. Contrairement à un Virillo, Rushkoff voit un danger non pas dans une acceptation trop rapide d'Internet, mais plutôt dans son éventuel refus, ou dans une mauvaise perception de ce qu'il permet. Il est intéressant à cet égard qu'au moment où, de plus en plus d'intellectuels et de responsables divers déplorent que le travail ait perdu son rôle d'intégrateur social, David Rushkoff trouve justement cette possibilité intégratrice dans Internet. Il compare même l'apprenti netsurfeur au jeune enfant qui, en quittant pour la première fois le cocon familial pour aller à la maternelle, va devoir s'adapter à d'autres enfants, et commencer ainsi à s'intégrer socialement: << Just like the first day of school is scary for children who are being forced to socialize, it's scary for adults to start mixing with all sorts of new people >>

Pour David Rushkoff, le véritable danger est que ces premiers pas dans l'univers et le monde nouveau d'Internet soient mal préparés, et conduisent trop souvent à l'équivalent d'un échec scolaire. On a souvent mis en valeur l'importance des premières années scolaires du jeune enfant sur son appétit de savoir et sa réussite scolaire ultérieure. Pour le chroniqueur du New York Times, il en sera de même dans le cadre d'Internet. D'où l'importance des premiers pas sur Internet. C'est vrai pour le citoyen ordinaire, c'est vrai pour l'entreprise, et c'est vrai pour l'état.

Ce phénomène culturel émergeant semble suffisamment vraisemblable et important pour justifier que l'état ne puisse se désintéresser de ce problème. Cela ne signifie nullement, pour autant, que l'état doive chercher à contrôler le développement d'Internet, ni que l'Etat doit rendre obligatoire l'utilisation d'Internet, comme Jules Ferry a rendu obligatoire l'école de la république. Je pense cependant que l'état devrait vivement recommander à tout citoyen de devenir Œinternaute', de la même façon qu'il recommande vivement à chacun d'apprendre à lire et à écrire.

Distinguons, là encore, obligation de moyens et recherche de résultats. La mission de service public, l'objectif, serait la familiarisation de chacun avec Internet. Les moyens utilisés ne transitent pas nécessairement par le secteur public: ce n'est peut être pas à l'état de tirer des câbles ou de fournir des terminaux Internet. Mais c'est de la responsabilité de l'état de dire haut et clair qu'Internet va jouer un rôle de plus en plus important dans l'avenir, et qu'il serait de l'intérêt de tous de s'y préparer. Par ailleurs, il peut suggérer à ses administrations et aux entreprises publiques de montrer l'exemple, cela ne rendra que plus crédible sa position. Bien sûr cette recommandation repose sur la croyance, ou la certitude, qu'Internet est un phénomène de première grandeur. Les parlementaires et législateurs français qui le pensent sont encore trop rares, ce qui peut être grave pour l'avenir de l'économie et de la société françaises.

A côté de cet enjeu culturel et sociétal, un autre enjeu plus commerçant, mais presque d'égale importance, est en train de se profiler à l'horizon, celui du commerce électronique(...) En France, des entreprises comme Degriftour, les Galeries Lafayette, la Fnac, 3M France, la Redoute, la Compagnie Bancaire, sont déjà plus qu'impliquées dans ce phénomène. A côté de la possibilité de faire des affaires sur Internet, ce qui prendra sans doute quelques années avant d'être rentable, il y a celle d'entrer dans une relation toujours plus précise et intime avec ses clients: c'est le one to one marketing. Rappelons aussi que la lame de fond du phénomène Internet se voit confirmée à la fois par ce qui se passe déjà sur le marché américain - déjà 45 millions de netsurfeurs plus ou moins réguliers - mais aussi par le frémissement que l'on discerne dans les entreprises françaises de plus de 500 salariés qui se déclarent de plus

en plus intéressés par Internet passer de 40 à 57%. L'état, dans sa quête éperdue de nouvelles ressources fiscales ne peut décidément pas se désintéresser du problème soulevé par Bill Clinton: quelles taxes sur Internet?.

Internet et la fiscalité

Même si ce problème n'est pas encore d'actualité en France, la question va très vite se poser. Elle a d'ailleurs déjà été abordée, très concrètement, par nos amis hollandais, chez qui les transactions sur Internet sont déjà bien avancées. La douane hollandaise avait décidé il y a quelques mois d'ouvrir systématiquement tous les colis venant de l'étranger, afin de vérifier si la TVA correspondante avait été régulièrement acquittée, ou s'il fallait procéder à un redressement. D'un point de vue fiscal, l'idée n'était pas mauvaise en soi, nombre de ces colis s'étant avérés sous-taxés, et donc susceptibles de redressement.

Le seul problème, c'est le coût de ces mesures, un tel contrôle coûtant plus cher qu'il ne rapporte. Au bout de quelques semaines, le nombre de colis en souffrance dans les bureaux des douanes était tel que l'état a du suspendre l'opération. Il aurait quasiment fallu transformer l'ensemble des hollandais en douaniers. Cela peut être une suggestion pour résoudre la crise de l'emploi... Personne n'y a pensé encore, mais cela ne saurait tarder. Plus sérieusement, j'engage vivement le lecteur à faire lui-même cette expérience. Qu'il commande de temps en temps quelques ouvrages à Amazon. Il s'apercevra sans doute qu'il ne paiera la TVA que de façon aléatoire, imprévisible. Lorsque Bill Clinton dit que le monde Internet devrait se transformer en zone de libre-échange, il aimerait peut être faire autrement. Mais, pragmatisme américain oblige, il sent bien qu'il est impossible de ne pas le proposer, sauf à paralyser complètement les échanges internationaux. Qui y aurait intérêt ? Même pas l'état dépensier.

