![]() | Réseau d'Activités à Distancerad2000.free.fr |
Vous lisez
http://rad2000.free.fr/lemaire5.htm
De Karl Marx à Bill Gates: la richesse d'un dialogue imaginaire
par Bruno Lemaire
Chapitre 3.
Philippe Séguin, enfin, écrit à propos du chômage et des positions absurdes et sectaires de la pensée économique traditionnelle: << Plus que jamais, l'économique, le social et le culturel doivent être traités ensemble... >>
En fait, d'une certaine façon, ces trois interrogations ou positions se complètent et s'interpellent mutuellement. Elles nous interrogent tant sur la notion de hiérarchie, individuelle ou collective, que sur la permanence ou la contingence de ces hiérarchies. Elles nous demandent, aussi, de prendre position par rapport à la notion de progrès que certaines dictatures semblent s'être appropriées sans vergogne, de la dictature du prolétariat pour le progrès social à la dictature des marchés pour le progrès économique.
Qu'elle soit celle du prolétariat ou de l'intelligence, qu'elle vienne après celle du capitalisme ou de tout autre totalitarisme, une dictature reste insupportable, car elle méconnaît la spécificité et la grandeur de tout être humain. De même, la position systémique de Philippe Séguin vis à vis des sphères économiques, sociales et culturelles est intéressante, car elle s'élève contre l'assujettissement total d'une sphère d'activités à une autre. Faut-il encore préciser quels types d'interactions se produisent entre ces différentes sphères, chaque sphère ayant ses propres constantes de temps et sa propre légitimité et finalité, et chacune ayant à prendre le pas sur les autres dans divers contextes.
Afin d'étayer ma propre position, je vais tout d'abord m'appuyer sur un dialogue imaginaire entre Marx et Bill Gates. Karl Marx sera considéré ici comme un théoricien et un analyste critique de la révolution industrielle, Bill Gates comme un praticien avant-gardiste de la révolution informationnelle. Cela me permettra ensuite de revenir sur la nécessaire et partielle séparation, ni absolue ni hiérarchique, entre la libre concurrence économique et la solidarité sociale, entre les activités marchandes et non marchandes, entre le travail salarié et non salarié,
Sauf avis explicite du contraire, les citations de K. Marx seront issus du Manifeste du Parti Communiste, ou MPC, de 1847, et du Livre I du Capital, ou LC, de 1867, les citations de B. Gates provenant de La Route du Futur.
Le but de ce dialogue fictif n'est pas de donner raison à l'un contre l'autre, mais de montrer que chacun d'eux est à la fois en avance par rapport à son temps tout en étant prisonnier des idées de son époque. Leur relecture historique permettra de mieux comprendre l'évolution de la société, et plus encore de poser quelques jalons pour mieux anticiper le futur, que cela concerne les activités humaines - au delà du seul travail salarié - la liberté ou l'information.
La lutte des classes, moteur universel de l'histoire?
<< L'histoire de toute société jusqu'à nos jours est l'histoire de la lutte des classes >> (MPC). Pour Marx, pour comprendre l'histoire il vaut mieux partir de l'analyse de groupes d'individus plutôt que des individus eux-mêmes. De plus, la segmentation pertinente n'est pas l'appartenance à une ethnie, à une religion, mais dépend de l'accès (privé, et protégé) de certains aux moyens de production dominants de l'époque. Le destin individuel de chaque homme apparaît à Marx comme déterminé par ses possibilités d'accès aux core competencies de l'époque à laquelle il vit. Cette position n'est pas sans conserver une certaine pertinence de nos jours, même si ces compétences essentielles ont changé au cours des âges. Hommes (et énergie humaine) à l'époque de l'esclavage, Terre (et qualité des sols) à l'époque féodale, Argent (et qualité des machines) à l'époque industrielle, Information (et intelligence humaine) à l'époque actuelle. D'où l'interrogation: lutte des classes ou lutte des compétences?
Le moteur de l'histoire est, selon Marx, issu de l'opposition entre les classes exploitées et les classes exploitantes. Les classes exploitées sont présentées comme celles dont la révolte fera progresser l'humanité, révolte des serfs s'embourgeoisant, révolte des bourgeois contre les seigneurs féodaux, et, enfin, révolte des prolétaires contre les bourgeois, devenus capitalistes. A côté de la dialectique hégélo-marxienne, la notion de classe progressiste est elle aussi fondamentale pour l'explication marxiste de l'évolution des sociétés. Cette vision, certes dynamique, reste très manichéenne, globalisante, cartésienne.
<< Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, ... des esclaves; au Moyen Age, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de jurande, des compagnons, des serfs et des hiérarchies particulières dans chacune de ces classes. La société bourgeoise moderne élevée sur les ruines de la société féodale n'a pas aboli les antagonismes de classes....Notre époque... se distingue cependant par la simplification des antagonismes de classe. La société tout entière se divise de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées: la bourgeoisie et le prolétariat >>(MPC).
Cette simplification de la société en un nombre de plus en plus restreint de classes, deux principales pour l'époque industrielle du milieu du XIXème siècle, Marx la juge progressiste. Cette démarche simplificatrice est bien de son époque, très cartésienne et rationaliste. Marx tente de trouver une clé objective pour aller au fond des choses, à l'essence des phénomènes, qui sont tous, pour lui, de type collectif. C'est ainsi que, pour l'auteur du Capital, même la dignité humaine ne peut être qu'une dignité collective, celle d'appartenance à une classe, jamais une dignité individuelle. << La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire... elle a brisé sans pitié (tous les liens complexes...) pour ne laisser d'autre lien entre l'homme et l'homme que le froid intérêt, les dures exigences du paiement comptant (...) Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange et, à la place des nombreuses libertés si chèrement acquises, elle a substitué l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, aride >> (MPC). Marx perçoit aussi déjà l'émergence de la mondialisation, en fustigeant les nationalistes réactionnaires, lorsqu'il écrit: <<... la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a ôté à l'industrie sa base nationale... >> (MPC, p. 23). On pourrait presque retrouver, en négatif et au vocabulaire près, les positions d'un de Villiers sur l'Europe. Marx aurait-il été Maastrichien?
Pour Marx, le progrès se traduit donc par une simplification, à la fois du nombre de classes et du nombre de libertés (ainsi que par l'émergence de la mondialisation). Nous sommes bien loin des réflexions contemporaines sur la complexité, et en plein dans cette pensée cartésienne aux objectifs explicitement simplificateurs. A la relecture de ces textes, on comprend mieux pourquoi et comment le Léninisme et le Stalinisme se sont pleinement inscrits dans la ligne de pensée de ce progrès simplificateur analysé par Marx. Les idées de Marx annonçaient les actions et les excès de Staline, de même sans doute que Descartes annonçait Taylor.
