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La carte n'est pas le territoire, ou la fin des certitudes


Une publication du Réseau d'Activités à Distance-Culture:
"De Marx à... Bill Gates ?"

par Bruno Lemaire

Chapitre 2.


Le contexte historique

Il devient banal de dire que nous n'avons plus ni certitudes, ni même points de repère. C'est aussi la fin d'une vision binaire des choses et des événements. C'est, comme a pu l'écrire C. Handy, l'âge des paradoxes.

Dans un dossier récent consacré à la mondialisation, le rédacteur en chef du magazine Capital, écrit: " La planète Terre rapetisse à grande vitesse. New York n'est plus qu'à un quart de seconde de Paris par Internet. La P.M.E. du coin travaille avec des sous-traitants indonésiens ou hongrois... Ce phénomène... remet en cause notre conception de l'économique et du social... On peut évidemment s'en inquiéter. Crier au scandale quand un industriel ferme une usine chez nous pour en ouvrir une autre en Chine... Mais on peut aussi chercher à s'adapter. Et voir l'avenir en rose...S'adapter, cela demande quelques efforts... "

Notre monde, celui des entreprises comme celui des organisations, celui des salariés comme celui des sans-emploi, change, mais certains invariants ou tendances subsistent. Il en est ainsi du rôle croissant de l'information. C'est aussi la cas du temps et de son accélération apparente.

Temps (et son accélération) et information (et son traitement), sont de plus en plus liés. Pour vendre et produire toujours plus vite, même les produits d'apparence les moins sophistiqués, ou les plus banals, sont bourrés d'informations, ne fut-ce que par le code-barre qui figure dessus. L'immatériel est lui aussi inséparable de cette société de l'information qui est en train d'émerger sous nos yeux.

Nul domaine n'échappe à cette virtualisation et à l'omniprésence de cette information. De la macromolécule d'ADN aux plans de fabrication du dernier réacteur de la Snecma, du message à la Nation du président à la déclaration à l'Assemblée du premier ministre, ..., tout est information, qu'il s'agit de créer, de modifier, de transmettre ou de stocker. Le problème, évident à poser, sinon à résoudre, est alors de déterminer l'information pertinente, l'information efficace, celle qui permet de progresser, d'avancer, de faire mieux que si nous n'en disposions pas.

C'est dans la façon de gérer, ou mieux de manager, cette information que l'on peut déjà voir un premier clivage entre les entreprises de l'ère industrielle finissante et les entreprises de l'âge de l'information. L'entreprise industrielle classique traite l'information comme une marchandise à pousser, du haut vers le bas, ou de l'intérieur vers l'extérieur. L'entreprise du quatrième type traitera l'information comme une ressource partagée, à mettre à la disposition des partenaires, internes ou externes, de l'entreprise. Elle entrera avec ses clients dans une démarche relationnelle plus interactive.

Il y a tout un continuum entre les différents types d'entreprise, continuum qui prend place sur une échelle de complexité qui va de la fermeture à l'ouverture, de la sclérose au presque chaos. Il est cependant possible de mettre en valeur deux catégories d'entreprises foncièrement opposées par leur façon de tenir compte, de traiter, de stocker et de faire circuler l'information et de traiter leurs collaborateurs et leurs clients:


monde/paradigme << industriel >>........................monde/paradigme << informationnel >>

Environnement stable.....................................Environnement changeant

Organisation solide, << structurée >>....................Organisation fluide, par <<patterns/process >>

Récompenses internes (par hiérarchie)..............Récompenses externes (par marché)

Autorité/décision globale.................................Autorité/décision locale

Pouvoir descendant, (règles et réglements).........Auto-organisation, (subsidiarité)

Production puis Vente......................................Vente avant Production

Matériel/tangible.............................................Immatériel/intangible

Energie...........................................................Information

Force..............................................................Intelligence

Stocks............................................................Flux

Quantité de travail..........................................Qualité du travail

Uniformité......................................................Diversité

Optimisation, Planification.............................Amélioration heuristique, Adaptation

Raisonnement Analytique................................Raisonnement Synthétique

Modèles (linéaires) de marchés parfaits............Modèles dynamiques (non linéaires)

Stratégie d'élimination, de territoire.................Stratégie de partenariat, de nomadisme

Entreprises de type 2 (Ford) et 3 (Toyota)..........Entreprises de type 1 et 4


Ce tableau n'implique pas que toute entreprise fluide (colonne de droite) va nécessairement prospérer, et que l'entreprise solide (colonne de gauche) va dépérir. Tout dépend du contexte de l'entreprise considérée. Une entreprise de production de masse, qui pousse produits et informations vers le marché peut fort bien réussir si ses clients potentiels veulent une offre standard. Mais gare au décalage, si le marché de cette entreprise est composé de clients recherchant avant tout une offre sur-mesure et de la réactivité, de clients qui achètent avant que le produit n'existe...

Le tableau précédent est extrêmement concret et peut servir de tableau de bord stratégique à tous les niveaux, de la direction générale (quelle stratégie, quel style de management, quel type de compétences et d'alliances) au marketing. Il concerne le commercial comme la production (flux poussés ou flux tirés, planification vs. anticipation). Il permet de situer les compétences de l'entreprise, et de les positionner par rapport à celles des sous-traitants et autres partenaires extérieurs.

Il est vital de repenser systématiquement le positionnement de l'entreprise vis à vis de ses chalands. Ce processus d'écoute intelligente implique avant tout les commerciaux de terrain, qui doivent être plus capteurs que vendeurs. Mais ce n'est pas suffisant, si l'entreprise tout entière n'est pas une entreprise à l'écoute.

Il serait non moins souhaitable que l'Etat comprenne aussi qu'il lui faut être à l'écoute de ses concitoyens. Certes, en dépit de l'ouverture des frontières européennes, il n'y a pas encore vraiment concurrence entre les états, et les français mécontents du gouvernement ne votent pas avec leurs pieds, en s'expatriant, sédentarisme gaulois oblige. Mais même les plus sédentaires de nos concitoyens comprennent que cette sédentarité n'est pas un avantage acquis à ne remettre en question sous aucun prétexte. Si les slogans vivre et travailler au pays restent vivaces, de plus en plus de personnes acceptent de s'éloigner de leur lieu de naissance ou de la localité de leur enfance. Il est vrai aussi que, à l'inverse, les enfants tendent à rester plus longtemps qu'auparavant au domicile de leurs parents, quand domicile il y a.

L'évolution prévisible et imprévisible: la fin des certitudes

Il est fort instructif d'utiliser la démarche des biologistes, naturalistes et ethnologues pour tenter de comprendre l'évolution, les évolutions, du monde moderne et de ses principaux constituants. Darwin avait imaginé un certain nombre de principes d'évolution, dont la plupart ont été confirmés par travaux modernes de la génétique.

Parmi ces principes, citons l'interactivité, la compétition (et parfois la coopération), les mutations, la différenciation, la spécialisation et la sélection (des plus aptes). Entre la cellule de base d'une graminée quelconque et celle de l'être humain, ces mêmes principes s'appliquent, à ceci près que l'homme semble être le seul être vivant conscient de cette évolution et susceptible de l'infléchir plus ou moins. L'homme procède aussi par essais et erreurs, comme tout autre assemblage de cellules élémentaires. Il peut, de plus, capitaliser sur ces expériences, par la transmission indirecte et relativement rapide de ces expériences. L'invention de l'écriture, il y a quelques millénaires, celle de l'imprimerie, il y a quelques siècles, du téléphone au siècle dernier, des ordinateurs il y a cinquante ans, ont beaucoup fait pour que cette transmission d'informations soit de plus en plus efficace. Plus rapide, en tout cas, qu'une simple contamination de voisinage, du temps où les traditions orales étaient les seules possibles. Entre l'âge de la pierre brute et celui de la pierre taillée, il a fallu des millénaires. Entre l'invention du téléphone filaire, analogique, et la dissémination universelle du téléphone cellulaire, numérique, il n'aura pas fallu beaucoup plus qu'un siècle.