Ce problème de taxation risque de ne pas se limiter à la sphère Internet stricto sensu. Si vous pouvez acheter hors TVA un téléviseur ou un micro-ordinateur sur Internet à un vendeur reconnu sérieux, Wal Mart ou Dell Computer, vous n'aurez peut-être pas très longtemps envie de continuer à aller chez Auchan ou chez Darty. De même, l'état finira peut être par se rendre compte que le seul impôt possible, c'est la retenue à la source, sur les salaires comme sur les bénéfices, pas sur la valeur ajoutée. La flat tax, taxation de tout revenu marchand à un taux uniforme, risque donc de refaire parler d'elle, au moins autant pour des raisons pratiques qu'idéologiques.

Le privilège de battre monnaie doit-il s'appliquer à l'information. Ce rôle de plus en plus important pris par, et donné à; l'information et à sa circulation, ou à son blocage, n'est pas sans attirer un certain nombre de convoitises, certaines légitimes, d'autres moins. L'importance de ce phénomène n'est pas non plus sans susciter nombre de questions. Certains experts vont même jusqu'à dire que le rôle de l'information va être tellement important qu'elle peut être considérée comme la monnaie du 21 ème siècle. (...) Il ne s'agit certes pas de reporter mécaniquement les caractéristiques de l'argent-monnaie sur la monnaie-information. Les hommes aux écus de Marx, les détenteurs de monnaie sonnante et trébuchante, de la forme monnaie du surplus social ne vont pas muter, ou laisser la place à d'autres capitalistes, en information ceux-là. (...) L'argent peut s'amasser et se thésauriser, mais l'information n'est intéressante que lorsqu'elle circule, ou lorsqu'on l'utilise plus vite que ses concurrents. Une information, de plus, peut perdre très vite, beaucoup plus vite que l'or ou tout autre métal précieux, de sa valeur. L'information, nouvelle monnaie, peut être, dès lors que nous sommes bien conscients que l'époque a changé, que nous sommes maintenant dans une logique de flux, et non de stock, de circulation, et non de thésaurisation.

Si nous ne conservons pas comme fil directeur le fait que nous évoluerons de plus en plus dans une dynamique du provisoire, nous risquons d'assimiler monnaie-information et monnaie-argent aussi abusivement que l'on a pu assimiler libéralisme et capitalisme, et que l'on pourrait confondre revenu minimum et salaire minimum. Pourtant, de même que le travail (rémunéré) ne représente pas l'ensemble des activités humaines susceptibles de développer la grandeur de l'homme, de même que le revenu minimum n'est pas le salaire minimum, de même encore la monnaie-argent n'est pas la monnaie-information. Le pouvoir correspondant n'est pas du à la possession de l'information, mais à sa maîtrise ou à son utilisation privilégiée. C'est un pouvoir réel, mais d'une nature différente du pouvoir de l'argent. Ce pouvoir s'exercera donc différemment de celui de l'argent, comme la possession de capitaux, sous le régime capitaliste se différenciait aussi de la possession de terres, sous le régime féodal.

(...)

Du temps du capitalisme traditionnel, les mécanismes d'autorégulation, plus ou moins efficaces, tendaient à faire en sorte que l'argent de ces capitalistes, et donc leur pouvoir, s'accroisse tout seul, naturellement. Il suffisait, pour cela, comme l'a montré Marx, qu'il y ait des entreprises pour faire fructifier, ou travailler, cet argent, une des conditions nécessaires pour cela étant qu'il y ait des hommes, des prolétaires, démunis d'argent. Il y avait ainsi partage du travail, entre les rentiers (et leurs cousins, les banquiers, qui font circuler cet argent), les entrepreneurs, et les ouvriers/ employés/ collaborateurs.

Dire que nous connaissons une nouvelle forme du capitalisme, qui après le capitalisme ordinaire et le capitalisme monopolistique d'état, thèse chère aux économistes communistes français des années 1970, serait maintenant un capitalisme informationnel semble cependant largement erroné. De même dire qu'il y a, en dehors de la fameuse exception française, plusieurs formes de capitalisme, le capitalisme anglo-saxon, le capitalisme rhénan, le capitalisme japonais, parfois assimilé au premier, peut avoir un intérêt descriptif pour rendre compte de l'influence respective du système bancaire, des marchés boursiers et de l'état sur les choix économiques et le développement des entreprises. Mais cette classification, pas vraiment tournée vers l'avenir, ne semble pas d'un intérêt primordial à un moment où l'internationalisation, la mondialisation et la dématérialisation de l'économie rendent toute description nationale ou hexagonale quelque peu étriquée. Je soutiens pour ma part que dans la période de transition entre une économie industrielle et une économie informationnelle, ce sont les entreprises mutantes - pour prendre le langage de la biologie - ou les entreprises du quatrième type, qu'il convient d'étudier en priorité, ainsi que leur environnement. C'est leur façon d'écouter leurs clients, de libérer les compétences de leurs collaborateurs et enfin d'utiliser les ressources et technologies relationnelles qui rend compte le mieux de cette mutation et de leurs succès actuels et futurs. Cela a peu à voir avec le fait qu'elles utilisent ou non des capitaux à la mode rhénane, japonaise ou anglo-saxonne.

(...)

Je ne pense pas non plus que l'on puisse faire fructifier naturellement la ressource information, comme nos capitalistes anciens faisaient fructifier la ressource argent. (...)

Dans cette ère naissante de l'information, face à l'émergence de ce que j'appelle, faute de mieux, pouvoir informationnel, l'état ne peut pas ne pas être tenté d'intervenir. Cette tentation est pour partie légitime. La difficulté est cependant de ne pas se contenter d'appliquer les recettes du passé à une situation fondamentalement nouvelle. L'état peut être tenté de gérer cette ressource informationnelle comme il a de tout temps essayé de gérer la ressource monétaire, en en maîtrisant la vitesse de circulation, en en taxant éventuellement son utilisation, et enfin en constituant des réserves pour s'efforcer d'asseoir plus facilement son emprise sur l'économie. Il pourrait donc être tenté, non seulement de battre monnaie, mais de restreindre ou de faire payer l'usage de cette monnaie-informationnelle selon son bon vouloir. Les problèmes de censure et de cryptage sur Internet peuvent être rattachés à cette problématique.