(...)
Il est donc normal que Marx apparaisse, avec le recul d'un siècle et demi, tellement éloigné d'une approche, celle de la complexité, dans laquelle l'individu et les relations entre les individus jouent un rôle fondamental. Dans cette nouvelle science, beaucoup plus biologique que mécanique, les degrés de liberté entre agents sont au coeur même des propriétés émergentes du tout, ce tout étant considéré comme un système d'agents interactifs. Les coordinations contemporaines, qui émergent plus ou moins sauvagement des mouvements de revendications, ont à l'évidence du mal à se situer dans la vision marxiste - et cartésiano-taylorienne. On comprend l'agacement, l'incompréhension, et le désarroi des centrales syndicales classiques devant ce type d'actions chaotiques. Ce qui se passe n'est pas, n'est plus, conforme avec leur carte, leurs repères. Elles sont littéralement perdues, et ont donc tendance à nier la réalité du territoire. On comprend aussi la difficulté des intellectuels, nourris à la pensée simplificatrice de Marx ou Althusser, à se positionner vis à vis des mouvements sociaux contemporains, beaucoup plus complexes et tourbillonnants.
(...)
L'être humain aime bien raisonner de façon binaire, l'ordinateur, sur ce point, ayant été fait à l'image de son raisonnement, sinon à sa propre image. Il y a eu le manichéisme, les capitalistes et les prolétaires, il y a la gauche et la droite, le cerveau droit poète et le cerveau gauche cartésien, les riches et les pauvres, ..., ma vérité et les erreurs des autres...
L'approche de Karl Marx reste cependant pertinente par nombre de ses aspects, en dépit de ses limites méthodologiques. Son désir de simplification, son a priori collectiviste plutôt qu'individualiste, les outils statiques utilisés, n'auraient pas du, logiquement lui permettre d'élaborer la dynamique grandiose du matérialisme historique. Ce faisant, il a pourtant rendu compte d'une façon beaucoup plus réaliste que ses contemporains d'un certain nombre de tendances économiques et sociales de son temps. Son erreur est ailleurs. Elle est dans le fait qu'au lieu d'aller véritablement, suivant son souhait, à l'essence des phénomènes, il n'en a vu qu'une propriété émergeante et contingente. Le phénomène, réel mais daté, de lutte de classes, est un phénomène émergent, au sens des sciences de la complexité. Il n'est comme tel qu'une conséquence d'autres principes plus fondamentaux, plus universels. Parmi ces principes universels figurent celui de la liberté, celui de la compétition (à la fois individuelle et collective), celui de l'interactivité des hommes (...)
Il est certain cependant que par rapport au souffle épique de Karl Marx, Bill Gates, peut apparaître bien terre à terre, lorsqu'il se contente d'écrire: << Nous devons une bonne part du progrès à ceux qui ont inventé des outils plus simples et plus adaptés. Les outils physiques accélèrent le travail et déchargent les hommes des tâches pénibles. La charrue et la roue, la grue et le bulldozer amplifient la force physique de ceux qui les manient >>.
Bill Gates parle lui aussi de simplification et de progrès, simplification et progrès étant ici au service d'une meilleure adaptation de chaque individu. La vraie révolution, pour le patron de Microsoft, révolution déjà annoncée par Apple et Steve Jobs, c'est de mettre la machine au service individuel de l'homme. La révolution qu'il annonce est avant tout une révolution technologique, même s'il en annonce l'impact au quotidien: << Avec des ordinateurs bon marché et présents dans les recoins de la vie quotidienne, nous voici au seuil d'une nouvelle révolution >>.
Mais revenons à l'auteur du Manifeste. D'une société multi-classes, avec des sous-classes à l'intérieur d'autres classes, Karl Marx voit émerger une société bipolaire, capitalistes vs. prolétaires, qui devrait culminer, il l'espère ou, mieux, il le prévoit, en une société à une seule classe, c'est à dire, en fait, sans classe(s).
Comme Marx le dit lui-même, ce sera alors la fin de l'histoire: il aurait même pu dire, la fin de l'évolution du monde, c'est à dire sa mort. Ou, si l'on préfère, pour rester politiquement correct, on aurait un monde en équilibre parfait, dans lequel non seulement rien ne se perd, rien ne se crée, mais encore, rien ne se transforme. Magnifique fresque, certes, par son ampleur et par certaines vertus descriptives. Mais cette fresque est frappée d'un mal qui me semble incurable, celui du déterminisme. Pour Marx, il n'y a qu'un seul point de convergence de l'histoire, qui serait donc déjà écrite. Ce point de convergence, cet attracteur, ce serait un monde sans classe(s), peut être, mais figé, sans interactions entre les hommes, sans degrés de liberté: un monde désespérant, voire désespéré.
En fait, nous touchons bien là au coeur de deux questions conjointes, celle de la liberté, ou des libertés, et celle de l'évolution de notre société. Pour comprendre la société actuelle, peut on se limiter à raisonner de façon globale? Peut-on vraiment considérer que les seules interactions dignes de ce nom sont des interactions de classe, ce qui conduit inévitablement, nous en avons longuement disserté précédemment, à une vision déterministe du monde.
De l'homme aux écus à la parabole des talents.
D'une certaine façon, nous l'avons vu, le déterminisme de Marx est un déterminisme collectif, issu de ses réflexions, de sa théorie, sur le matérialisme dialectique, qui culmine dans sa société sans classe(s). Il est aussi déterministe que l'approche cartésienne, d'apparence beaucoup plus individuelle. Marx pose de ce fait, comme tant d'autres penseurs, le problème de la liberté. Descartes, comme Marx, comme Tolstoï, comme Bergson, se débattent dans une contradiction presque insurmontable, celle de tout être humain en fait. Quelle place y a t-il dans notre vie pour la liberté ? Peut-on parler de liberté, ou de degrés de liberté, si l'avenir est déterminé? Pour Karl Marx, la liberté, individuelle ou collective, n'a donc pas de sens (...)