Entre les aborigènes d'Australie et l'homme dit moderne, les différences socio-technologiques, bonnes ou mauvaises, s'expliquent essentiellement par la vitesse de transmission des informations, leur mémorisation, et leur portée de diffusion. L'aborigène est plus apte à écouter la nature, et à survivre individuellement en milieu naturel. L'homme moderne, individuel ou collectif, a d'autres talents, qui ne lui serviraient pas à grand chose s'il perdait l'accès à l'information et tout contact avec ses semblables. C'est l'un des inconvénients objectifs de la spécialisation et de l'émergence des technologies modernes. Certains y verront une régression de l'homme et des sociétés humaines, incapables de se passer d'artifices. D'autres en déduiront la thèse inverse, et la victoire de l'homme sur la nature.

La vie moderne utilise un nombre croissant de technologies de moins en moins naturelles, et souvent ignorées de la plupart d'entre nous. Que nous le souhaitions ou non, nous ne pouvons plus nous passer des autres pour les choses les plus élémentaires de la vie quotidienne. Une des rares certitudes qu'il nous reste est sans doute qu'aucune explication du monde, aucune théorie économique, ne peut, ou ne devrait, ignorer ces interactions entre les hommes. Pourtant la plupart des économistes oublient ces interactions dans leurs recommandations de politique économique. Il en est encore de même pour de nombreux chefs d'entreprise, en particulier ceux des entreprises dites tayloriennes, qui ne semblent avoir de cesse de rigidifier les interactions entre leurs collaborateurs afin de pouvoir faire comme si elles n'existaient pas. C'est un peu comme si on oubliait totalement, en biologie, les principes d'interactivité entre cellules, ou en chimie, les relations d'oxydation ou de réduction, ou les associations moléculaires.

Les entreprises, en tant qu'agrégats d'êtres humains ayant une certaine finalité (la création de richesses, sous certaines contraintes et à l'intérieur d'un certain contexte), n'obéissent pas à des principes fondamentalement différents des cellules vivantes. Une entreprise, en tant qu'ensemble d'être humains, va parfois muter, par hasard, nécessité ou créativité. Si elle réussit, elle sera suivie dans sa voie par d'autres entreprises. Si elle échoue, elle tentera de suivre une autre voie. Si elle s'entête dans son erreur, elle disparaîtra, comme tout ensemble non viable de cellules.

Bien entendu, ces mutations ou transformations individuelles, à l'échelle d'une ou de plusieurs entreprises, ont toujours existé. Ce qui est plus nouveau, c'est que ces mutations deviennent de plus en plus fréquentes, de plus en plus nombreuses. Nous ne sommes plus dans l'ère industrielle, dans laquelle on changeait, au maximum, une ou deux fois de métier ou de fonction dans sa vie. Le temps pertinent pour une génération de travailleurs n'est plus 15 ou 20 ans, mais 15 ou 20 mois. Un chômeur de longue durée, il y a 30 ans, aurait pu rester 9 ou 10 ans sans travail sans être véritablement dépassé par l'évolution de son métier. De nos jours, un chômeur qui reste plus d'un an sans travailler risque de voir ses compétences professionnelles prendre un retard bien difficile à rattraper.

Toutes les activités de l'entreprise, ses processus, informatisés ou non, vont être concernés par ces mutations. Lorsque l'imprévu devient certain, ce sont les capacités d'adaptation et d'anticipation qui deviennent les compétences essentielles de toute entreprise, de tout organisme.

Les processus de l'entreprise vont être de plus en plus tirés et scandés par ses clients et ses partenaires. Ils vont devoir être modulables, asynchrones, tout en restant efficaces. Les façons de produire, de vendre, de distribuer, ne vont plus être endogènes, mais tirées par la demande. Les décisions de l'entreprise seront de moins en moins rythmées a priori par une horloge productionniste, au cadencement aveugle.

Les entreprises classiques, optimisantes, ne peuvent gérer la complexité du vivant, au contraire d'entreprises plus organiques, plus réactives. Ce sont ces entreprises du quatrième type qui pourront s'ajuster à un monde de plus en plus perturbé, instable, imprévisible, non-linéaire et donc non-planifiable.

Petites causes, grands effets: un exemple de non-linéarité et d'imprévisibilité

Mais à quoi peut donc bien servir un tel modèle? Faut-il encore se fier à la science, si même les scientifiques nous disent que tout n'est pas calculable. Descartes et Newton doivent s'en retourner dans leur tombe. Le lecteur peut aussi penser que si cette histoire de papillon ne manque pas de piquant, elle ne concerne peut-être que les météorologues et leurs grenouilles...

Il est vrai qu'au pays de Descartes, chaque écolier, étudiant, voire savant est tenu de penser qu'une vraie science se caractérise par ses possibilités de prévision et ses certitudes. Alors, la météorologie... pourquoi pas la chiromancie ou l'alchimie ?

Les modèles météorologiques sont pourtant de plus en plus précis et performants. Ils arrivent à prévoir raisonnablement le temps avec quelques heures, parfois 2 ou 3 jours, d'avance. La météorologie est une science aussi noble qu'une autre. Le seul problème, de taille, est qu'elle traite de phénomènes intrinsèquement divergents.

En fonction d'une situation donnée, au jour J, à l'heure H et au lieu L, on peut calculer avec une précision assez grande la situation au jour J, à l'heure H + 1, au même lieu L. Mais cette précision s'estompe très vite, exponentiellement, au fur et à mesure que l'on s'éloigne du jour J, de l'heure H ou du lieu L. Nous sommes dans une situation non déterminée, et même non déterminable. Cela ne signifie pas qu'il faut se passer de ces modèles. Ils ne sont pas imparfaits, ils sont seulement non calculables analytiquement. Ils n'ont pas de solution précise (on peut rapprocher ce constat de l'indécidabilité logique mise en valeur par Turing et du théorème d'incomplétude de Godel). En fait, cette incertitude se retrouve plus généralement dès qu'il y a des interactions entre les particules, les cellules, les choses, dont le modèle essaye de décrire le mouvement. C'est le cas en météorologie - interaction entre les particules de poussière, les molécules d'eau ou d'air, l'ozone de l'air, les différences de température, le relief des lieux, le battement d'ailes du papillon, les rejets d'hydrocarbure dans l'atmosphère. C'est vrai aussi en biologie, en dynamique des fluides, en thermodynamique, en chimie, etc.

Il est difficile de trouver un domaine réel où ce type d'interactions puisse être négligé. C'est pourtant ce que l'on a fait depuis deux siècles en économie, et c'est ce que les tenants du partage du travail continuent à faire. Il n'est donc pas surprenant d'avoir des modèles économiques totalement irréalistes, voire incohérents ou contradictoires. Ces modèles négligent pour la plupart les interactions entre les agents économiques dans le cadre des marchés boursiers ou des marchés des biens et services produits, les fameux marchés où sont censés se rencontrer l'offre et la demande.

Messieurs les économistes, ouvrez donc les yeux, et acceptez de voir enfin que le roi est nu. Non, les marchés ne sont pas parfaits, de par le fait que les êtres humains, tels des molécules d'eau et d'air, ou tels des gènes, virus ou autres cellules, interagissent entre eux. Le mouvement de l'économie ne peut être assimilé à celui d'un solide, dont les équations pourraient se ramener à des équations linéaires dont un cerveau astucieux pourrait calculer les solutions d'équilibre. Le seul cas où les marchés seraient parfaits, c'est, paradoxe des paradoxes, s'ils cessaient d'exister, c'est à dire si un pouvoir dictatorial tout puissant décidait de figer dans le bronze tous les échanges, et d'interdire toute interaction entre les différents acteurs, en particulier les consommateurs et les producteurs. Le destin de chacun serait alors déterminé.