L'état ferait toutefois fausse route s'il tentait de restreindre ou de contrôler plus que de raison la monnaie-information. Tout d'abord parce que le droit d'expression et le droit à l'information sont des droits constitutionnels et, au delà de la constitution, ces droits sont inscrits dans la déclaration des droits de l'homme. Nous sommes un peu, sur ce point, dans la même situation que les rois de France au début du moyen âge, lorsqu'un certain nombre de seigneurs féodaux avaient le droit de battre monnaie. Il a fallu bien des guerres, bien des alliances et mésalliances avant que le pouvoir royal puisse s'y opposer. Les débats actuels sur l'autonomie plus ou moins grande des banques centrales illustrent l'importance de cet objectif, même s'il devient moins crucial de nos jours. Alors, imaginer que chaque citoyen, d'une certaine façon, puisse battre sa propre monnaie-informationnelle... Certes, les journalistes le faisaient déjà, plus ou moins, mais entre quelques milliers << d'émetteurs de monnaie >>, et soixante millions, il y a une marge!

Nous touchons là à notre deuxième point, très pragmatique, qui n'est qu'une extension du problème auquel se sont trouvés confrontés les douaniers hollandais. La structure même du réseau Internet fait qu'il n'est pas possible de contrôler a priori tout ce qui circule sur ce type de réseau. Contrôler la monnaie-argent, c'était possible, même si c'était difficile, il suffisait de contrôler les banques, ce qu'avait fort bien vu Karl Marx, dès la rédaction du Manifeste du Parti Communiste. Contrôler l'information, quand elle n'est émise que par un petit nombre de journalistes accrédités et connus, ce n'est pas facile, à la fois déontologiquement et pratiquement. L'Etat peut cependant y arriver, et ce d'autant plus que le nombre de journaux est limité - l'époque de la Pravda avait du bon, de ce point de vue.

Mais contrôler la ressource information, quand elle peut être alimentée par 80 à 90 millions d'internautes répartis de par le monde, transiter par des millions de serveurs différents, et aboutir par des chemins jamais identiques sur n'importe lequel des centaines de millions de micro-ordinateurs qui seront bientôt tous connectables! La tâche semble impossible, à moins de mettre un représentant de l'état derrière chaque poste d'utilisateur, ou mieux, dans chaque poste d'utilisateur. Quand on cherche, Big Brother n'est jamais bien loin. Les français ont protesté contre la tentative de Microsoft de pouvoir regarder systématiquement le contenu du micro-ordinateur utilisé pour se connecter à leur réseau, MSN. Mais, d'une certaine façon, et en plus kolossal, de telles mesures fleurissent déjà dans les cartons des experts français, de la CNIL ou d'autres organismes.

Mettre une puce spéciale, secret défense ou secret-état, dans chaque micro-ordinateur de France et de Navarre, sous couvert bien sûr de la protection du consommateur et du citoyen. Sous couvert aussi de la sécurité des échanges et des transactions commerciales, on ajoutera à cette puce un composant << d'authentification >>. On s'efforcera par ailleurs que ces transactions transitent systématiquement par l'intermédiaire de tiers de confiance, soumis à habilitation étatique, on n'est jamais trop prudent. En fait, c'est le mécanisme des écoutes téléphoniques, sous une forme plus sophistiquée, que certains veulent mettre ainsi en place, sous le prétexte de permettre à l'état de mieux jouer son rôle citoyen. Certains mauvais esprits pourraient même en déduire que si l'état français ne paraît pas aussi pressé que d'autres états de s'engager à fond sur les autoroutes de l'information, c'est peut être parce que ses contre-mesures, ses boîtes à péages, ses tables d'écoute, ne sont pas encore prêtes, et que le moment venu, il sera plus facile de faire passer la pilule à 300000 internautes qu'à plusieurs millions. Mais, heureusement, tout ceci n'est que du mauvais roman.

Je crois qu'une attitude beaucoup plus réaliste, responsable et citoyenne consisterait pour l'Etat à ne pas chercher à tout contrôler, mais à accompagner cette circulation de l'information par une démarche de type qualité. l'Etat pourrait ainsi donner des certificats, de type S.G.D.G. Sous Garantie Du Gouvernement à certaines informations, ou certains informateurs, ou certains sites ou forums. Un label qualité France en quelque sorte. Libre aux citoyens d'en tenir compte. D'autres organismes pourraient aussi décerner d'autres types de label, un peu comme certaines associations de crédit anglo-saxonnes donnent des grades à telle ou telle entreprise. Là encore, le citoyen, le client, le consommateur d'information pourrait, ou non, en tenir compte. Libre à chacun d'aller chercher l'information ou bon lui semble, sachant que, sur certains sites, il peut avoir une information labellisée. Lorsque j'achète du poulet, j'aime savoir ce que j'achète, la qualité et la provenance du volatile, mais ce n'est pas pour autant que l'état doit me forcer à n'acheter que de la qualité A, du label rouge ou du poulet de Bresse garantie pur grain. Que l'Etat joue son rôle de pédagogue, d'arbitre et de responsable qualité. Il est là parfaitement dans son rôle moderne d'état citoyen. Au delà, la tentation totalitaire n'est pas bien loin.

Un dernier point, enfin, différencie assez nettement la ressource informationnelle de la ressource monétaire: l'information n'ayant pas de valeur intrinsèque, indépendamment de son environnement, elle ne peut être une valeur refuge. Par rapport à la ressource monétaire, la monnaie-or, l'information n'a pas non plus les mêmes constantes de temps, la même fréquence d'horloge(...)

Lorsque la ressource monétaire, l'or, circule, cela permet de fluidifier l'économie, de mettre de l'huile dans ses rouages, ce qui contribue ainsi indirectement à créer de la valeur. Mais l'or n'a fait que changer de main, il n'a pas véritablement perdu de sa valeur intrinsèque au cours de son utilisation, il ne s'est pas véritablement usé.