Pour Marx, le capitaliste, l'homme aux écus, n'est pas responsable de ce qu'il fait. Il joue son rôle, celui d'exploiteur de la force de travail. Il peut être plus ou moins paternaliste, plus ou moins humain. Mais, en tant que membre de la classe capitaliste, il n'est pas libre de faire différemment. << Il ne s'agit ici des personnes, qu'autant qu'elles sont la personnification de catégories économiques, les supports d'intérêts et de rapports de classes déterminés. Mon point de vue... peut moins que tout autre rendre l'individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoiqu'il puisse faire pour s'en dégager >> (LC). Pour Marx, la responsabilité individuelle, comme la liberté, n'a pas sa place dans sa vision, sa carte, du monde, ce qui est sans doute l'un des points marquants de la pensée marxiste et néo-marxiste.
(...)
C'est d'ailleurs sur ce point, culturel autant que politique, que les nord-américains, Bill Gates en tête, sont le plus éloignés de la pensée et de la pratique des européens. Pour eux, s'opposer à la liberté est le péché capital, contre-nature. La confiance en soi est un principe presque sacré, l'état, la collectivité, devant être au service des individus. Cela sous-tend le premier amendement de la constitution des Etats-Unis.
En France, au contraire, c'est plutôt l'individu qui appartient à la collectivité. L'individu américain pense que rien ne lui est vraiment impossible, et que c'est à lui d'assumer ses responsabilités, ce qui n'est pas vraiment la position du français. On sait que la saga de Bill Gates a débuté lorsqu'il a quitté Harvard en cours d'études. Il ne doit pas y avoir beaucoup de jeunes français qui aient ainsi mis fin volontairement à des études prestigieuses pour se mettre à leur compte. Ils attendent généralement la fin de leurs études pour le faire, et encore, pas en très grand nombre. C'est ainsi que moins de 1% de jeunes diplômés HEC créent leur propre entreprise à la fin de leur scolarité. Ils sont pourtant censés avoir toutes les capacités techniques nécessaires. L'état d'esprit, c'est sans doute autre chose. L'attrait de la pantoufle pour les diplômés des grandes écoles françaises est bien connu. La gestion leur semble plus rassurante que le management, l'administration moins incertaine que le leadership.
(...).
Un des problèmes de l'économie française et de sa relative stagnation, ou de son moindre progrès, est lié à ce manque d'esprit entrepreneurial, et aux difficultés pour un jeune entrepreneur de créer une entreprise en France, l'administration et le système bancaire lui demandant de payer avant de voir. Lorsque c'étaient les grandes entreprises qui faisaient l'emploi, au moment de la reconstruction d'après-guerre, cela pouvait passer. Mais, de nos jours, si cet état d'esprit ne change pas, cela peut devenir dramatique.
Il est vrai que l'un des avantages d'Internet sera peut être de permettre à des jeunes français d'être entrepreneurs aux USA tout en restant en France, sans pour cela devoir investir des montants colossaux. Voilà une autre tendance forte, celle d'un entrepreneuriat à distance, presque sans capitaux... Le progrès, au moins au sens économique du terme - plus de richesses à moindre prix - va de plus en plus provenir des qualités morales, intuition, créativité, audace, de la classe des entrepreneurs, et non de leur richesse, qualités au moins aussi progressistes que la seule appartenance à la classe des prolétaires. Mais cela ne signifie nullement que les entreprises et les entrepreneurs peuvent s'endormir sur leurs éventuels lauriers.
De fait, certains arguments de Marx restent encore d'actualité. Ainsi, si on lit entreprise à la place de classe (capitaliste), dire que le succès d'une entreprise n'est pas éternel, qu'une entreprise progressiste peut apparaître conservatrice voire embourgeoisée quelques années plus tard n'est évidemment pas faux (...) Pour Marx, les bourgeois, qu'il présente comme les prédécesseurs des capitalistes, ont été à un moment de l'histoire collectivement progressistes, même s'ils sont devenus, au fil de l'évolution du mode de production, objectivement conservateurs.
En dépit donc de ce problème sémantique, il est difficile de ne pas être impressionné par le parallèle entre la vision de Marx et l'évolution réelle, concrète, de certaines entreprises, qui après avoir été des start up créatives, imaginatives, révolutionnaires (entreprises de type 1), se sont peu à peu sclérosées, pour être remplacées par des entreprises plus de leur temps. Ce n'est évidemment pas pour conclure qu'aucune entreprise ne peut se survivre à elle-même, des entreprises comme 3M et Levis Strauss montrent à l'évidence que l'on peut rester jeune après 90 ou même 140 ans d'existence. Mais cette tendance au conservatisme, à la sclérose, à l'introversion est présente dans les gènes de toute entreprise, et tend à accompagner son vieillissement.
Une autre façon de parler de cet embourgeoisement ou de cette sclérose est de remarquer que les entreprises les plus rigides sont sans doute celles pour lesquelles les lois financières, la dictature des marchés, apparaissent plus importantes que la loi du client, celles aussi qui n'ont pas su conserver leur fibre entrepreneuriale.
(...)
En dépit de son parti pris et de ses imperfections intrinsèques, le modèle de Marx a permis d'éclairer, et sans doute de mieux cerner certains des enjeux socio-économiques du monde industriel, celui du 18 et 19 ème siècle. Mais, comme tout modèle, et comme toute création humaine, il a subi les assauts du temps. Ce dernier a fait son oeuvre, en montrant les limites d'un modèle qui, sous ses apparences dynamiques, est insuffisamment interactif et foncièrement déterministe. Marx, en fait, ne s'est intéressé à l'homme que du point de vue de son appartenance à une classe donnée, ce qui est insuffisant pour aborder l'infinie diversité du monde et de l'évolution des sociétés humaines. Ce qui n'est évidemment pas pour dire qu'il vaut mieux ne s'intéresser à l'entreprise qu'en tant que boîte noire qui serait d'un seul type possible, amalgame de facteurs de production qu'il conviendrait d'administrer au mieux.
Mais pour dépasser l'homme unidimensionnel, annoncé par le cartésianisme et amplifié, sous sa forme révolutionnaire, par le marxisme, et, sous sa forme optimisante, par Taylor, il convient d'utiliser d'autres cartes mettant davantage l'accent à la fois sur l'homme individuel et sur les interactions entre les individus. C'est en ce sens que la vieille parabole biblique des talents est à la fois plus prometteuse, et sans doute plus efficace. C'est en tenant compte de l'infinie diversité des hommes, de leurs talents ou compétences, de leurs aspirations, c'est en construisant des modèles non binaires, aux interactions fortes, que nous pourrons dessiner, anticiper, parfois même participer à la co-création du futur, d'un territoire nouveau qui ne soit pas désespérant pour l'homme, désespérant de l'homme.