Les économistes ne m'ont certes pas attendu pour se rendre compte qu'il y a des interactions entre les différents homo economicus. Mais ils ont considéré ces interactions comme des imperfections - comme si la vie était une imperfection par rapport à la non-vie - et le dynamisme du monde comme une suite de situations statiques.

Deux raisons théoriques peuvent expliquer une telle situation de la science économique. La première, c'est que jusqu'à une époque récente (30 ou 40 ans), seule la résolution mathématique, analytique, avait droit de cité. Le calcul numérique était considéré comme une discipline indigne des vrais théoriciens. Comme les seuls modèles mathématiques admettant des solutions calculables étaient des modèles linéaires, tout scientifique cherchait à ramener son explication du monde à un modèle linéaire. L'enseignement de l'algèbre, du collège à l'université, a d'ailleurs longtemps privilégié l'étude des équations et systèmes linéaires (algèbre linéaire, espaces vectoriels, etc.), cette approche débouchant sur des problèmes résolubles. Les économistes se sont donc conformés à cette longue tradition, sans états d'âme particuliers. Les plus ouverts d'entre eux se doutaient que le monde n'était pas linéaire, mais ils faisaient taire leurs scrupules en se disant qu'ils pouvaient sans doute faire comme si le monde était linéaire. Les plus savants cherchaient à linéariser d'éventuels modèles non-linéaires, et donc à se ramener cartésiennement au problème précédent.

L'irruption de l'ordinateur, en tant que moyen de calcul, a tout changé. De nombreux scientifiques se sont aperçus qu'ils pouvaient simuler le comportement d'un système, pas à pas, même s'il n'était pas possible d'en calculer la solution. Les physiciens ont été les premiers à le faire (la mise au point de la bombe atomique l'exigeait). Les chimistes, les thermodynamiciens, les généticiens, les biologistes, l'ont fait. Le développement extraordinaire, un peu terrifiant, de la génétique n'aurait pu avoir lieu sans l'utilisation intensive d'ordinateurs-calculateurs. La simulation de systèmes complexes, non linéaires, a été utilisée un peu partout, pour tester l'efficacité d'une molécule ou pour tenter de comprendre les phénomènes de bouchon sur une autoroute.

Les économistes ne se sont pourtant pas bousculés pour utiliser ces nouvelles possibilités de calcul et d'explorations dynamiques. Ils ont continué à obtenir prix Nobel sur prix Nobel, de Samuelson à Allais, de Solow à Arrow, en apportant raffinements mathématiques sur raffinements mathématiques à des modèles fondamentalement statiques et dont l'interactivité était à tout jamais bannie. Ceux qui ont voulu parler d'interactivité, de concurrences et de monopoles, d'économies vivantes et d'entreprises réelles, d'innovations et de créativité, de la véritable vie en somme ont du abandonner le champ de bataille, celui des marchés parfaits des théoriciens de l'économie. Ce fut le mérite de M. Porter, de H. Mintzberg, de Hamel et Prahalad, et, dans un certain sens de K. Marx plus d'un siècle plus tôt. S'ils n'ont pas obtenu le prix Nobel, ils ont pourtant bien mérité de l'économie réelle, concrète, vivante.

A la décharge des spécialistes de l'équilibre général, il faut aussi dire que le contexte était différent. Lorsque l'environnement est relativement stable, lorsque les technologies évoluent assez peu, les interactions entre les acteurs économiques peuvent à la rigueur être négligées. Lorsque le taylorisme rigidifiant règne en maître, on peut sans doute se contenter d'étudier une économie statique, ou en évolution lente.

Mais dans le monde contemporain, dans lequel nos relations avec l'espace et le temps sont bouleversées, où les interactions entre les différents acteurs économiques sont de plus en plus importantes, la théorie de l'équilibre général devrait apparaître dans toute sa nudité. Elle n'offre qu'un intérêt très limité pour l'étude concrète des systèmes socio-économiques concrets. Elle continue malheureusement à inspirer de nombreuses décisions politiques. L'idéologie associée, celle de la main invisible (à ne pas confondre avec le principe, discutable ou non, de laissez faire). Ces catastrophes ont pu se produire soit en cherchant à favoriser toujours davantage cette main invisible, soit en cherchant à paralyser cette main. Le tout-économique et le tout-étatique relèvent de la même approche erronée, l'oubli des interactions entre les acteurs économiques.

Il est aussi absurde de suggérer que tout doit être subordonné à l'économie que d'affirmer le contraire. Les égoïsmes particuliers ne conduisent pas à un optimum général, pas plus que le dirigisme à une croissance optimale. L'imagination, la créativité ne se décrètent pas, même si on peut en favoriser l'éclosion, jamais équilibrée.

Si nos gouvernants veulent gouverner juste, il serait temps qu'ils ne se limitent plus à l'utilisation d'outils ou de théories newtoniennes. Ils ne peuvent plus se contenter d'administrer - comme on administre une purge, ou des médicaments - en se réfugiant derrière leurs certitudes d'experts. Ils doivent prendre en compte le fait que les systèmes économiques en général, et les entreprises en particulier, sont des systèmes flexibles, auto-déformants, aux multiples interactions.

Le lasso des gauchos argentins, un ensemble de pierres reliés par des cordes, illustre concrètement ce type de système à plusieurs corps interactifs. Essayez de le lancer, vous verrez que c'est tout un art, simplement pour ne pas se le prendre dans la tête. Alors, arrêter avec cet instrument un taureau au galop demande une sacrée expérience, et une certaine maîtrise (empirique) de la dynamique non newtonienne des systèmes non linéaires.

Les conséquences de ce phénomène de résonance, connu pourtant depuis les travaux de Poincaré, commencent seulement à être pleinement appréciées. Là encore, il convient de dire que ce type de problèmes va à contre-courant de la tendance analytique des trois derniers siècles. L'indéterminisme n'a toujours pas bonne presse chez les scientifiques, même si c'est un sujet passionne les philosophes et les humanistes. Le non-déterminisme est pourtant inscrit dans la non-linéarité (ou non-intégrabilité) des systèmes d'équation du mouvement d'un système possédant au moins trois sous-parties s'influençant mutuellement. Cet indéterminisme est d'autant plus grand que les interactions mutuelles sont plus grandes par rapport à l'impulsion initiale donnée au centre de gravité de l'ensemble.

Bien sûr, certains patrons de droit divin, quelques syndicalistes aussi, cartésiens dans l'âme, ont pu se laisser abuser par la simplicité associée à l'absence d'interactions entre acteurs économiques, au moins à l'intérieur d'une entreprise donnée. Ils ont pu, et peuvent encore, penser que dans une entreprise, chacun doit rester à sa place, sans faire preuve d'initiatives intempestives. Pour de tels patrons, c'est le rôle de la hiérarchie de fixer chaque rôle, et de faire en sorte que chacun s'y cantonne. Pour certains syndicalistes, la peur d'être accusés de social-traîtrise ne les incite pas à participer à la cogestion ou au développement d'entreprises auto-organisées, sinon autogérées.

Dans le contexte industriel de l'après-guerre, une entreprise a pu être considérée comme une entreprise solide. La mécanique newtonienne s'appliquait, le mouvement de l'entreprise correspondait peu ou prou à celui qui était souhaité, voulu, impulsé par son Pdg. Les entreprises tayloriennes pouvaient correspondre à cet archétype. Admettons donc que nos économistes, comme nos Pdg trop newtoniens et nos syndicalistes trop cartésiens, n'aient pas eu il y a 15 ou 20 ans assez d'imagination pour entrevoir qu'il pouvait, et qu'il y allait avoir d'autres entreprises que celles là.