<< Au contraire l'information n'a un pic de valeur qu'au moment de son utilisation, utilisation qui, le plus souvent, est un fusil à un coup. On ne peut pas en général utiliser plusieurs fois la même information avec la même efficacité...L'information...aide aussi à créer de la valeur lorsqu'elle passe de son possesseur à quelqu'un d'autre. Mais, contrairement à l'or, elle s'use, au sens où elle perd de la valeur dès qu'elle est utilisée. C'est au moment de sa transmission, puis de son utilisation qu'elle a une véritable valeur. Après, elle n'en a plus. >>.

Internet et la censure: les leçons du premier amendement américain

La déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 réaffirme un droit inaliénable de la personne humaine, celui de la liberté d'expression et d'information: << Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit >>. Ces libertés apparemment imprescriptibles figure aussi dans la constitution de la cinquième république, celle de 1958. On comprend que certains censeurs s'en désolent, et qu'il y ait même l'apparition de certains mouvements pour amender les articles constitutionnels correspondant, en limitant ou en restreignant ces droits. Il semble cependant difficile à la patrie des droits de l'homme, et à son gouvernement, de décréter le droit à l'information anticonstitutionnel, même si cette mesure ne devait concerner que l'utilisation d'Internet, pas celle d'autres médias. Cette discrimination, tout à fait contraire bien sûr à la phrase de 1948: recevoir et répandre...par quelque moyen d'expression que ce soit que d'aucuns justifient par la difficulté de maîtriser la technologie, pourrait prendre diverses formes, comme un permis de conduire sur Internet. D'aucuns y songeraient...

Qu'on ne se méprenne pas. L'Etat ne doit pas se désengager de tout, et en particulier d'un phénomène aussi considérable qu'Internet. Dans le contexte du libéralisme social qui est l'un des deux ou trois écosystèmes possibles de l'humanité future, l'état a son rôle à jouer. Mais ce rôle me semble être beaucoup plus celui d'un accompagnateur, parfois leader, et d'un arbitre, parfois juge que d'un administrateur ou d'un patron à la Taylor, voulant tout régenter. Ainsi, au lieu de s'efforcer systématiquement d'intervenir toujours et partout, l'état moderne du quatrième type, devrait, comme tout bon père de famille dit-on, s'efforcer de permettre à ses concitoyens d'agir en adulte, et de s'autoréguler le plus possible.

Le rôle de l'état, dans le contexte d'un libéralisme social bien compris, est de s'effacer le plus possible, ce qui ne signifie pas ne pas exister. C'est déjà difficile pour un être humain normalement constitué, plus naturellement arrogant qu'humble. L'auteur de ces lignes en sait quelque chose, son épouse et les événements se chargent de le lui rappeler de temps à autre. C'est peut être encore plus difficile pour l'état ou ses représentants, c'est pourtant encore plus important. C'est un peu comme pour les bons arbitres de rugby. Certains sifflent à tout bout de champ, pour montrer qu'ils existent, et que les véritables patrons, ce sont eux. D'autres, au contraire, considèrent qu'ils sont au service du jeu, si possible du beau jeu, et n'interviennent que pour sanctionner l'anti-jeu. Il paraît que Lionel Jospin, en tant qu'élu du sud-ouest, aime beaucoup le rugby. Souhaitons qu'il aime aussi le beau jeu, et qu'il ne cherchera pas à censurer à tort ou à travers, uniquement pour montrer que l'état prend ses responsabilités.

Il faudrait peut être aussi relativiser l'importance des problèmes éthiques qui se développeraient du fait d'Internet, et qui justifieraient une intervention de l'état au nom d'un certain ordre moral aux fâcheuses connotations. Pour la majorité de ceux qui butinent sur Internet, l'importance démesurée donnée à la question éthique semble essentiellement due à une méconnaissance par les non-surfeurs de ce qui se passe réellement sur le réseau des réseaux. (...) Depuis les débuts d'Internet, il y a près de 30 ans maintenant, il y a toujours eu une certaine autorégulation, et une net-étiquette, comme celle que l'on rencontre sur les forums des babillards. On ne s'amuse pas à dire n'importe quoi, car la réprimande, voire la sanction, ne tarderaient pas: on serait vite exclu du terrain de jeu, du forum, soit par les autres participants, soit par l'arbitre-modérateur, le webmaster.

L'information a un côté fascinant, et cette fascination, ou parfois, en négatif, la répulsion qu'elle inspire ne sont évidemment pas une nouveauté. Depuis Gutenberg, et sans doute, bien avant, depuis les premières copies des textes fondateurs ou sacrés, il en a toujours été ainsi. Accéder à l'information, c'était accéder à la connaissance, et les élites se sont toujours méfié de ce phénomène, qui pouvait les déstabiliser. Mais avec la révolution Internet, avec l'émergence des nouvelles technologies relationnelles et des interactions qu'elles permettent, ce phénomène a pris une toute autre ampleur. On arrive au paradoxe actuel, qui ne fera sans doute que s'accentuer. Il semble de plus en plus intéressant pour les pouvoirs cartésiens en place de contrôler cet accès à l'information, mais chacun sent, au fond de lui-même, qu'aucune censure, aucune inquisition, ne pourront vraiment le contrôler. A moins, bien sûr, d'empêcher son développement, un peu comme si, pour empêcher les accidents de la route, on supprimait les routes et, pour empêcher la pollution automobile, on supprimait les automobiles. Mais peu de responsables, aussi archaïques soient-ils, vont, pour le moment, jusqu'à suggérer d'en venir à de telles extrémités.

Nos candidats inquisiteurs viennent d'ailleurs de recevoir un sérieux coup de semonce, avertissement qui vient, une fois de plus hélas, de nos cousins d'outre-Atlantique, qui nous rappellent opportunément que leur révolution a précédé la nôtre, dont nous sommes pourtant si fiers. Cet avertissement pourrait s'intituler: les leçons du premier amendement américain, ou les censeurs censurés.