L'homme doit être placé au coeur de notre représentation du monde.
N'hésitons pas à changer de modèle, à changer de lunettes et de point de vue, fut-ce au prix de quelques erreurs de perspectives, tout choix, toute carte, ayant un côté arbitraire, subjectif, partiel et donc partial. La réalité ne peut se ramener à une série d'équations. On ne le dira jamais assez: la carte n'est pas le territoire. Cela ne doit pas nous empêcher d'essayer de nous munir des meilleures cartes possibles.
Deux dynamiques: l'accumulation primitive et la destruction créatrice.
Pour Marx, la classe des capitalistes a émergé de la féodalité grâce à ce qu'il a appelé l'accumulation primitive et du fait de la propriété privée et des gains de productivité. (...). Pour Marx et ses successeurs, mais Proudhon l'avait dit aussi, sans propriété privée, et sans surplus social, pas de possibilités d'une classe dominante et d'une classe dominée, pas d'exploitation possible. Pour rejeter l'exploitation, un des moyens serait donc de rejeter la propriété privée, ce que demande explicitement le Karl Marx du Manifeste du Parti Communiste.
Une autre possibilité, bien sûr, est de n'avoir aucun surplus, aucun gâteau à conserver ou distribuer. De fait, aucun écosystème ne peut se survivre, et encore moins se développer, s'il consomme plus qu'il ne produit, c'est vrai pour les chimpanzés, les fourmis, et... les hommes, du moins si la manne tombée du ciel n'est pas au rendez-vous quotidien.
Mais on peut aussi, tout en conservant le surplus, changer complètement les règles du jeu, en accordant a priori une partie fixe du futur surplus social - qu'on l'appelle PIB ou valeur ajoutée - à chaque individu de l'écosystème. L'exploitation, qui dans le contexte théorisé par Marx, est liée au fait que certaines personnes, les prolétaires, sont obligées de vendre à tout prix leur force de travail, pourrait ainsi disparaître, sans qu'il soit nécessaire pour autant de supprimer la propriété privée. C'est en tout cas un des objectifs de la création du Revenu Minimum de Dignité.
Joseph Schumpeter, qui a vécu trois quarts de siècle après Marx, avait initialement une vision relativement différente de l'émergence du capitalisme. Pour lui le surplus social, le PIB, s'accroît d'autant plus vite que la créativité et l'esprit entrepreneurial peuvent se donner libre cours. Le rôle de l'homme aux écus, le capitaliste, y est nettement moins important. Il est vrai que dans son livre le plus célèbre, Capitalism, Socialism and Democracy écrit 30 après qu'il ait quitté son Autriche natale, il semblait plus partagé sur la priorité à accorder, d'un côté à la créativité entrepreneuriale et à l'innovation, de l'autre à la puissance financière et à l'optimisation. Le dilemme de Schumpeter reste d'ailleurs tout à fait actuel, il ne paraît paradoxal que si l'on imagine de façon simpliste qu'il n'y a qu'un seul type d'entreprises, et qu'un seul type d'entrepreneurs.
Le nom de Schumpeter est cependant davantage associé au phénomène très concret de destruction créatrice. Selon Schumpeter, ce phénomène peut rendre compte, sinon expliquer totalement, les fameux cycles économiques sur lesquels tant et tant d'économistes se sont penchés depuis plus d'un siècle, à commencer d'ailleurs par Marx, avec sa fameuse loi de baisse tendancielle du taux de profit
Pour Joseph Schumpeter, le capitalisme, qu'il assimilait à la libre entreprise - ce qui est naturel à son époque - ne se développe jamais harmonieusement. (...) Pour lui, l'économie capitaliste se développe essentiellement suivant des cycles nourris par des innovations technologiques plus ou moins tombées du ciel. D'une certaine façon, il annonce ainsi la théorie qui veut que ce soit les entreprises de type 1 qui révolutionnent l'industrie, grâce à leur esprit créatif et entrepreneurial, ce succès initial étant alors repris, quelques années plus tard, par de plus grosses entreprises, nos entreprises de type 2, dans lesquelles les entrepreneurs cèdent la place aux gestionnaires et administrateurs. Schumpeter aurait sûrement été conforté dans sa vision les petits inventent, les gros profitent par le remplacement récent de la famille Trigano, inventeur du concept Club Med, par le sieur Bourguignon.
En fait, d'après Schumpeter, ce sont des technologies révolutionnaires ou des événements majeurs - de la découverte de l'Amérique à la ruée vers l'or - qui mènent l'économie, plus que les hommes eux-mêmes, position que semblent pourtant nuancer, sinon démentir, en dehors du cas Trigano, les exemples de Bill Gates, de Michael Dell ou de Marc Andreesen. L'économie serait alors soumise à des transformations majeures. Le processus de destruction créatrice traduisant ces transformations majeures élimine les vieilles industries tout en en engendrant de nouvelles. Le but du jeu, ou le salut des vieilles entreprises, est ainsi d'essayer de s'accrocher à la branche création plutôt que de tomber avec la branche destruction. Ce qui est plus simple à dire qu'à faire.
L'exemple de la Californie illustre bien, en un siècle et demi, les cinq vagues successives de destruction créatrice. 1) la ruée vers l'or, avec la création d'entreprises comme Levis Strauss et Wells Fargo. 2) la construction du chemin de fer trans-amérique et le début de la prospérité des entreprises agricoles comme Sunkist, Del Monte. 3) la découverte de gisements de pétrole dans les comtés de Kern et de Los Angeles, avec la naissance de l'entreprise Hughes, dont l'activité initiale était la production d'outils de forage, et qui, 60 ans plus tard, allait jouer un rôle très important dans l'industrie aéronautique et aérospatiale. 4) l'essor de l'aéronautique, avec Boeing. 5) le développement de l'électronique et des entreprises de la Silicon Valley. Après l'or et le pétrole, découvertes tombées du ciel, ou plutôt extraites du sol, puis l'âge d'or de l'aéronautique dans les années 55-60, depuis 30 ans, c'est plutôt le silicium qui a pris le relais. Mais cette découverte ne doit rien, ou très peu, à la nature, et beaucoup plus au génie des hommes, de la découverte du transistor en 1953 à la fabrication de la première puce intelligente, le premier micro-processeur, en 1971. (...)