Mais, de nos jours, il n'est plus possible de s'en tenir à ce contexte. Même en France, un certain nombre d'entreprises commencent à vouloir remettre en cause les principes hiérarchiques séculaires. Un certain nombre de patrons, de P.M.E. le plus souvent (mais on peut aussi citer les dirigeants d'Air Liquide, de certains établissements ou de business units de Matra, de A.B.B. ou de 3M, etc.) commencent à accepter de voir leur rôle changer. D'ailleurs, peuvent-ils faire autrement, lorsque leurs concurrents étrangers se sont lancés dans cette réinvention flexible, dans cette recherche de valeur ajoutée, dans cette nouvelle approche et écoute du client.

Même les plus accrocs de l'équilibre général vont sans doute finir par se rendre compte ce sont des individus, et non des robots, qui évoluent et travaillent à l'intérieur des entreprises. Si nous voulons véritablement comprendre l'évolution et accompagner la transformation d'entreprises turbulentes, aux organisations flexibles, dans lesquelles les compétences des individus s'accompagnent de plus en plus d'une autonomie croissante, les analyses newtoniennes, statiques, deviennent intenables.

Le mouvement de l'entreprise ne peut plus être assimilé à celui de son Pdg. L'entreprise sclérosée des Temps Modernes laisse peu à peu la place à une toute autre entreprise. Cette nouvelle entreprise, beaucoup plus vivante, doit se repositionner en permanence, tiraillée qu'elle est entre les mouvements désordonnés, parfois quasi-chaotiques, d'une créativité exacerbée et les procédures planifiantes et rigidifiantes d'une technostructure trop souvent pesante et archaïque. Cette entreprise du quatrième type est perpétuellement sur le fil du rasoir entre implosion et explosion, entre sclérose et chaos. C'est la fin des certitudes...

Entre l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse, entre l'analyse et la systémique, entre la simplicité et la complexité, la nature, ou Dieu, ont choisi. Ils n'ont pas choisi la linéarité, hélas pour nos modèles mathématiques, ils ont opté pour la non-linéarité. Ils n'ont pas choisi des cellules, ou des particules, ou des robots, à la trajectoire programmée de toute éternité, indépendants les uns des autres, sans influences. Bien au contraire, notre monde est sous influences, des voisins, des concurrents, des autres espèces, des idées des autres. C'est à la fois la grandeur et le mystère du monde.

Aucune évolution n'aurait été possible sans ces interactions et influences réciproques. Le monde en serait resté, à un facteur d'échelle près, dans le même état depuis le big bang originel. Notre ancêtre Lucy n'aurait eu comme descendants que des clones, on ne se poserait nulle question sur l'inégalité supposée des races ou des cultures, ni le feu ni la roue n'auraient été inventés.

Quoiqu'il en soit, il n'est plus possible de traiter le monde moderne comme si il était planifiable, figé, prévisible. Notre monde postindustriel, informationnel, plein de contradictions sans doute, mais aussi riche de potentialités qui ne demandent qu'à s'exprimer, réclame autre chose.

Il ne suffit certes pas de dire tous en réseau, ou hors d'Intranet point de salut, pour que nos 3, 2 millions de chômeurs et nos 2 millions de RMIstes retrouvent un emploi dans leurs cordes.

Le moment de vérité de la confrontation Offre-Demande

Notre monde incertain, aussi imprévisible et chaotique soit-il devenu, possède encore quelques invariants, quelques principes de fonctionnement. C'est ainsi que si la loi de l'Offre et de la Demande a connu moult avatars depuis la nuit des temps, certaines de ses caractéristiques transactionnelles n'ont pas changé depuis les premières caravanes babyloniennes ou chinoises. A un moment donné, deux personnes sont d'accord pour échanger deux marchandises. Que d'autres personnes, ailleurs ou au même endroit, au même moment ou non, procèdent ou non au même échange importe peu. Le seul moment de vérité pour nos deux acteurs particuliers est celui où l'échange a été conclu. Seuls les théoriciens de l'économie - ou les planificateurs soviétiques - ont pu penser qu'aucune transaction n'allait pouvoir se dénouer tant que l'ensemble des transactions n'avait pas eu lieu.

(...)

Mais cette loi de l'Offre et de la Demande n'a pas à être confondue avec le fonctionnement prétendument équilibré d'un marché qui serait décrété fondamentalement stable, tel un pendule qui oscillerait autour de sa position normale d'équilibre. La loi de l'Offre et de la Demande est un phénomène d'interactivité écologique vieux comme le monde, et donc de portée universelle. C'est un principe que l'on retrouve dans tout territoire ou écosystème, dès lors qu'il y a des échanges, marchands ou non. L'équilibre éventuel d'un marché correspond, lui, à une grille de lecture, une carte. Cette carte peut être, ou non, utile, pour comprendre le territoire, mais n'a aucun caractère universel.

La loi de l'Offre et de la Demande ne doit être ni divinisée, ni diabolisée. Elle représente seulement le fonctionnement d'échanges libéraux, dans un contexte où les acteurs économiques sont supposés libres de proposer ou de demander biens et services. Cette loi n'a aucune vertu idéologique ou théologique, nul théorème ne démontre que dans un contexte évolutif et interactif, elle mène toujours à l'optimum - la non-linéarité sous-jacente implique qu'il n'y a pas, en général, de meilleure solution. Il se trouve que, empiriquement, on a pu constater que cette loi donnait des résultats plus efficaces que des principes moins libéraux. De la même façon, il n'était pas certain, ni écrit, que les descendants de Lucy seraient plus efficaces que leurs cousins primates. Il se trouve simplement que la liberté génétique a conduit à de meilleurs résultats que si un savant fou avait décidé, il y a deux millions d'années, que la seule évolution génétique possible serait celle qu'il déciderait et imposerait. On touche d'ailleurs là à des problèmes de bioéthique qu'il serait sans doute bon d'aborder d'une manière historique et anthropologique. Il est à peut près sûr que certaines manipulations génétiques ne sont pas acceptables. Mais qui peut, qui doit en décider? Que se serait-il passé du temps de Lucy si un conseil de bioéthique avait existé parmi les chimpanzés ou les premiers homo erectus...

Pour en revenir au domaine économique, la liberté d'entreprendre et de commercer est un principe dont peu de gens contestent l'efficacité économique. Cela ne signifie pas que ce principe soit le seul à avoir droit de cité, qu'il ne puisse être encadré, ou recadré, par d'autres. Rappelons aussi que le principe libéral de l'Offre et de la Demande n'est qu'un moyen, et non une fin. Il s'applique sur des marchés, locaux ou globaux, et plus généralement dès que deux personnes veulent échanger quelque chose, bien ou service, et dès que ces personnes ne sont pas contraintes de le faire. L'une est libre de vendre - quelles que soient les raisons de ce faire - l'autre est libre d'acheter - quelles que soient ses raisons de le vouloir. Certains peuvent penser que cette liberté n'est pas bonne, ou pas juste et qu'il convient de s'interposer, de faire le bien de l'autre pour lui, malgré lui. Mais comme le dit le proverbe berbère: "tout ce que vous faites pour quelqu'un, quand ce n'est pas avec lui, est contre lui".

C'est ce principe de liberté, de non déterminisme, et d'interaction entre les individus, qu'il est essentiel de garder à l'esprit. Il peut être associé à d'autres principes, plus ou moins complémentaires ou restrictifs. Mais le seul principe qu'on puisse lui opposer est celui imaginé par Voltaire: celui du grand horloger de l'Univers, qui aurait une fois pour toutes décidé du sort de chaque être de l'univers. C'est de ce principe que se sont inspirés, non seulement les planificateurs soviétiques, mais aussi les spécialistes tayloriens du management scientifique ainsi que la plupart des économistes occidentaux, censés pourtant défendre le libéralisme. Nos apprentis horlogers - et sorciers - ont seulement confondu liberté d'action, principe dynamique par excellence, et marchés parfaits, contexte statique par construction.