La Cour Suprême américaine, avait, dans un premier jugement, donné raison aux défenseurs de la liberté d'expression qui avaient dénoncé la loi de février 1996, le Communication Decency Act, comme contraire au premier amendement américain. La Cour Suprême a décidé, lors d'un arrêté du 26 juin 1997, d'invalider définitivement la loi, du fait qu'elle était contraire à la liberté d'expression. La juridiction suprême des Etats-Unis a justifié sa décision anti-régulation gouvernementale de la façon suivante:

"Nous présumons que la régulation gouvernementale du contenu empiète sur la liberté d'expression défendue par le Premier amendement (de la constitution américaine) [...] La liberté d'expression dans une société démocratique est plus importante qu'une censure dont les bénéfices, théoriques, sont à démontrer"

L'équivalent U.S. de notre conseil constitutionnel a ainsi considéré que des éventuelles circulations d'images ou de propos indécents sur le réseau Internet ne justifiaient en aucune façon le Decency Act, loi fédérale qui visait à censurer ou à poursuivre certains fournisseurs d'accès à Internet ayant laissé circuler des informations illégales ou non conformes à l'éthique ou à la morale.

Lori Fena, directeur de EFF (Electronic Frontier Foundation) en déduit même que l'arrêt de la cour Suprême va jusqu'à suggérer que la responsabilité du contenu est beaucoup plus diffuse et individuelle que collective, puisque:

<< La responsabilité du contrôle du contenu repose sur nous - citoyens et parents - et c'est un appel dirigé vers nous tous à démontrer comment nous pouvons utiliser ce média de façon responsable [...] c'est aux parents plus qu'au gouvernement qu'incombe la responsabilité du choix du contenu >>

D'autres associations défendant la liberté et l'autorégulation d'Internet, toujours citées par le site de l'association Citadel, considèrent que ce jugement est une victoire importante contre la censure, pas uniquement aux Etats-Unis mais aussi dans le monde entier: << Cette décision aura un impact profond autour de la planète" (Barry S. Steinhardt, Global Internet Liberty Campaign), ou, encore plus enthousiaste: << Cette décision définit le premier amendement du XXIème siècle >> (David Sobel, juriste de l'association EPIC).

La tournure prise en France par les débats qui ont suivi la loi télématique de juin 96 et la mise en place de la commission Beaussant (autour de la charte de l'Internet) auraient tendance à me rendre moins optimiste. Une autorégulation moderne et raisonnable d'Internet ne semble pas encore à l'ordre du jour en France, la tradition dirigiste et centralisatrice de l'Etat-nation français semblant bien difficile à ébranler, malgré tous ses échecs et en dépit de la loi de décentralisation de 1983.

La démocratie à l'heure d'Internet

Devant un phénomène qu'il ne comprend pas, dont il a même du mal à cerner l'importance, et dont il craint confusément l'impact déstabilisateur pour les autorités et pouvoirs en place, tout état a tendance à être extrêmement méfiant, voire paranoïaque. L'état français, qui semble naviguer parfois entre schizophrénie et paranoia, ce qui ne le prépare pas au mieux à anticiper l'avenir, n'a pas échappé à cette règle. Règle qui veut que tout état démocratique a parfois des pulsions totalitaires dignes d'une ex-démocratie populaire n'ayant de démocratie que le nom. Profitant de l'émotion soulevée par des images pédophiles circulant sur Internet, le gouvernement a tenté de faire passer à la hussarde une loi télématique. Dans cette loi, un amendement portait plus particulièrement sur les prérogatives d'un Comité de Surveillance (et de Sanction?) Télématique, le CST et sur les responsabilités pénales des entreprises ou associations hébergeant ou donnant accès à des images immorales.

Après ce premier faux pas, puisque l'amendement en question, dit amendement Fillon, s'il a été adopté par les deux assemblées en juin 1996, a été rejeté par le Conseil constitutionnel, le gouvernement de l'époque a chargé son ministre des Postes, des Télécommunications et de l'Espace, François Fillon, de modifier le tir. Ce dernier, comme souvent en pareil cas, a alors cherché une personnalité susceptible d'animer une commission censée établir un code de bonne conduite sur Internet. La création d'une commission ad hoc n'est pas en soi une mauvaise chose, même si, trop souvent, en France comme ailleurs, les commissions sont souvent là pour enterrer un problème ou pour donner une connotation consensuelle ou démocratique à des décisions déjà prises par ailleurs.

Fin octobre 1996, Antoine Beaussant, reçoit ainsi mission de François Fillon de rassembler l'ensemble des acteurs concernés, afin de mettre au point un code de bonne conduite national visant à une autorégulation du secteur par les professionnels.

Le responsable de la commission aurait pu chercher à regarder ce que d'autres pays, en particulier européens, avaient déjà envisagé ou fait vis à vis de ce problème de régulation d'Internet. Antoine Beaussant a procédé différemment. Ayant apparemment décidé - à moins que ce ne soit le ministre qui ne le lui ait suggéré - que l'exception française devait aussi jouer dans ce domaine, il s'est limité à rassembler des experts français, dont la compétence sur Internet n'était pas nécessairement la qualité première. On a ainsi vu des spécialistes du Minitel être bombardés, ou s'autoproclamer, experts en Internet. Il est vrai qu'ils étaient déjà connus du ministère des Postes, des Télécommunications et de l'Espace, sponsor de la commission(...)

Il a fallu que certaines associations d'utilisateurs, comme l'AUI et Citadel, frappent du point sur la table et organisent une conférence de presse impromptue pour réussir à obtenir un strapontin dans cette commission. Ce strapontin s'est d'ailleurs révélé à l'usage si peu confortable que l'AUI a préféré quitter la commission après moins de deux mois de (mauvais) fonctionnement. Dans la conférence de presse donnée à cette occasion, sa présidente, n'ayant apparemment pas envie d'avaler les couleuvres qu'Antoine Beaussant et Nicolas Ros de Lochounof s'efforçaient de lui faire avaler déclare ainsi: << Le 20 janvier 1997, l'AUI adresse une lettre au président de la commission, mettant en lumière les problèmes du fonctionnement des travaux de la commission ainsi que les problèmes de fond... Dans cette lettre, l'AUI demandait des garanties, faute de quoi elle se retirerait de la commission. Ces garanties sont les suivantes:

1/ Garanties sur les délais...