Les réseaux ferroviaires et télégraphiques ont joué, il y a cent ans, un grand rôle dans le développement des industries agro-alimentaires californiennes. Il n'est pas interdit de penser que les entreprises qui sauront intégrer à leurs activités et utiliser, plus vite que leurs concurrentes, les capacités de communication et d'échange d'Internet seront bien placées dans l'économie turbulente du 21ème siècle.
En revanche, les entreprises qui se cramponneront à des technologies dépassées, comme le Minitel, risquent de payer très cher le fait d'avoir choisi de rester suspendues à la mauvaise branche, que le phénomène Internet est en train de scier. Elles risquent même de consommer pour partie, par subventions interposées, le surplus social engendré par les autres entreprises plus performantes (...) Faudra t-il que le sénateur Laffitte crie encore longtemps dans le désert pour que nos différents responsables comprennent qu'il n'est plus temps de se recroqueviller peureusement sur notre hexagone. Le french flair peut faire des merveilles dans un monde fluidifié par les technologies relationnelles et par Internet, comme l'écrit, dans un forum de l'Atelier de la Compagnie Bancaire, un jeune français expatrié aux USA: << C'est la France de Colbert et de Descartes qui est aujourd'hui appelée à mourir, ... une France qui a longtemps pensé que quelques uns, au sommet de la pyramide, doivent décider à la place des individus.... Le monde est en train... de se fluidifier. Or c'est grâce à cette fluidité que les Français disposent aujourd'hui d'un atout encore méconnu et sous-estimé pour la création de contenu sur le Web: leur créativité, leur histoire, leur sens du beau. Ils ont été malheureusement privés des structures légales, politiques et sociales pour l'expression de cet esprit d'entreprendre >>
La France saura t-elle faire comme la Californie, survivre à la disparition du télégraphe, à la fermeture des bureaux de poste traditionnels, et profiter de l'ouverture au monde permis par de nouveaux bureaux de postes webisés. Pourquoi pas, si l'enthousiasme d'un Hervé Utheza prend le pas sur notre scepticisme et notre intellectualisme de vieille nation centralisatrice? Il n'y a pas beaucoup d'autre choix, si nous voulons enfourcher la branche de la co-création du futur, et non nous cramponner à celle de la destruction du passé.
Le cas de la Californie, cet état agricole et minier (le pétrole ayant joué pour cet état le rôle du fer ou du charbon pour la France) devenu en l'espace de trois générations le symbole de la haute technologie est évidemment remarquable. Dès 1980, les entreprises de haute technologie employaient déjà 25% de l'ensemble de la population active de Californie: ce chiffre doit approcher maintenant des 40%. Mais cette métamorphose n'est pas uniquement l'effet du soleil ou d'un climat particulièrement propice, et peut donc inspirer bien d'autres régions ou états. Le phénomène de destruction créatrice est aussi remarquable de l'autre côté du Pacifique, du Japon à la Corée, à Taiwan et à Singapour (...) Peut-être que le sens profond de la thèse de Schumpeter est celui-là: il ne peut y avoir création sans destruction, progrès dans un domaine sans abandons dans un autre.
La Californie a expérimenté en 150 ans cinq révolutions (or, chemin de fer, pétrole, aviation et microprocesseur). Elle a su rebondir à chaque fois, grâce au dynamisme de sa population, multipliée par 300 en 150 ans, continuer à se développer, et se métamorphoser d'une économie essentiellement agricole à une économie hi-tech. C'est peut être un exemple à méditer (...) Ce sont les personnes et les industries qui sauront s'adapter aux modifications apportées par les progrès technologiques qui se placeront systématiquement du côté de la branche créatrice. C'est évidemment pour les autres individus, moins adaptables, que notre société doit trouver une solution, qui ne détruise pas pour autant la sève de la première branche. D'où le projet de Revenu de Dignité pour tous. Tout le monde ne peut être trouveur d'or ou de pétrole, fondeur de chips ou créateur de mode, vendeur de logiciel ou champion de foot. Évitons cependant que les moins adaptables de nos concitoyens ne soient détruits ou laissés pour compte par le phénomène de destruction créatrice. Cela n'était peut être pas possible il y a cinquante ans, cela est indispensable maintenant: et comme Churchill aimait à le répéter, les politiques doivent rendre possible ce qui est nécessaire.
Des machines outils à Internet: revoilà les talents...
Pour Marx, la puissance et le rôle économique des capitalistes étaient essentiellement dus au fait qu'ils possédaient les moyens de production, les machines - ou l'argent pour se les procurer - ainsi qu'un certain surplus leur permettant de ne pas travailler. De nos jours, lorsque la partie réellement industrielle - le secteur secondaire de notre comptabilité nationale - représente moins de 20% du PIB des pays développés, et le secteur agricole moins de 5%, il est clair que cet avantage n'en est plus un. 40 à 50% des emplois sont maintenant dans le secteur des services, presque inexistant il y a cinquante ans. Si la révolution industrielle laisse la place à la révolution des services, qui tournent pour l'essentiel, directement ou non, autour de l'information, qui donc va prendre la place des capitalistes d'antan? C'est sur ce point qu'il est intéressant de lire Bill Gates...
<< Pendant plus de cinq cent ans, l'essentiel du savoir humain a été conservé sous forme de documents papier... la richesse des documents électroniques nous apportera une aide qu'on ne peut attendre d'aucune feuille de papier. On va pouvoir... interroger les bases de données... Il va falloir repenser les notions de documents, d'auteur, d'éditeur, de bureau, de salle de classe >>. La propriété privée, dénoncée par Proudhon et Marx, pouvait empêcher certains d'accéder au pouvoir que représentait la possession de machines. Mais, de nos jours, en dehors de la censure, qui peut empêcher que chacun ait accès à ce nouveau trésor que représente le savoir humain? Une éducation mal adaptée, sans aucun doute, qui ne profiterait qu'aux nantis. Il est donc temps d'intégrer Internet et son utilisation à l'ensemble des cours de culture générale, de l'histoire à l'instruction civique, de la philosophie au français. Au lieu de se plaindre que l'on parle anglais sur Internet, développons du contenu et des sites intéressants en français ou dans toute autre langue ou dialecte, du basque à l'alsacien, du catalan au breton. Qui nous en empêche? Ne nous lamentons pas sur l'exception culturelle française, tout en déplorant que ce soit l'anglais, et non le français, langue de la patrie des droits de l'homme, qui n'ait pas remplacé le latin comme langue universelle. Ne nous isolons pas dans nos certitudes ou regrets dépassés, mettons en commun toutes nos compétences, et elles sont nombreuses.