La liberté contrainte reste liberté

Ce principe de liberté ne signifie pas tout est permis. Un gène particulier d'une graminée quelconque ne peut pas s'associer à n'importe quel autre gène, ou coder n'importe quelle transformation de la cellule à laquelle il appartient. Seules certaines interactions sont possibles. Dans le contexte des sociétés humaines, ou des entreprises et organisations, il n'est pas anti-liberté d'interdire certaines actions, ou l'échange de certains biens ou services. La société peut décider qu'il est interdit de consommer de l'héroïne, interdit de procéder à certains actes contre nature, interdit de faire travailler des enfants en dessous d'un certain âge. Ce peut être des interdits moraux, ou des interdictions pénales. Mais elle ne peut dire ce qu'il faut faire, encore moins comment il faut le faire. C'est plus qu'une nuance, c'est la différence entre dirigisme - quelqu'un s'arroge le droit de décider pour vous ce que vous devez faire - et la liberté, même contrainte.

Dans le cadre des entreprises, et de leurs relations avec leurs clients, la liberté individuelle et collective dont nous venons de parler, a un certain nombre de conséquences. Tout fournisseur, quel que soit son métier, doit être en phase avec son marché (jamais parfait, presque jamais stable). Certains marchés sont fondamentalement des marchés d'Offre: l'Offreur/Producteur fait alors la loi. Les autres marchés, en pleine progression, sont des marchés de Demande. Le client se fait prier, il a le choix, il se sent roi. Le passage d'un type de marché à un autre n'est pas simple, ni pour les entreprises, ni pour leurs dirigeants et collaborateurs.

Emergence du client infidèle et développement de l'interactivité

Dans de nombreux marchés (de plus en plus volatils, instables) le client apparaît toujours davantage comme le client roi. Il n'a jamais été aussi vital d'être à l'écoute, interactive, de ces nouveaux clients potentiellement volages. Chaque commercial nouvelle vague doit être un peu consultant. Il doit aider son client potentiel à formuler ses besoins. Il ne peut plus faire de la vente forcée, du hard selling, il doit se convertir à la vente douce, au soft selling.

Pour ce faire, il va devoir entrer en quelque sorte dans l'intimité de son client, et pourra être aidé pour cela par les nouvelles technologies relationnelles favorisant cette connaissance interactive et évolutive. Le commercial nouveau aura aussi à avoir des qualités de chef de projet, lorsqu'il s'agira de bâtir, de plus en plus vite, une solution adaptée, presque sur-mesure. Dans de nombreux cas, ce seront la vitesse de compréhension et les délais de livraison qui s'avéreront essentiels. Le client n'a plus la patience, ni l'obligation, d'attendre. D'où le talent de certaines entreprises, et leur succès, lorsqu'elles réussissent à satisfaire suffisamment leurs clients pour qu'ils leurs restent fidèles.

L'émergence de clients fugueurs impose de rechercher une plus grande intimité entre tel ou tel client, ou telle ou telle facette d'un certain client, et les entreprises elles-mêmes. L'idéal serait qu'un client donné puisse trouver dans un réseau d'entreprises partenaires, qu'on l'appelle entreprise étendue ou organisation virtuelle, la satisfaction de la majorité de ses besoins d'une certaine catégorie (loisirs, équipement ménager, etc.). On peut ainsi penser à un voyagiste, qui s'associerait à une chaîne d'hôtels et de restauration, à un transporteur, à un loueur de voitures, à un organisme de crédit, etc. C'est ce qu'une compagnie aérienne comme (United Airlines) s'efforce de faire depuis 2 ou 3 ans, mais elle n'est évidemment pas seule dans ce cas. Si toutes ces entreprises travaillent ensemble, chacune avec une réelle valeur ajoutée et une orientation client commune, on conçoit l'impact qu'elles peuvent avoir sur leur marché, et le peu d'incitation que pourra avoir le client à sortir de leur sphère d'influence.

Le temps et sa maîtrise, facteur et levier stratégiques des entreprises

A côté de cette loi de liberté, et de vie, avec tous ses dangers mais aussi ses potentialités, figure un autre facteur clé, celui du temps dans les mécanismes économiques et humains. Rien n'est instantané (sauf pour les théoriciens de l'équilibre général). Il faut un certain temps pour qu'une transaction, un échange, s'accomplisse.

L'information n'échappe pas à cette règle. Il faut du temps pour que les informations se propagent, même si ce délai se raccourcit d'année en année, et il faut aussi du temps pour que les différents acteurs économiques réagissent aux actions de leur partenaires, concurrents, associés ou collaborateurs. Mais face à ces délais, ceux qui géreront mieux que les autres ce temps et son écoulement auront un avantage indéniable. Le slogan Time is money n'est pas nouveau. Mais il prend tout son sens dans le contexte actuel, celui d'une accélération prodigieuse du changement.

L'environnement technologique et concurrentiel de l'entreprise change, et tous ces changements s'accélèrent. L'entreprise est donc sommée de changer, ou de disparaître. Le temps réel, concret, des différents acteurs économiques et sociaux doit s'ajuster à cette nouvelle donne. La stratégie de l'entreprise va prendre en compte les différentes horloges, les constantes de temps de ses partenaires, clients, collaborateurs ou actionnaires. Face aux incertitudes d'un environnement de plus en plus indéterminé, complexe, voire chaotique, c'est sa seule chance de gagner dans l'incertain, et parfois de simplement survivre.

D'une logique de stocks à une logique de flux

Pour accentuer encore ce rétrécissement du temps pertinent, il y a aussi le phénomène de tertiairisation des économies contemporaines. Les entreprises et les emplois de service produisent déjà actuellement près de la moitié du PIB des pays du G7, (près de 60% aux USA), et les créations d'emplois associées représentent plus des 3/4 des nouveaux emplois. Comme, par définition, les services ne sont pas stockables, on comprend qu'il faut pour les industries associées être à la fois proches du consommateur et extrêmement réactives. L'immatériel l'emporte de plus en plus sur le matériel, les services sur les biens, l'anticipation sur la planification.

Cette évolution conduit aussi à ce que l'asynchronisme complète et remplace parfois le synchronisme classique. Il est en effet très difficile de synchroniser les horloges de différents partenaires, aux rythmes nécessairement différents. De la même façon que dans la vie il y a des lève tôt et des couche-tard, des gens en avance et d'autres en retard, les acteurs économiques n'obéissent pas à la même horloge interne, d'où l'importance de ne pas rater l'heure des rendez-vous, moments de vérité et de synchronisation dont la rareté rend la qualité encore plus précieuse.

Il ne sert pourtant à rien d'être en avance. En fait, il faut s'efforcer de faire les choses le plus tard possible. Cette suggestion peut paraître paradoxale. Cela semble aller contre le dicton rien ne sert de courir, il faut partir à point. C'est pourtant la seule façon de ne pas constituer de stocks inutiles, de fonctionner en flux tirés, et non poussés. Il ne s'agit pas, bien sûr, d'arriver après la bataille. Mais si vous arrivez trop tôt pour tenter de conclure une transaction économique, vos concurrents ont le temps de se préparer, et éventuellement de faire une contre proposition plus intéressante. De plus, les clients sont si versatiles qu'ils ont le temps de changer dix fois d'avis, si vous leur proposez quelque chose avant qu'ils ne soient prêts à l'entendre ou à l'acheter.

Ainsi, pour de plus en plus d'entreprises, il s'agit de participer à l'Offre, mais au dernier moment, ce qui est la meilleure façon de se caler sur l'horloge du client. Si votre client a besoin d'un produit ou d'un service à 13 heures, il ne faut pas le livrer à 12h50, ni, bien sûr, à 13 h05, car il se sera alors tourné vers votre concurrent. C'est vrai pour l'acheteur de hot dog, de pizza, ou de micro ordinateur, mais c'est vrai aussi pour le service achat des constructeurs automobiles ou de la grande distribution. Ce n'est qu'à ce moment que vous pourrez être sûr d'avoir bien anticipé et compris les attentes de votre client. Avant cet instant de vérité, l'incertitude règne, et, dans un marché qui sera toujours de plus en plus dominé par la demande, concurrence, information et liberté obligent, le risque lié à cette incertitude sera de plus en plus du côté du vendeur.