2/ Garanties sur le fonctionnement: nous demandions une participation effective de tous les membres de la commission à la rédaction du code.

3/ Garanties sur le fond: nous demandions que la logique même de ce code soit repensée, propositions concrètes à l'appui.

Ceci n'aurait qu'un intérêt anecdotique si ce type de dysfonctionnement d'une commission créée pourtant pour prendre le pouls des différents professionnels du domaine ne mettait en évidence le manque de concertation et le déficit démocratique dus aux pratiques dirigistes de l'état-nation français. Mais il y a plus grave, lorsque l'on sait qu'un des principaux initiateurs du rapport final de la commission, Nicolas Ros de Lochounof, a justifié ce rapport final lors d'une interview donnée au journal Libération, dans laquelle il s'efforçait de diaboliser Internet dans un remake des adversaires du rire du nom de la rose. Quelques morceaux choisis reprenant les lieux communs, clichés et poncifs que les plus archaïques et dirigistes de nos gouvernants ont accueilli comme pain béni: <<

1) Internet offre un magnifique far-west pour la grande criminalité...

2) (Il est) Impossible de ne pas tomber sur des images indéfendables...

3) Qui dirige actuellement le réseau? Comment se prend telle ou telle décision?...

4) Plusieurs associations semblent se satisfaire de l'oligarchie totalement opaque actuelle... >>

Face à ces arguments ayant pour but de justifier, je pense, une intervention étatique plus ou moins directe, le lecteur pourra se replacer en esprit à l'époque de l'invention du livre imprimé, du télégraphe, du téléphone ou du fax pour se faire sa propre opinion sur ceux-ci. Je pense pour ma part qu'un état moderne devrait plus chercher à informer qu'à effrayer. Chacun sait aussi que lorsque l'on veut noyer son chien... C'est d'ailleurs ce que pensent explicitement deux acteurs engagés de la mouvance Internet, même s'ils différent sur le crédit ou le rôle qu'il faut accorder aux propositions de la commission Beaussant.

Le premier acteur, qui est en l'occurrence actrice, Corinne Villemin Gacon (villemin@freenet.fr) est une professionnelle d'Internet, puisqu'elle fait partie de l'entreprise Freenet, qui fournit des accès à Internet à un certain nombre d'entreprises. Elle est résolument hostile à la majorité des propositions de la commission Beaussant. L'autre acteur, Sébastien Canevet, canevet@interpc.fr, est vice-président de l'association d'utilisateurs Citadel, et y est plutôt favorable. Corinne Villemin, en réaction à l'interview de Nicolas Ros, écrit ceci: << C'est avec beaucoup de consternation... que j'ai pris connaissance de votre intervention. J'y ai découvert tous les clichés ou presque que j'ai pu lire ou voir à travers divers médias sur Internet....Je ne vois que désinformation et diabolisation destinées a faire accepter l'idée qu'il faut imposer pour la survie de notre démocratie une association de contrôle, de régulation. Mais notre démocratie n'est pas en danger en raison d'Internet.... La charte proposée par la commission Beaussant est inacceptable dans son état car le comité mis en place se substituerait a la justice pour faire son travail sans aucune garantie d'indépendance et de respect de notre constitution... >>

Sébastien Canevet est moins critique, et pense que la création d'un Conseil (de surveillance) de l'Internet peut être un moindre mal qui évitera à l'opinion publique, mal informée, de prendre fait et cause pour une censure et une jurisprudence musclée d'Internet. Il écrit ainsi (sur le site Web du journal Libération): << L'image caricaturale de l'Internet... véhiculée par les médias... est la suivante: l'Internet, c'est plein de pédophiles, de néo-nazis, de terroristes et de pirates en tout genre... Cette vision, pour le moins réductionniste, ne doit pourtant pas être mésestimée. En effet, sur ce point, le monde politique ne parait guère plus informé sur la réalité de l'Internet que ne l'est le français moyen. C'est pourquoi il me parait important d'insister. L'assimilation entre l'Internet et les comportements illégaux (assimilation pourtant totalement abusive) ouvre le champ à toutes les dérives... les mesures proposées par la Commission semblent s'orienter vers un compromis entre les exigences de l'opinion publique et des autorités publique d'une part et celles de la communauté internaute d'autre part. Elles paraissent cependant encore insuffisantes... >>

Censure ou pas censure, autorégulation ou comité de surveillance, le débat n'est sans doute pas prêt d'être clos. Souhaitons qu'en dépit de l'importance de l'enjeu, il se déroule dans une plus grande transparence, ce qui indiquerait que la France est réellement un pays adulte, dans lequel les débats d'idées ne se terminent pas toujours en pugilat et ne s'accompagnent pas nécessairement d'anathèmes ou de contrevérités. La démocratie, avec ou sans Internet, cela se construit, et cela se mérite. Les français, en se prenant en main, peuvent s'en montrer dignes.

La démocratie n'appartient à personne, mais elle concerne tout le monde. Prenons garde à ne pas trop limiter, ou restreindre, le nombre et la qualité de ceux qui s'expriment en son nom. La démocratie peut être locale, elle peut aussi s'exercer à l'échelon d'un département, d'une région, ou d'un pays tout entier. Même si Internet représente une formidable opportunité de repenser et, je le crois, de développer la pratique réelle de la démocratie, un peu partout dans le monde, l'exercice de cette démocratie ne peut pas se limiter à la sphère Internet ou à une prétendue communauté d'internautes.

Il est d'aileurs inapproprié, et peut être même dangereux, d'employer la locution communauté pour qualifier l'ensemble des internautes. Pour moi, une communauté partage une ou plusieurs valeurs fortes, ce qui était le cas des pionniers d'Internet, au cours des 25 premières années de l'existence du réseau des réseaux. Depuis trois ans, la situation a changé, le nombre d'internautes a presque été multiplié par 400, mille au cours de la dernière décennie. Les internautes ne forment plus une communauté: il n'est pas sûr en effet que les internautes actuels partagent tous les mêmes valeurs, plus libertaires que libérales, plus bénévoles que professionnelles, que celles des pionniers d'Internet.

