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Economie et société: quels degrés de liberté?


Une publication du RAD-Culture:
"De Marx à... Bill Gates ?"

par Bruno Lemaire

Chapitre 4.


L'économie contre la société?

L'éclatement des familles et l'urbanisation accélérée s'accompagnent d'une certaine désagrégation des liens sociaux traditionnels. Beaucoup voient une explication de ce phénomène dans le fonctionnement de l'économie contemporaine et dans le fait que le travail ne joue plus son rôle (est-ce vraiment le sien?) d'intégrateur social.

Dans " L'économie contre la société ", B. Perret et G. Roustang remettent ainsi en cause la vision traditionnelle du travail et de son rôle social. Ils affirment en particulier que " l'épuisement des mécanismes d'intégration sociale par le travail affecte la matrice idéologique commune du libéralisme et du marxisme ". Ils notent la différenciation croissante existant entre les modes de vie, les aspirations des individus et les besoins de l'économie marchande, en déplorant le " manque de repères stables pour faciliter une reconnaissance commune de ce qui est produit... "

Ces auteurs, comme tant d'autres, semblent confondre le symptôme et les raisons, multiples, de ce phénomène. Est-ce vraiment le fait que l'économie soit marchande qui implique que " l'économie soit contre la société " ? (...) On peut certes déplorer que le monde soit instable et que les points de repère soient trop rares. Mais il n'y a guère que deux façons de contrer, ou de nier, ce phénomène.

La première façon cherche à fixer hors marché les prix, ce qui revient à casser, ou cacher, le thermomètre pour nier les éventuels excès de fièvre. Plus concrètement, cette méthode consiste à avoir des prix administrés, fixés par une autorité, un pouvoir central, quel qu'il soit. De ce fait, ces prix sous tutelle ne peuvent correspondre à la seule validation sociale possible, c'est à dire celle des individus supposés libres d'acheter, ou de ne pas acheter. Cette solution administrée repose sur le postulat prométhéen d'une autorité omnisciente, qui saurait donc mieux que ses administrés quel doit être le prix correct, le prix social. Nous retombons là encore sur la vision cartésienne, déterministe, dirigiste de l'économie, que l'économie soit dirigée par la dictature du prolétariat ou par celle d'un commissariat au plan censé suppléer les insuffisances ou les tremblements de la main invisible des marchés parfaits...

La tentation égalitaire

Devant les échecs de cette première tentation dirigiste, certains ont décidé de forcer la dose, sans se demander si ce n'était pas le principe de contrôle en lui-même qui n'était pas pernicieux. En politique économique, on ne change pas une stratégie perdante, c'est bien connu. La deuxième tentation, ou méthode, s'inscrit donc, en quelque sorte, dans la lignée de la première, mais poussée à l'extrême. Pour tenter de conserver, ou de retrouver, des repères stables, elle va s'en prendre à l'ensemble des perturbations liées au développement économique. Elle apparaîtra en cela plus autoritaire encore qu'un simple contrôle des prix. La carte n'explique pas bien le territoire ? Qu'à cela ne tienne, on va modifier...le territoire! Il n'y a pas assez de travail ? La belle affaire, on va le partager!

Cette deuxième tentation dirigiste pourrait aussi être nommée la tentation égalitaire. Afin d'empêcher toute instabilité, ses promoteurs vont tenter, non seulement de bloquer les prix, mais encore l'ensemble même des phénomènes économiques. Dans cette vision mécanique du monde, il s'agit de faire en sorte que l'ensemble des variables économiques varie de la même façon, sans jamais entrer en résonance, sans aucune perturbation parasite.

Si tel marché se développe, il faut que tel autre suive la même croissance. S'il y a une hausse de prix sur le raisin, il faut la même sur les automobiles, afin que les prix relatifs ne bougent pas. C'est le marquage à la culotte de l'ensemble des variables - bien peu variables - et acteurs - bien peu acteurs - économiques. C'est ce que Marx qualifiait de reproduction élargie, ce que des économistes plus orthodoxes ont qualifié, un siècle plus tard, de croissance de l'âge d'or.