Il ne s'agit donc plus pour l'entreprise de camper sur ses positions, et de se prémunir des mauvais coups de la concurrence par une démarche de type ligne Maginot. L'environnement est trop instable pour cela, les attaques ou les opportunités viendront rarement du côté prévu, ou espéré. Constituer ne fut-ce que des en-cours peut avoir un effet dramatique, non seulement sur la trésorerie, ce qui serait un moindre mal, mais encore sur les ventes effectives, actuelles et futures. C'est ainsi qu'une étude récente diligentée par Wal Mart, la chaîne d'hypermarchés la plus rentable du monde, montre qu'en moyenne, 30% des produits recherchés par un client d'un hypermarché classique ne se trouvent pas dans les rayons de cet hypermarché. D'où une perte sèche et un effet contre publicitaire évident. Plutôt que de stocker de nombreux exemplaires d'un même produit, Wal Mart s'efforce d'être extrêmement réactif, ce qui conduit cette entreprise à avoir plus de références et moins de stocks que ses concurrents. Wal Mart est vraiment entré dans cette nouvelle logique de flux et d'adaptabilité.

Là encore, si les marchés étaient aussi parfaits que ce que prétendent les théoriciens, le fait d'avoir des stocks ne serait pas gênant, au contraire puisque cela aurait l'effet de permettre de plus grandes séries, et donc des prix unitaires plus bas. En revanche, il ne sert à rien d'avoir des prix bas, lorsque le produit ne correspond pas à la demande des clients! Toujours ce problème d'adéquation de l'Offre et de la Demande, lorsque les consommateurs ont le choix, et donc la liberté de choisir.

Il est vrai que nous sommes nombreux à nager en pleine contradiction. Nous voudrions être en situation de monopole lorsque nous proposons nos services, mais disposer du plus vaste des choix lorsque nous sommes en position de consommateur. Nos politiques ont beau jeu d'utiliser cette contradiction pour promouvoir qui le plus archaïque des dirigismes centralisateurs, qui les bienfaits les plus conservateurs de la main invisible de la concurrence parfaite.

Loin de toute idéologie, et animé du pragmatisme le plus terre à terre, un nouveau type d'entreprise est pourtant en train d'émerger. Ces entreprises d'un type nouveau vont se spécialiser dans l'adaptation totale, le sur-mesure industriel. Ce sont des entreprises qui se sont pleinement appropriées la vision du client d'adord, telles l'entreprise textile Benetton, le constructeur micro-informatique Dell.

Ces entreprises, comme la librairie virtuelle Amazon, sont entrées de plein pied dans la logique des flux, dans la dynamique du provisoire. Il s'agit de pouvoir fournir, avant tout éventuel concurrent, le produit ou le service demandé, et non de s'encombrer de stocks inutiles. En fait, pour en rester à une classification relativement traditionnelle ne faisant intervenir la stratégie ou le positionnement des entreprises qu'à un niveau très global, les entreprises du quatrième type, de même que celles de type 1, innovantes et créatives, sont fondamentalement orientées Demande. Dans cette confrontation, extrêmement dynamique, de l'Offre et de la Demande, elles ont choisi de privilégier l'écoute de leurs clients, actuels (type 4) ou futurs (type 1).

Au contraire, les entreprises plus traditionnelles sont beaucoup plus préoccupées par l'Offre. Elles cherchent à optimiser les conditions de leur offre, à diminuer les coûts de production. C'est surtout le cas des entreprises de type 2, tayloriennes jusqu'à la caricature, qui pensent que c'est aux clients à s'adapter à leurs rythmes et à leurs horloges. Pour ces entreprises qui fonctionnent parfois comme si le temps, au moins celui de leurs clients, n'avait pas d'importance, les marchés sont encore considérés comme stables, sans perturbations ou perturbateurs, en équilibre. Lorsque ces entreprises hors du temps produisent des biens tangibles, elles optimisent leurs stocks, sans se demander si elles auront des difficultés à les écouler. Pour ce type d'entreprises, ce n'est pas la satisfaction des clients qu'il s'agit d'optimiser, mais le fonctionnement interne de l'entreprise ou de l'administration.

L'orientation client, ce n'est certes pas simple à gérer, encore moins à vivre. L'accepter comme une contrainte relativement naturelle, et quasiment incontournable, relève plus encore d'une révolution culturelle que d'une révolution technologique. Les pays anglo-saxons semblent avoir quelque avance sur nous sur ce point, même si des pays méditerranéens comme l'Italie, peut-être même l'Espagne et le Portugal, semblent s'y être mis plus vite que nous. Certains justifieront l'immobilisme ou le manque d'adaptabilité et de réalisme français en se réfugiant derrière la fameuse exception française. Les conditions historiques de l'émergence de l'état nation et du dirigisme associé expliquent pour une bonne part cette exception française. Toute tradition n'est évidemment pas à rejeter, mais ce sera à la jeunesse actuelle et aux générations futures de décider si cette tradition de non-service est réellement constitutive de l'identité française. Le brassage des cultures européennes et la mobilité plus grande des jeunes français, ainsi que l'émergence d'Internet, auront sans nul doute à ce sujet un certain impact.

Dans cette logique du provisoire, il n'y a certes pas de modèle absolu, mais quelques entreprises ont déjà posé empiriquement quelques jalons sur de nouvelles voies. Ces entreprises, à la fois innovantes (par leur organisation) et réactives (par leur écoute aussi attentive que possible du client), s'organisent, organisent leurs processus, leurs lignes d'activité, leurs modes opératoires, autour de combinaisons, ou stocks, virtuels. Ces combinaisons sont virtuelles, au sens où elles ne se réaliseront qu'au moment, ou juste après, la commande. C'est ce qu'a compris avant d'autres, dans un marché très concurrentiel, le roi des hyper-marchés, Wal Mart. C'est aussi ce que font Dell, Motorola, Matsuhita ou LSI Logic. Lorsque ces entreprises proposent - c'est le client qui dispose - des centaines ou de milliers de configurations possibles pour des micro-ordinateurs, des pagers, des vélos ou des circuits imprimés, ces configurations n'existent pas réellement. Elles ne sont que potentielles, ou virtuelles.

(...)

Hasard ou nécessité: retour sur les limites de l'approche analytique cartésienne

En fait, d'une certaine façon, nous sommes là au coeur du débat contemporain sur la meilleure gestion des hommes, et des sociétés humaines. Peut-on optimiser a priori le comportement d'une organisation ou d'une société humaine ?... Ou bien, doit-on faire confiance aux opportunités nées de la rencontre et de l'interaction de certains individus, de certaines compétences, de certains sous-systèmes, de certaines micro-entreprises ? Nous souhaiterions sans doute, sur le plan humain, que ce soit la seconde façon qui soit la bonne. Mais trois siècles de cartésianisme et d'enseignement de certitudes analytiques nous ont façonné l'esprit en nous faisant voir le monde comme un puzzle dont il suffirait de rassembler les morceaux pour l'appréhender dans sa totalité. Nous n'osons plus croire, nous n'osons même plus penser que l'on peut procéder autrement.

C'est en ce domaine que les sciences de la vie, comme la biologie et la génétique, ont eu un apport essentiel. Cet apport, complémentaire de ceux de la thermodynamique, a contribué à réhabiliter les relations et les interactions entre sous-systèmes et entre sous-parties d'un tout. Ce n'est que dans un univers linéarisé, découpé en rondelles, ou encore dans des entreprises taylorisées à l'extrême, que le tout est la somme des parties. Face à la locution: " 1 et 1 font 2 ", la pensée cartésienne qui nous englobe nous fait implicitement croire que le et est synonyme d'une simple addition. Et qui pourrait nier que " 1 plus 1 fait 2 "?