Bill Gates écrit ainsi: <<...la technologie n'impose pas l'isolement. Le travail en équipe est l'une des expériences éducatives les plus importantes. Dans certaines des classes les plus créatives du monde, ordinateurs et réseaux de communications commencent déjà à modifier la relation conventionnelle entre étudiants, et entre étudiants et professeurs. Les enseignants de l'école Ralph Bunche de Harlem ont créé une unité d'enseignement assistée par ordinateur. Leurs élèves apprennent à utiliser Internet:... en collaboration avec des tuteurs volontaires de l'université de Columbia. Ralph Bunche a été l'une des premières écoles élémentaires américaines à mettre sa plage d'accueil sur le World Wide Web...Les jeunes ont la tête bien faite: on n'a pas eu besoin de leur répéter les avantages du courrier électronique... >>
De la sueur à l'intelligence.
Certes, la technologie ne permet pas tout. On peut l'utiliser sottement, en faisant ce que le gourou du Reengineering, M. Hammer, dénonce comme la bitumisation des sentiers à vache. Sans imagination, sans inspiration, l'introduction des nouvelles technologies peut même être contre-productive. Dans toute démarche humaine, c'est le sens de telle ou telle proposition d'action, de telle ou telle décision, qu'il faut mettre en avant. Il est certes utile de faire diminuer la pénibilité physique des actions menées par les hommes, mais cet objectif ne suffit pas à rendre intelligente l'entreprise branchée. Il ne suffit pas de surfer sur Internet pour décréter que la transpiration a été remplacée par l'inspiration (...)
<< D'ici dix ans, les entreprises du monde entier auront accompli une métamorphose: leur système nerveux sera fondé sur des réseaux capables d'atteindre n'importe qui, n'importe où. Les dirigeants... sont fascinés par la technologie informatique. Mais, avant d'investir, il ne faut pas oublier qu'un ordinateur n'est qu'un outil..., ce n'est pas la panacée. Si j'entends un chef d'entreprise dire je perds de l'argent, je ferais mieux d'acheter un ordinateur, je lui conseille avant tout de repenser sa stratégie >> (LRF).
L'ordinateur ne remplace pas la réflexion, et ne créera pas tout seul le futur du l'homme, même s'il peut nous aider à l'inventer. L'avenir n'est jamais complètement déterminé. Sinon, qu'est-ce qui distinguerait un bon leader d'un chef d'entreprise quelconque: << Les dirigeants d'une entreprise devraient d'abord prendre du recul et réfléchir à la manière dont ils voudraient voir fonctionner leur affaire. Quels sont ses mécanismes fondamentaux, ses bases de données essentielles... La technologie permet d'offrir des services de bon niveau, et c'est ce qu'attendent les clients... >> (LRF).
Le concept de destruction créatrice n'est pas magique, et la liberté humaine peut aller dans le sens de la bêtise et de la régression autant que dans celui de l'intelligence et du véritable progrès. Chacun a rencontré, et peut-être participé à, de nombreuses situations de non-intelligence, d'insuffisance créatrice, de décisions hâtives, dans lesquelles on a décidé d'appliquer une nouvelle technologie sans véritablement réfléchir aux raisons et aux conséquences possibles de cette décision.
(...)
Quand on parle de simplification administrative, les administrés, les clients, sont très rarement consultés, et c'est pire pour les employés administratifs. (...)
Les entrepreneurs qui sauront utiliser intelligemment les nouvelles technologies relationnelles, et faire confiance au réseau de compétences de leurs collaborateurs pour apporter des services nouveaux, feront mieux que leurs concurrents. Après l'exploitation des minerais, ressources naturelles, et celle de la force de travail physique des hommes, ne serait-il pas plus sain, plus noble, et plus efficace, d'exploiter leur imagination. Ou, mieux encore, d'utiliser efficacement leurs compétences et leurs talents en les libérant des arcanes et des contrôles du passé, sans les ensevelir sous des tonnes de formulaires et de procédures. La destruction créatrice passe peut être par la destruction de certaines structures ou mentalités. Une des clés de la régénération de notre société complexe est peut être là.
Du capital mort au capital intellectuel et aux ressources humaines
Marx dans sa formidable tentative pour prouver la responsabilité (collective) des capitalistes dans le phénomène d'exploitation, avait déclaré productif le seul travail vivant. Ce qui signifiait, d'après lui, que, d'une certaine façon, tout ce qui ne correspondait pas à ce travail vivant était du travail mort, ou suivant le mot d'Auguste Blanqui, que << le capital est du travail volé >>. Pour Marx, l'exploitation ne concerne donc pas seulement les prolétaires du moment, mais aussi les prolétaires du passé, dont le travail a été incorporé au capital, dit constant. La production, d'une entreprise, d'une branche ou de l'ensemble de l'économie pouvait donc être décomposée en trois parties, le capital constant, le capital variable, qui permettait la reconstitution de la force de travail (capital variable qui correspond très grossièrement aux salaires et aux prestations sociales), et enfin la plus-value - disons le profit, pour simplifier. On comprend bien sûr l'intérêt idéologique que pouvait avoir Marx en déclarant que le capital n'était autre que du travail mort (correspondant à l'exploitation passée d'une précédente force de travail). Par ailleurs, on peut effectivement considérer que les technologies actuelles utilisent les découvertes du passé, et qu'il ne s'agit évidemment pas d'oublier ce que nous devons à ce passé plus ou moins lointain. Le devoir de mémoire est très à la mode, même si le devoir d'anticipation est sans doute plus nécessaire encore, si nous ne voulons pas donner raison à Paul Valéry, et entrer dans l'avenir à reculons. En revanche, mettre à ce point l'accent sur le travail passé ne semble pas très pertinent, au moment où l'évolution technologique rend de plus en plus rapidement obsolètes, en quelques années, parfois en quelques mois, nombre de ces machines.
En fait, si nous reprenions la terminologie de Marx, nous nous apercevrions que la part du capital constant, mort, est de moins en moins importante dans la décomposition du PIB des pays développés.
En revanche, si nous incorporons à ce capital statique un certain nombre de dépenses, par exemple l'éducation première, la formation, les moyens d'information, il en va tout autrement. Ce n'est pas, ou plus, la possession des machines qui importe de nos jours, mais la manière de les utiliser, et de se servir des technologies. Ce n'est plus le travail mort qui importe, mais l'intelligence vivante et l'innovation. Les véritables compétences ne sont plus dans l'acquis, les connaissances, mais dans les capacités à apprendre, à innover, à s'adapter.