Dans ce contexte, une fois les prix établis - sans doute grâce à l'intervention de notre démiurge prométhéen, cartésiano-taylorien ou stalinien - le niveau relatif des prix, (y compris des salaires ?) n'aurait plus la liberté de varier. (...) Les composants électroniques ayant vu leurs coûts diminuer d'un facteur de 1 million en 40 ans, il faudrait, dans cette vision planificatrice totalitaire, que le prix d'une Rolls Royce diminue d'autant. Une Rolls à 2F, quelle aubaine!

Bien sûr, cela n'est jamais arrivé, cela ne peut arriver. Il n'est pas possible de répartir ainsi uniformément, de façon planifiée, les conséquences des progrès techniques et des découvertes technologiques dans les diverses branches d'activité. D'ailleurs, y aurait-il encore progrès technique, bon ou mauvais, sans incitations individuelles à la créativité, aux innovations de toute sorte ? L'évolution ne se fait jamais de façon parallèle. C'est vrai quel que soit l'écosystème, c'est aussi vrai pour les sociétés humaines. Dans ce dernier contexte, l'innovation affecte d'abord un secteur, ou un groupe de personnes, et se diffuse plus ou moins rapidement dans les autres secteurs économiques.

On pourrait certes décréter que personne ne peut utiliser une innovation, si l'ensemble du monde n'y a pas accès. Faut-il faire cela pour que l'économie ne soit pas contre la société? Est-ce cela l'égalité? Peut-être. On peut ainsi imaginer qu'un pouvoir spécialement sage aurait cherché à éviter, il y a 6 ou 7 000 ans, que certains privilégiés n'utilisent la roue, dès lors que l'ensemble de l'humanité


quelques centaines de milliers d'homo sapiens sapiens - ne pouvait en disposer simultanément. On voit bien l'absurdité de la chose. Elle n'est malheureusement pas seulement hypothétique, puisque, d'une certaine façon, c'est ce qu'a cherché à faire Mao Tsé Toung après sa longue marche, c'est ce qui a conduit Pôl Pot à rayer de la carte le quart du peuple cambodgien. Et même sans être réduit à de telles extrémités égalitaires - que certains excès de la révolution française ont aussi illustré naguère - dans quel monde, raboté, figé, sclérosé, vivrions-nous? Mais ce monde égalisé - plus égalitaire, tu meurs - serait-il encore vivant, et donc vivable ?

Des libertés sans limites, ou les limites de la liberté

Cela ne signifie nullement, à l'inverse, qu'un monde instable, évolutif, plein d'aspérités et aussi d'inégalités, n'a que des bons côtés. Toute évolution n'est pas progrès, et il y a, à l'évidence, des situations socialement et éthiquement insupportables dans un contexte libéral qui se confondrait avec une dictature des marchés. Mais les règles d'un comportement collectif libéral ne sont pas nécessairement celles de la jungle.

A côté du principe de liberté, qui conduirait à l'anarchie s'il était le seul à être appliqué, certains autres principes doivent aussi prendre place. Citons, en particulier, le principe de solidarité, ou de prise en charge des plus faibles par la société. Citons aussi, à côté d'une certaine forme, bien comprise, d'égalité, le principe essentiel de respect de la personne humaine. Ces trois ou quatre grands principes sont parfois quelque peu antagonistes, voire contradictoires dans certaines circonstances. Ce peut être le rôle de l'état, en tant que représentant de la collectivité, d'éviter le plus possible les circonstances menant à ces éventuelles contradictions. L'état a une double mission ou tâche en ce domaine, une tâche de vigilance, mais aussi une mission de pédagogie citoyenne.