Et pourtant, dans ce et, il y a en germe toutes les interactions disponibles, ce qui permet d'aborder différemment les phénomènes physiques, biologiques, économiques, sociaux, ... On peut alors comprendre, à la suite de Poincaré, Godel, Lorenz, Prigogine et quelques autres1, que le " tout est différent de la simple addition des parties ".

(...)

Et pourtant! J'engage le lecteur à se reporter à n'importe quel manuel récent d'économie, de terminale ou même de maîtrise. Il constatera de lui-même qu'en cette fin de XXème siècle, près d'un siècle après les travaux d'Henri Poincaré, 60 ans après ceux de Godel, les théories censées expliquer le fonctionnement des marchés n'ont pas fondamentalement changé. Le statisme, la linéarité et la non-interactivité y figurent toujours en filigrane. A croire que ces principes restent profondément ancrés dans les esprits de nos experts économiques et politiques. Reconnaître que l'avenir est incertain et que gouverner, ce n'est pas prévoir, mais s'efforcer d'anticiper semble bien difficile à admettre. Reconnaître qu'on ne sait pas, qu'on ne sait pas tout, c'est difficile pour chacun d'entre nous, mais c'est peut être encore plus difficile quand on est en position de responsable, de dirigeant, de patron, de parent. Nous pensons trop souvent que notre légitimité est liée à notre omniscience et nos (fausses) certitudes, alors qu'il serait sans doute préférable de partager nos doutes et nos interrogations sur l'avenir.

Pour éviter de reconnaître nos limites, défendre le déterminisme, et le pouvoir hiérarchique qui va avec: " suivez moi, parce que, moi, je sais... " la meilleure tactique, ou du moins celle qui a été la plus utilisée, fut très longtemps la suivante. Il s'agissait concrètement d'éviter toute interaction non planifiée entre les différents collaborateurs, départements ou services de l'entreprise. On planifiait, et on corrigeait les écarts au plan. Eviter toute interaction perturbante, car non planifiée, voilà sans doute le défi auquel était confronté Taylor. C'est en figeant le plus possible les diverses tâches, en établissant des procédures aussi rigoureuses que possible pour éviter toutes interactions perturbatrices entre agents productifs, en donnant à chacun un rôle bien déterminé, aussi précis que possible, que l'on pouvait assurer un niveau et une qualité de production des plus stables.

Ceci étant, et en dehors de toute considération éthique, il faut bien voir les conséquences économiques du fonctionnement de ces entreprises solides:

1) les êtres humains y sont traités de façon mécanique, comme des robots (Taylor parlait explicitement de singes savants),

2) en traitant les individus au travail comme des robots on va, tôt ou tard, chercher à les remplacer par de vrais robots,

3) une production stabilisée de cette façon ne peut être efficace que si les clients acceptent eux-mêmes d'être traités comme des pions, non interactifs.

A ces menues restrictions près, la cohérence de cette organisation scientifique du travail était, et reste, indiscutable, sa sclérose potentielle aussi. Heureusement ou malheureusement, pour boucler la boucle, le troisième point est indispensable au premier. Il se trouve qu'historiquement, seuls les pays (ex-)communistes, et certaines de nos administrations, ont tenté de le faire...

Sur le long terme, il est très difficile de mettre ainsi en cages, ou en cartes, les hommes, leur imagination créatrice... L'homme, qu'il soit sédentarisé ou nomade, a besoin de communiquer avec ses semblables, et qui dit communication dit interaction. Plus l'information circule, plus les interactions s'accroissent. Si ces interactions deviennent non maîtrisables, alors tout l'édifice taylorien se fissure et s'écroule. La démarche analytique, cartésienne, rassurante par son côté calculatoire d'apparence scientifique, ne s'applique plus: l'indétermination s'installe. Mais au lieu de s'en plaindre, n'oublions pas que cette indétermination, c'est la vie, ou cela peut l'être. C'est la co-création de l'avenir, c'est ce qui permet l'évolution, qui n'est pas toujours progrès, il est vrai. Ces interactions réintroduisent dans la rigueur des modèles les processus d'essais et d'erreurs par lesquels les entreprises libérales, en concurrence (jamais parfaite), ont toujours tenté de survivre et parfois de prospérer, nonobstant les dogmes économiques qui expliquaient doctement aux étudiants ébahis, mais désireux d'obtenir au plus vite leurs diplômes, que la vie réelle des entreprises n'était qu'un épiphénomène, une imperfection, sans grande importance.

En inversant complètement la phrase: la carte n'est pas le territoire, nos théoriciens de l'équilibre continuent pourtant à expliquer, sans états d'âmes (apparents) que la carte (le modèle) est plus importante que le territoire (le monde économique réel). Pour ces fanatiques des marchés parfaits, il reste infiniment plus important de trouver la solution du modèle que de chercher pragmatiquement à améliorer le monde réel.

On peut cependant voir, depuis une quinzaine d'années une certaine évolution, bien timide encore, des positions de certains économistes. Nous sommes certes loin d'une véritable fêlure, encore moins d'une brèche, dans les dogmes de l'équilibre général des marchés. Il n'empêche... Les sciences de la complexité, associées à la relecture enfin autorisée des résultats de Poincaré, permettent, trop timidement sans doute, d'opposer des arguments théoriques à d'autres arguments théoriques...

Face au phénomène du chômage, à celui de l'exclusion, face à l'émergence des nouvelles économies comme les dragons et tigres asiatiques, - tous phénomènes bien réels, qui constituent le territoire quotidien de l'homme de la rue, parfois à et dans la rue - ces querelles théoriques peuvent sembler bien dérisoires. On reste en effet bien loin des préoccupations concrètes de ceux qui font l'économie au quotidien. Bien loin aussi de la vision synthétique d'un K. Marx ou d'un J.M. Keynes. Il n'empêche. La nouvelle science de la complexité peut aider à donner un coup d'arrêt définitif à la prétention de certains de figer le monde, et de prétendre que le futur est déjà inscrit dans le passé.

... De fait, si nous n'osons sortir des modèles équilibrés, figés, statiques, nous resterons englués dans de fausses réponses, telles que le partage du travail, face à de vraies questions, comme celle du travail et des activités humaines. Il est pourtant possible d'aborder de façon novatrice et efficace les véritables problèmes de notre époque, dans lesquels le temps et son évolution, l'information et sa transmission, ont tant d'importance. Il suffit pour cela d'admettre que le monde et la nature ne sont pas toujours et partout linéaires. L'indéterminisme de notre écosystème humain, l'imprévisibilité de son évolution, la liberté de ses différents agents ou acteurs, entreprises, organisations ou simples individus, n'en est qu'une conséquence. Dans le cadre de cette non-linéarité, il devient alors possible de mieux comprendre l'émergence et l'efficacité des réseaux de compétences, l'intérêt du travail en équipes et du groupware, en fait tout ce qui fait l'évolution même de tout groupe humain, et, plus généralement, l'évolution même des espèces, biologiques ou organisationnelles.

Ce n'est que dans ce cadre que l'entreprise pourra être abordée comme un système, voire un organisme, vivant, chacune de ses sous-parties essentielles, chacun de ses collaborateurs, chacun de ses processus, pouvant avoir des horloges, des constantes de temps, différentes...

Nous vivrons de plus en plus dans le provisoire. Il ne s'agit pas de s'y résigner, mais l'accepter. Pourquoi en effet ne pas vivre cette instabilité comme une chance nouvelle, comme une opportunité extraordinaire de ne pas s'inscrire dans un monde où tout serait déjà écrit, où nous serions des robots conscients d'être programmés de toute éternité. Dans ce contexte, l'être humain doit être à l'affût des opportunités, être adaptable, avoir une éthique personnelle et savoir défendre et communiquer autour de ses valeurs. Cela ne signifie nullement qu'il ne doit avoir aucun point de repère, aucune carte, et qu'il est nécessairement en terra incognita, s'il prend, suivant le joli mot de Kipling, " un maximum de risques, ... mais avec un maximum de précautions ". Se munir de cartes, certes, mais ne pas oublier que ce ne sont que des cartes, qui peuvent être erronées surtout lorsqu'il est question du futur (...)