Le capital mort du monde industriel est en train de laisser peu à peu la place, dans ce nouveau monde de l'information et de la communication, au capital humain, au capital intellectuel, avec deux propriétés fondamentales:
1) ce capital ne s'use que si l'on ne s'en sert pas (au contraire du capital constant de Marx),
2) il provient lui aussi des hommes, mais cet enrichissement ne provient pas de leur exploitation mais au contraire de leur acquisition de compétences et de valeur, individuelle et collective..
Certaines entreprises commencent à comprendre toute l'importance qu'il faut apporter au développement des compétences de leurs collaborateurs, ce qui va bien au delà de la notion d'employabilité. Ces entreprises constatent que leurs meilleures chances de succès, c'est dans la capacité d'adaptation et l'intelligence créative de leurs collaborateurs qu'elles les trouveront. Ce management du capital intellectuel fait partie des processus stratégiques de l'entreprise.
Toute entreprise et organisation doit s'efforcer de produire juste, dans les deux sens du terme, juste au sens justice, juste au sens écologique, en utilisant juste les ressources nécessaires. Cela devrait faire partie de sa charte. C'est capital pour elle de procéder ainsi, et, pour cela, elle a besoin de favoriser le développement professionnel et personnel de ses collaborateurs, non par philanthropie, mais par nécessité économique. Si elle ne le fait pas, ses concurrents le feront.
(...)
Le capital constant (à la mode de Marx) est mort... Que vive et se développe donc le capital humain, grâce à l'attention mise au développement et à la reconnaissance des compétences des collaborateurs des entreprises et des citoyens des états.
Ce type d'analyse n'est d'ailleurs pas très loin de certaines des positions du CJD, lorsqu'il affirme: << Pour travailler dans des entreprises plus souples, chacun devra, dans les années qui viennent, faire preuve d'autonomie, de responsabilité, de capacité à s'adapter au plus vite, à prendre des décisions et des initiatives... au plus près des situations, et ce à tous les niveaux et quels que soient le statut et la position hiérarchique...en effet la valeur (de toute entreprise) trouve aujourd'hui sa source dans l'intelligence et l'imagination... L'homme, en portant son propre capital savoir, porte une partie du capital de l'entreprise>> Ce qui montre bien l'importance de ce processus de management et développement du capital humain.
Une des façons de vivre et d'impulser au quotidien cette approche est de développer un management par processus et portefeuille de compétences dans lequel le processus de développement du capital humain serait central. Ce serait le cas d'une organisation comportant les cinq processus suivants:
1 Diriger et Impulser l'Entreprise (ou l'Organisation, ou l'Etat),
2 Comprendre et Stimuler le Marché (ou les Administrés, ou les Concitoyens),
3 Manager les Projets et Missions,
4 Développer le Capital Intellectuel et les Ressources Humaines,
5 Développer la Qualité et Coordonner les Processus et la Logistique associée. (processus qui assure le véritable liant de l'ensemble des processus).
Chacun de ces processus, et plus précisément les processus 2, 3 et 4 sont nourris les uns par les autres. Nous sommes bien loin de la vision passéiste et fort peu interactive de l'homme aux écus qui attendrait plus ou moins patiemment que son tiroir-caisse veuille bien se remplir, du fait des investissements qu'il a pu réaliser dans un capital constant dernier modèle.
Illustration graphique Processus
Quel monde pour les net-surfeurs et leurs enfants?
<< Pendant les périodes de stagnation et d'activité moyenne, l'armée de réserve industrielle pèse sur l'armée active (des salariés)... C'est ainsi que la surpopulation relative, une fois devenu le pivot sur lequel tourne la loi de l'offre et de la demande de travail, ne lui permet de fonctionner qu'entre des limites qui laissent assez de champ à l'activité d'exploitation et à l'esprit dominateur du capital... Le capital agit des deux côtés à la fois. Si son accumulation augmente la demande de bras, elle en augmente aussi l'offre en fabriquant des surnuméraires. Ses dés sont pipés... >>. (LC). Voilà ce que Marx écrivait il y a près de 150 ans. Et même si la carte utilisée paraît très pauvre, son échelle étant extrêmement macroscopique, les objets représentés n'étant que de deux sortes - prolétaires et capitalistes (plus les économistes, sycophantes de ces derniers) - elle semble encore éclairer diablement bien certaines facettes du contexte, ou territoire actuel. Nous pourrions même craindre qu'elle ne passe pour une carte explicative du territoire futur, si nous ne faisons rien contre l'exclusion qui menace d'atteindre 15 à 20% de la population française.
(...)
Veut-on réellement laisser aux êtres humains du 21ème siècle, comme seule alternative, soit l'acceptation passive d'un monde réel déchiré entre deux totalitarismes, de droite et de gauche, soit le refuge dans un monde virtuel, plus ou moins créé par nos fantasmes (...)
Un troisième totalitarisme, très florissant, est celui des intégrismes de toute religion, dont la version dominante semble être l'islamisme. Nous entrons encore là dans le refus d'un monde réel, dont certains aspects sont effectivement repoussants. Cette fuite, faire passer la carte avant le territoire, peut aussi s'effectuer sous une apparence branchée, moderne, pour aboutir à un monde virtuel, qui va des tenants du New Age aux accrocs de la drogue, des surfeurs fous d'Internet aux désespérés des sectes.
Si nous attendons un sauveur temporel qui s'incarnerait dans les décisions d'une autorité toute puissante, c'est effectivement le sort, j'allais écrire l'avenir, qui nous attend. Le monde réel est celui que nous ferons tous ensemble, avec nos différences, nos compétences et nos talents comme avec nos petitesses et nos faiblesses.
(...)
Certains pensent, affirment ou prophétisent que le monde de demain sera nécessairement plus inhumain que celui d'aujourd'hui et plus encore qu'hier. Quand on lit les descriptions apocalyptiques, fort documentées, que Marx fait de l'Angleterre du 19 ème siècle, on a du mal à croire que le 21ème siècle puisse être pire. Et nous avons effectivement toutes les raisons de refuser cet éventuel avenir. Mais nous n'en sommes pas (encore) là. Il est difficile de nier que, collectivement comme individuellement, nous vivons mieux qu'au 19 ème siècle. S'il reste nombre de pauvres, ce nombre s'accroissant hélas depuis une dizaine d'années en France, le seuil de pauvreté jugé inacceptable a fortement progressé.