Mais le principe premier, celui qui me semble constitutif de la nature humaine, et peut être de la nature tout cours, reste encore et toujours le principe de liberté - fondateur de la démocratie - principe qui a pour corollaire, pour principe associé, le principe de responsabilité individuelle. Que certains produits, biens ou services, dangereux, nocifs, pervers ou pernicieux soient interdits de commercialisation, certes. Que des sanctions soient prises contre les contrevenants, quoi de plus normal. Mais un ensemble de mesures qui consisterait à donner le pouvoir de figer la société à une nomenclatura, de droite comme de gauche, issue du Parti - politique ou syndical - ou de l'ENA, voilà ce qui est contre-nature aurait dit Diderot: " aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander les autres ". La société doit accompagner l'évolution en aidant les plus faibles à ne pas rester sur le bord de la route. Pour reprendre l'exemple de l'invention de la roue, la société pourrait faire en sorte que cette invention se répande au plus vite, tout en répartissant collectivement une partie des richesses, du surplus social, créée grâce à cette invention, sans nécessairement surtaxer démesurément ceux qui en bénéficient déjà. De nos jours, pour favoriser la diffusion des innovations, il y aurait deux mesures clé, presque évidentes: accélérer la diffusion de l'information correspondante - en diminuant par exemple le coût d'accès à cette information, et en particulier le coût d'accès à des réseaux tels Internet - et permettre au plus grand nombre d'assimiler au plus vite les nouvelles inventions, en particulier par le biais de l'éducation et de la formation permanente.

Craignons cependant que dans ses velléités interventionnistes, parfois légitimes, la collectivité qui souhaiterait ainsi accompagner le rythme de certaines évolutions technologiques ou économiques, ne fasse courir un très grand risque à ses propres membres. Ce risque, ce serait celui de remettre en cause, sans nécessairement le vouloir, le principe fondamental, et fondateur, de la liberté individuelle. Aucun changement de règle du jeu collectif qui risquerait ne fut ce que d'écorner ce principe ne devrait jamais être effectué à la sauvette. Il doit au contraire être discuté et débattu de la façon la plus ouverte et la plus transparente possible, peut être même donner lieu systématiquement à référendum.

(...)

Les exemples de comportements schizophrènes, pour l'état comme pour le citoyen de base ou pour l'auteur de ces lignes, ne manquent évidemment pas. Lorsque je me déplace en vélo, je ne supporte pas les voitures, mais, en tant qu'automobiliste, je ne vois même pas les cyclistes: et je ne suis sans doute pas seul dans ce cas... Prenons un autre exemple, de portée moins anecdotique peut-être. Faut-il commercer avec la Chine, et se réjouir que le président Chirac ait joué au V.R.P. de luxe pour arracher (?) la commande par la Chine d'une vingtaine d'avions, tout en parlant vaguement des problèmes des droits de l'homme dans un pays où les prisonniers politiques semblent être légion? Il n'y a sûrement pas de bonnes réponses, des réponses absolues, à ce type d'interrogations, et je me garderais donc bien de vouloir y apporter une réponse définitive. Je pense simplement que, quand on le peut, il vaut mieux essayer d'être cohérent ou, quand on ne peut l'être, garder une certaine humilité et ne pas vouloir donner des leçons aux autres.

(...)

Un état pédagogue et transparent

Les français ont critiqué, à juste titre, l'opacité qui a entouré la décision de Jacques Chirac de dissoudre l'Assemblée Nationale, en avril 1997. Même si les raisons en sont maintenant connues, elles n'ont pas été clairement annoncées à l'époque par le chef de l'état. Manque de confiance envers les citoyens, ou manque de transparence bien dans la tradition dirigiste française, je ne sais. Mais cela n'a pas du être étranger à la lourde défaite de la droite, quels que soient les mérites et la crédibilité des propositions émises par la gauche. De même, Lionel Jospin peut penser qu'il vaut mieux miser sur le multimédia que sur le char Leclerc: mais qu'il le dise clairement. Les français, et en premier lieu les employés des arsenaux et usines d'armement, ont sûrement besoin d'être informés, et peut être même consultés. Là encore, on a reproché le manque de concertation du Pdg de Renault, proche pourtant du parti socialiste, lors de l'affaire de l'usine belge de Vilvorde, que sa décision de fermeture soit justifiée ou non. Les exemples de Thomson, de Super Phénix, du canal Rhin-Rhône, des 35 heures, etc., ne montrent pas beaucoup plus d'esprit de concertation de la part du gouvernement actuel. Colbertisme, quand tu nous tiens!