La carte n'est pas le territoire...

Comme le précise C. Handy, vivre, c'est se sentir libre d'essayer ses propres idées, d'inventer ses propres scénarios, de créer son propre futur. Une carte pour moins se perdre, ou mieux apprécier la réalité: ce pourrait être le statut des modèles ou des théories scientifiques. Qu'est ce qu'une théorie, sinon une carte, qui, en tant que telle, met l'accent sur tel ou tel point, en passe d'autres sous silence.

Bien sûr, tout scientifique, tout théoricien sait qu'un modèle n'est qu'une approximation, que le modèle n'est pas la réalité. C'est du simple bon sens... Et pourtant, tout se passe comme si, très souvent, notre théoricien oubliait ce genre de précautions. Il y a même plus grave. S'il sait que la carte n'est pas le territoire, il va plutôt inverser l'inégalité, et penser que le territoire n'est pas la carte. Et, en tant que théoricien, il aura plutôt tendance à s'intéresser à la carte, aux imperfections de la carte, aux possibilités offertes par la carte. Certains théoriciens ressemblent aux touristes qui, lors d'une visite, continuent à lire leur guide, plutôt que de regarder le site qui est devant leurs yeux, tout en écoutant leur mentor.

Ce syndrome, celui de l'oubli du territoire, celui de l'oubli des conditions de validité de la carte, celui de l'oubli des faits qui ont paru négligeables, sans importance ou non pertinents, n'est pas uniquement le péché mignon des théoriciens. Ce ne serait qu'un moindre mal. Ce qui est autrement plus concret, et sans doute plus grave, c'est que nombre d'entreprises, publiques ou privées, fonctionnent ainsi.

Elles se sont fait un modèle, une idée, de ce que souhaitent leurs clients - ou leurs usagers. Elles vont optimiser leur organisation, leurs structures, leurs processus, en fonction de ce qu'elles ont compris, retenu, ou voulu percevoir de ces désirs. Elles vont oublier à leur tour de valider leur compréhension du modèle. Elles vont oublier que le monde extérieur a pu évoluer. Elles vont oublier que leurs succès passés ne sont pas la preuve absolue de leur bonne compréhension du futur.

(...)

Une illustration: le libraire virtuel Amazon

Amazon, née il y a 2 ans, n'est pas l'entreprise la plus rentable des Etats-Unis. Entre avril et juin 97, elle a même fait des pertes de 6, 7 millions de dollars. Son effectif et son C.A. la rangeraient en France dans la catégorie des PME moyennes. Elle est pourtant exceptionnelle à maints égards. Pas uniquement parce qu'elle se prétend la plus grande librairie du monde, ayant à son catalogue plus de 1 million et demi d'ouvrages. A 2 cm l'épaisseur moyenne, cela représente quand même un linéaire de 3000 km, soit, en plaçant les ouvrages sur des rayonnages à 6 étages, à peu près la distance Paris-Strasbourg. Tout ceci, pour 200 employés, soit l'équivalent (virtuel) de 2, 5 km de livres par employé.

On comprend déjà qu'avec des méthodes traditionnelles, la gestion d'un nombre aussi impressionnant d'ouvrages, ou de km, serait sinon impossible, du moins fort coûteuse.

Amazon, plus connu par son site Amazon.com n'existe évidemment pas sous cette forme. Elle n'a pas de stocks, et n'a donc nul besoin de rayonnages de taille pharaonique. Elle annonce un type nouveau d'entreprise, souple et flexible. Elle a en effet construit ses processus, son organisation, autour d'un objectif de base: la réactivité qu'elle peut offrir aux demandes de ses clients. Elle ne travaille qu'à la commande, et cherche à rester en contact permanent avec ses clients. Elle traite toutes les demandes de renseignement client et toutes leurs commandes par l'intermédiaire d'Internet, travaillant avec Federal Express et d'autres logisticiens pour livrer les ouvrages qui lui ont été commandés. Ses points forts, du point de vue des clients: une liste impressionnante d'ouvrages, classées par thèmes, ou par mots clé, ou par rubrique, avec plus d'un ouvrage sur 10 disposant de son résumé et d'une analyse écrite par un ou plusieurs de ses lecteurs. La première fois qu'un client commande un livre, il se fait recenser, en donnant quelques renseignements bancaires et son adresse de livraison. Après cela, une commande moyenne de 3 ou 4 ouvrages ne demande que 3 ou 4 minutes, quand on sait à peu près ce que l'on cherche. Cela peut évidemment être plus long si l'on chine un peu. Le lecteur-acheteur peut aussi se faire envoyer systématiquement, par courrier, électronique bien sûr, la liste de tous les nouveaux livres traitant des sujets qui l'intéressent. D'ailleurs, à chaque commande, le robot d'Amazon demande si l'on veut mettre à jour la base de goûts du lecteur à partir de la commande en cours.

D'autres points forts d'Amazon? Une base de données client qui s'élargit chaque jour, un fonds documentaire de plus en plus riche, 1 million et demi d'ouvrages et plus de 150 000 résumés, une liste des best sellers proposés à ses clients, des accords avec des logisticiens lui permettant de proposer à ses clients 3 modes de livraison, normal, rapide ou express. Pour fixer les idées, pour recevoir un ouvrage en France, les délais varient de 4 semaines à 48 heures. Le point faible, en dehors d'une rentabilité négative pour le moment? Son fonds de commerce, son accroche-client, difficulté habituelle de tous les prestataires de service sur Internet. Avec plus de 5 millions de serveurs Web, plus de cinquante millions de pages d'accueil, une priorité absolue est se faire référencer, c'est à dire faire en sorte que le plus possible de serveurs pointent sur votre propre page. Réussir à vous faire connaître, lorsqu'il y a 90 millions de butineurs n'est pas simple. Le nombre de degrés de liberté, ici des clients potentiels, est tel qu'il y a fort peu de chances qu'un internaute ne vous connaissant pas entre en résonance avec vous, c'est à dire passe par votre site. Cela peut pourtant être vital, car les fenêtres d'opportunité commerciale restent ouvertes de moins en moins longtemps, même si elles sont de plus en plus nombreuses.

C'est bien pour cette raison, être connu et reconnu avant d'autres, que Amazon.com vient de passer récemment des accords avec AOL (American Online), Yahoo et Excite. Yahoo et Excite font partie des dix moteurs de recherche les plus connus, qui permettent, à partir d'un ou deux mots clé, de retrouver toutes les pages Web qui contiennent ces mots clé (...) Yahoo ou Excite sont doublement payés. Au forfait, pour la publicité qu'Amazon.com leur achète, à la commission, quelques cents sur chaque achat qui passe par leur site.

Les accords passés entre Amazon.com et AOL sont un peu plus traditionnels. AOL est le plus important fournisseur d'accès à Internet, avec huit millions d'abonnés, (plus ceux que le rachat de Compuserve va lui apporter). Sur sa page d'accueil figurent des bandeaux publicitaires permanents, et quelques accroches plus diversifiées et variables. Amazon a ainsi passé un contrat avec AOL, sur 3 ans, pour assurer une présence permanente sur la page d'accueil d'AOL, et, par ce biais, obtenir une visibilité accrue sur le réseau des réseaux, qui représente sa zone unique de chalandise...


* Suite

De Karl Marx à Bill Gates, la richesse d'un dialogue imaginaire


* Extraits de l'ouvrage

De Marx à... Bill Gates ?

Bruno Lemaire

* Commande auprès de l'auteur

Bruno Lemaire,

Service publication,

NTR Conseil,

ZA du Pas du Lac,

10 avenue Ampère,

78, Montigny le Bretonneux.

(80 F par ouvrage, pour les envois en nombre, >5, le consulter par e-mail avant)

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Mise à jour: 16/07/2003