Nous avons cependant une vision de l'avenir nettement plus pessimiste que celle que nous pouvions avoir il y a 30 ans. Le nombre de suicides de jeunes augmente fortement depuis 15 ans, ce qui, en dehors de son côté dramatique, indique clairement cette non espérance de la jeunesse en des lendemains qui chantent. Il y a 30 ans, on ne connaissait pas suffisamment les horreurs du stalinisme, la faillite des économies des démocraties populaires. On pouvait encore croire que, grâce au communisme, un jour on allait pouvoir raser gratis. S'il n'y avait peut-être pas de véritables débats d'idées, on pouvait au moins opposer des idéologies alternatives. De nos jours, aucune idéologie venue du haut n'arrive à s'imposer. C'est peut être sain, mais cela peut apparaître désespérant pour tous ceux qui cherchent un sens à leur vie
(...)
Certes, on peut aussi objecter, à ma proposition de Revenu Minimum de dignité, que je dis moi aussi que l'on va raser gratis. Il y a cependant deux différences de taille. La première, c'est que je ne parle pas de demain, après un grand soir hypothétique, mais d'aujourd'hui. Assurer gratis le RMD est possible dès maintenant, sans augmenter la ponction fiscale actuelle: 25% du PIB, sur les 55% redistribués actuellement plus ou moins efficacement par l'Etat, c'est possible dès maintenant.
La deuxième différence, c'est que cette proposition est indépendante du mode de production. J'estime certes que le libéralisme économique est beaucoup plus efficace que tout autre mode de production, l'histoire semble l'avoir abondamment prouvé. Mais même si l'on ne partage pas cette conviction, cela ne remet pas en cause la faisabilité du Revenu Minimum de Dignité. Il n'est pas besoin d'attendre que les experts économiques soient tombés tous d'accord sur le meilleur régime économique, x% de libéralisme, y% de dirigisme, z% de redistribution, avec telle priorité à la politique fiscale, telle autre à la politique agricole, etc., ce qui renverrait aux calendes grecques toute mesure d'envergure. Je ne lie pas non plus une telle mesure à la résorption de l'emploi. Sans dire que ces phénomènes sont indépendants, je crains que personne n'ait véritablement le pouvoir de ramener dans un avenir proche le nombre de chômeurs à son niveau de 1974. Ceux qui prétendraient le faire en 5 ou 6 ans, grâce à un partage du travail miraculeusement efficace me semblent appartenir, par contre, à ceux qui pensent pouvoir raser gratis... Quoiqu'il en soit, l'instauration du Revenu Minimum de Dignité, ne peut que rendre le problème du chômage moins délicat à traiter, et ses éventuelles solutions moins idéologiques et controversées.
(...)
L'homme ne vit pas seulement de pain. Mais si la société à laquelle il appartient peut lui procurer ce pain, il est inhumain de le lui refuser. La certitude de pouvoir disposer de ce pain quotidien ne peut qu'être bénéfique, à la fois pour les individus et pour la collectivité. Devoir mendier chaque jour, chaque semaine ou chaque mois un revenu minimum est indigne. De plus, cela augmente le stress de tous ceux qui cherchent presque désespérément du travail rémunéré, et nuit à l'efficacité de cette recherche. C'est souvent lorsque vous n'avez pas un besoin vital de travail qu'on vous en offre, parfois plus qu'à satiété.
Ce n'est que si ce problème du pain quotidien, même un peu chiche, est réglé que nos contemporains pourront recentrer librement leurs activités sur ce qui leur apparaîtra comme l'essentiel. D'aucuns choisiront peut être de s'impliquer fortement dans diverses communautés de discussion sur Internet. D'autres cultiveront une appartenance multiple à des entreprises, des associations, des organisations diverses et variées, leurs degrés de libertés ne se réduisant pas au seul choix binaire << droite- gauche >>. La seule opposition irréductible est celle entre dirigisme totalitaire et libertés individuelles (...)
C'est l'opposition des entreprises hiérarchiques, solidifiées, et des entreprises du quatrième type, fluides, c'est la querelle de l'informatique centralisée contre l'informatique en réseaux, c'est le débat de la communication descendante face à la communication interactive. C'est tout le problème de l'esprit des lois, lois qui devraient être comprises, compréhensibles de tous, et appropriables par tous. Avant de revenir sur le rôle de l'Etat dans un chapitre ultérieur, revenons sur le rôle des communautés - d'amis, de rencontre, d'intérêt, de loisir, religieuses, spirituelles, humanistes - en citant B. Gates: << Avec ces nouveaux moyens de communication, garder le contact avec des amis et des parents installés à des kilomètres de nous sera encore plus facile que maintenant >>. Il ne s'agit pas que d'Internet, bien sûr. N'oublions pas en effet que le nombre d'immigrés utilisant le téléphone cellulaire, le téléphone sans fil, augmente plus vite encore que dans le reste de la population. Pour eux, garder des contacts avec ceux qu'ils ont quittés est primordial. On peut d'ailleurs imaginer que cela posera très vite quelques menus problèmes à nos censeurs: si les transmissions d'information se font sans fil, il ne va pas être facile de les capter, et encore moins de les interdire ou de les contrôler. (...)
De nouveaux contacts, de nouveaux modes de vie, de nouveaux modes relationnels, de nouvelles interactions vont voir le jour, comme l'écrit Bill Gates: <<...on va garder le contact, faire de nouvelles connaissances... Le réseau nous donnera de nouveaux moyens de nous faire des amis... Non seulement vous aller jouer à Starfighter ou au bridge, mais vous aller discuter avec vos partenaires... Les émissions de jeux télé évolueront dès que l'on ajoutera le feedback du téléspectateur... Les émissions sauront qui les suit régulièrement et vous récompenseront de votre fidélité... Plus une communauté électronique sera importante, plus elle aura de valeur pour ses abonnés... Sur les autoroutes de l'information, des applications vous aideront à trouver soit des gens, soit de l'information dans les domaines qui vous intéressent >>.
Economie et société, quels degrés de liberté?
De Marx à... Bill Gates ?
Bruno Lemaire
Commande auprès de l'auteur
Bruno Lemaire,
Service publication,
NTR Conseil,
ZA du Pas du Lac,
10 avenue Ampère,
78, Montigny le Bretonneux.
(80 F par ouvrage, pour les envois en nombre, >5, le consulter par e-mail avant)
blemaire@mail.club-internet.fr
Autres
extraits
Autre ouvrage
Quoi de neuf sur le Réseau d'Activités à Distance?