Les seules communautés qui me semblent pertinentes sont des communautés beaucoup plus restreintes. Ce peut être soit des communautés nationales ou territoriales, du type les français, les bretons, les catalans, les habitants de mon village, soit des communautés d'intérêt, auquel cas elles sont transfrontières, du type la communauté qui s'intéresse à l'art africain, au bouddhisme tibétain ou aux manuscrits de la Mer Morte. Les réflexions sur l'avenir et la régulation d'Internet et sur le rôle de l'Etat nation devront en tenir compte. Cela ne doit pas empêcher, bien sûr, de regarder avec attention les travaux des diverses associations françaises d'utilisateurs d'Internet qui tentent de mettre sur pied et de codifier une charte de bonne conduite et d'autorégulation d'Internet. Cela peut effectivement servir de contre-pouvoir, si l'état, saisi d'une bouffée totalitaire plus ou moins imprévisible et presque toujours malvenue et inconséquente, ne décidait brutalement une des mesures dirigistes dont il a le secret.

On pourra ainsi voir sur le site de la branche française de l'Internet Society un projet de manifeste pour l'autorégulation d'Internet auquel souscrivent un certain nombre d'associations dont l'AUI, projet dont je ne cite que quelques extraits: << L'Internet est un instrument... profondément novateur qui offre des possibilités exceptionnelles de développement individuel et collectif, de croissance et de création d'emplois par la communication, l'accès aux connaissances, l'échange et la collaboration. Ses richesses doivent être accessibles à tous dans le respect des libertés individuelles et collectives.... Les différents acteurs soussignés, professionnels ou non, se mobilisent en faveur de l'autorégulation [qui] ne remplace ni la loi, ni le juge. Elle est une démarche positive et pragmatique par laquelle les acteurs formalisent les usages du réseau en conformité avec le droit....Elle contribue au développement du réseau en France pour le plus grand bénéfice de tous. A ce titre, les acteurs souhaitent que les pouvoirs publics soutiennent leur démarche... >>

Partage et mission de service public d'accompagnement, cela va être nos deux points de conclusion

L'information (comme l'amour) n'est richesse que partagée

Une des particularités les plus remarquables d'Internet, et peut être les plus difficiles à appréhender, semble être cette culture de partage, plus encore que d'échange. La notion d'échange, caractéristique de toute civilisation marchande, contient en germe la notion de compétition, ainsi que le désir d'acquérir ce que possède l'autre et que vous n'avez pas. Internet, quoique inséparable, je crois, d'une civilisation d'échanges marchands, va au delà de cela, ou plutôt enrichit cette perspective, en l'inversant, si l'on peut parler ainsi.

Sur Internet, vous allez donner une partie de vous-même, de vos idées, de vos espoirs, avant même d'en évaluer les possibilités de retour, que vous espérez, bien sûr, mais sans vraiment vous focaliser sur cette idée. On pourrait penser que c'est un peu comme un naufragé qui livre à la mer une bouteille contenant un ultime message, mais il y a une différence, de taille. L'internaute peut envoyer simultanément cent, mille, un million de bouteilles susceptibles d'être ramassées par cinquante millions de personnes, dont certaines s'intéresseront peut être à son message.

Je comparerais plus volontiers la communication électronique aux discussions qui peuvent avoir lieu à une grande fête de famille, mais où, différence notable, vous seriez à peu près sûr de trouver une oreille attentive. Dans une assemblée de cent personnes, il est souvent frustrant de chercher à s'exprimer dans le brouhaha. Vous n'entendez que des bribes de conversation, il y a toujours un raseur soit qui vous coupe la parole, soit qui vous empêche d'écouter une conversation plus intéressante en vous racontant une histoire irrésistiblêeeee..., qui n'amuse que son conteur et que vous vous sentez presque obligé de paraître apprécier, ce qui vous condamne à en entendre une autre du même raseur. Il y a de quoi vous dégoûter des fêtes de famille.

Sur Internet, au contraire, en particulier grâce aux forums de discussion, vous pouvez vous exprimer comme vous le souhaitez. Bien sûr, c'est à vous d'être suffisamment intéressant pour que l'on vous lise, et que quelqu'un ait envie d'entamer une discussion avec vous. Cela peut être très frustrant de faire un bide quand vous écrivez quelque chose qui vous semble génial et qui n'éveille aucun écho. Mais, au moins, vous pouvez vous exprimer et, par ailleurs, vous ne lisez que ce que vous avez envie de lire. Je ne suis, pour ma part, jamais tombé par inadvertance sur des images ou des propos que j'aurais jugé indécents ou immoraux. La liberté de zapper, cela existe aussi sur Internet.

Autre particularité remarquable d'Internet: vous discutez à armes égales, ou plutôt à plumes égales, avec chacun de vos correspondants. On parle beaucoup de civilisation du multimédia, mais dans les forums de discussion, on revient à la civilisation de l'écrit, du texte, du fond. C'est donc aux professeurs de français que je lance un appel. Les belles lettres et le style Madame de Sévigné ont peut être encore de beaux jours devant eux. Qu'y a-t-il de plus beau que d'avoir l'impression de pouvoir partager avec la terre entière ses émotions, ses joies, ses peines, et parfois aussi, il est vrai ses fantasmes et ses faiblesses. Je pense que ce type d'activités, pour reprendre une fois de plus le mot du pape, est effectivement susceptible de contribuer à la grandeur de l'homme. Mais ce n'est qu'une possibilité, qui peut aussi être pervertie, comme tout ce qui concerne la liberté des êtres humains. Un état citoyen, sur ce point encore, peut aussi avoir un rôle éducateur très important, même s'il prend plus volontiers l'habit du censeur que du pédagogue.

Retour sur le Service public et Internet: si l'Etat montrait l'exemple?

L'état, à côté de son rôle de pédagogue et d'accompagnateur des grandes mutations sociales, peut jouer un rôle de catalyseur ou de ferment. L'exemple de l'évolution de la poste suédoise est d'autant plus instructif que ce pays nordique a une tradition social-démocrate qui n'est plus à démontrer, qui ne devrait donc pas trop effrayer nos responsables politiques actuels. De façon plus générale, l'expérience suédois pourrait aussi montrer aux sceptiques que l'on peut avoir un service public innovant, si on s'intéresse davantage à ses administrés et usagers qu'à la défense des avantages acquis. Ce peut être un des mots d'ordre du libéralisme social: combiner idées, avancées sociales et imagination, en utilisant pour cela les expériences et les ressources de la sphère marchande.

Dans un communiqué de presse figurant sur le site Internet de la société Netscape, on peut ainsi lire: LA POSTE SUEDOISE TRANSPOSE LA PLACE DU MARCHE TRADITIONNELLE SUR INTERNET

Les suédois... chérissent certaines coutumes, dont celles d'avoir dans chaque village une place centrale abritant un marché très animé. Mais les nuits d'hiver sont bien longues, au pays du soleil de minuit (en juillet). L'idée des postes suédoises a donc été de reconstituer une place du marché disponible sur Internet 24 heures sur 24, en particulier en hiver. C'est le projet torget.

<< Grâce à Torget, les Suédois peuvent se promener et faire leurs courses au marché du village en ligne.... Un torget... est une place du marché où les habitants peuvent se promener, faire leurs courses, discuter avec les amis et les voisins....La Poste suédoise a créé un cyber-torget pour répondre à la demande des utilisateurs Internet....Sur Torget, les visiteurs peuvent échanger des potins, discuter des dernières nouvelles, consulter le bulletin météo, chercher un emploi, envoyer des fleurs..., tout comme ils le feraient sur la place du marché. En d'autres termes, de nombreux services d'information et des biens de consommation dont les Suédois ont besoin chaque jour sont désormais disponibles en ligne.... >>

D'après Anders Bjers, directeur du marketing et du développement à la Poste suédoise, la Poste suédoise s'est beaucoup intéressé à ce projet: << Parce que cette institution... sait qu'elle devait relever le défi posé par Internet et ses opportunités nouvelles. Tout comme l'avènement du fax a affecté le courrier traditionnel, Internet est en train de révolutionner le commerce et les communications. La Poste suédoise a donc décidé d'agir vigoureusement en établissant une forte présence sur Internet et en cherchant à profiter de sa valeur ajoutée commerciale... >>

Toujours d'après Anders Bjers: << Grâce au système retenu les clients peuvent fournir des informations de caractère très privé et effectuer des achats en toute tranquillité d'esprit...C'est un facteur très important. Les gens... sont très sensibles à la confidentialité et ils sont ravis d'apprendre que notre système... leur fournit une protection totale dans ce domaine. Les clients ont accueilli les mécanismes d'enregistrement sur Internet et le système de transactions commerciales au-delà de nos espérances. >>

Mission de service public, la Poste suédoise ne néglige pas sa rentabilité, puisque: << Grâce à Torget, la Poste suédoise espère bien profiter du développement d'un nouveau marché. Le volume d'affaires devrait s'accroître avec la vente d'espaces publicitaires, les frais des transactions en ligne, la livraison des biens commandés sur Internet, entre autres sources de revenus.. >>

La poste française, installée dans chaque commune et petit village français, pourrait-elle aussi se montrer imaginative. A quand un cybercafé dans chaque bureau de poste rural, avec la possibilité de commander à la coopérative fruitière du coin un ou deux cageots de nectarine ou de raisins muscat, au petit viticulteur un ou deux cubi de rosé, et celle de réserver son journal sportif au marchand de journaux pendant le tour de France? Tout en faisant, bien sûr, suivre son courrier normal - son snail-mail - en remplissant un formulaire électronique ad'hoc. Tout le monde n'est pas obligé d'avoir son E-mail, et le courrier papier n'est pas prêt de disparaître.

C'est par cet exemple à peine futuriste que nous conclurons donc, ainsi que par une interrogation. L'état va t-il passer à côté de la chance historique d'accompagner ses concitoyens à entrer de façon constructive et optimiste dans le nouveau millénaire, en les aidant à expérimenter de nouvelles façons d'être, de communiquer et de partager. Ou, au contraire, saisi d'une frilosité tout à fait compréhensible, mais quelque peu suicidaire, va t-il se cramponner à ses vieilles habitudes dirigistes et centralisatrices, en entonnant une fois de plus l'hymne de l'exception française. On peut être exceptionnel, sans refuser pour cela la modernité et certaines leçons tirées de l'expériences d'autres peuples ou d'autres nations, elles aussi exceptionnelles.

Bruno Lemaire


* Notes

(1) cf. La Tribune Desfossés, 26 mai 97.

(2) "A civilization connected through new media, a global economy and a hunger for more tolerant communities could bring the study and therapy of the human psyche away from the psychology of individuals and toward the psychology of culture at large... Instead of living as adult children with internalized and projected parents, healthy people will choose to live as ever-childlike adults, constantly testing new models against our always-changing experience...'Douglas Rushkoff, 'Societal Anxiety and the Internet", New York times Special Features, 26/06/97

(3) B. Lemaire, "Entrepreneurs et entreprises du quatrième type...", op. cit.

(4) La traduction de ces attendus est reprise du site de l'association CITADEL (http://www.citadeleff.org/alertes/) branche française de l'association EFF, Electronic Free Frontier.

(5) Le lecteur intéressé par les conclusions de la commission Beaussant et les critiques souvent acerbes qui ont suivi ou accompagné ses travaux pourra se reporter au site du journal Libération, ainsi qu'aux sites des associations AUI (www.aui.fr) et Citadel.


* Suite

Quelques pistes et principes pour un libéralisme social


* Extraits de l'ouvrage

De Marx à... Bill Gates ?

Bruno Lemaire

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Mise à jour: 16/07/2003