(...)

Les employés des usines d'armement, qui ne sont pas tous militaristes, peuvent sans doute entendre les (bonnes) raisons qui conduiraient la France à se désengager militairement. Faut-il encore qu'on leur dise la vérité sur les conséquences, même négatives, que cela peut avoir sur leur avenir. Soit qu'on leur propose un plan de reconversion accompagné si possible de stages de formation à d'autres métiers, soit qu'on leur dise qu'il n'y a rien de prévu, et qu'ils ne bénéficieront que des indemnités habituelles. En attendant le Revenu Minimum de Dignité pour tous, qui serait déjà plus que ce qu'un couple de chômeurs en fin de droits toucherait (5200 F net, contre moins de 4000F). Nous parlions précédemment de schizophrénie, mais l'état ne fait pas grand chose pour éviter d'en créer les conditions chez ses concitoyens. Achetez plus de voitures, mais polluez moins! Achetez français, mais pensez au tiers-monde! Ne fumez pas, mais pensez aux taxes rapportées par la Seita ! Personne ne sait comment nous arriverons à financer d'ici une dizaine d'années les retraites de ceux qui devraient y avoir droit... Mais cela n'empêche pas l'Etat d'accepter, dans les entreprises qui dépendent de lui, des départs en retraite et préretraite de plus en plus précoces.

Plutôt que d'exposer les problèmes de notre temps - sans nécessairement prétendre qu'il en a trouvé les solutions - l'état, qui se veut plein d'autorité mais qui n'est le plus souvent qu'autoritaire, se montre faible quand il devrait être fort, et arrogant quand il devrait être humble. Il faut bien lâcher du lest, échéances et promesses électorales obligent, semble-t-il indiquer par là. Alain Juppé a payé le prix fort de cette incohérence, alors qu'il n'était sûrement pas le plus inconséquent ou le plus électoraliste de l'ex-majorité. Il n'était pas non plus, il est vrai, le plus humble. C'est peut être sur ce point que Lionel Jospin se démarque le plus de l'image traditionnelle des hauts fonctionnaires et des grands commis de l'Etat. Il a annoncé, ce qui a fait ricaner l'ex-majorité parlementaire, qu'il ferait sûrement des erreurs, et que c'était normal. Puisse cette humilité continuer à le guider, et, à travers lui, les actions de l'état.

Les erreurs, comme les contradictions, sont en effet inhérentes à la vie. Ce sont bien souvent ces erreurs, une fois comprises leurs raisons, et les contradictions, une fois surmontées, qui font progresser l'ensemble de la société. Faut-il encore que nos dirigeants regardent vers l'avenir, et non vers le passé, et que leurs décisions ne conduisent pas à un blocage complet de la société. Tant que l'état ne fera pas confiance, a priori, à ses concitoyens, tant qu'il s'estimera au dessus du citoyen ordinaire, le pire est à craindre. Il aura tendance à se sentir lui-même au dessus de ses propres lois, tout en ayant une attitude d'ancien régime face au petit peuple à qui il distribuera, c'est selon, subventions ou taxes, emplois de fonctionnaires ou entraves administratives à la création d'entreprise. Cette tendance à légiférer sur tout et à vouloir diriger toute chose, surtout lorsque l'on n'en a aucune expertise ou connaissance concrète, ne date pas d'hier. L'inventeur du mot socialisme, Proudhon, disait ainsi au sujet de la représentation nationale: " Il faut avoir vécu dans cet isoloir qu'on appelle Assemblée Nationale, pour concevoir comment les hommes qui ignorent le plus complètement l'état d'un pays sont presque toujours ceux qui le représentent ".

(...)

Le libéralisme social, ou sociabilisé, que je propose s'inscrit nécessairement à l'intérieur de grands principes, dont l'état et la représentation nationale ont évidemment à débattre. Les libertés individuelles s'inscrivent nécessairement dans un contexte concret, et sont donc nécessairement sous contraintes. Même une particule libre n'a pas une infinité de degrés de libertés, et lorsque plusieurs particules ont la possibilité d'entrer en résonance, ce nombre de degrés de liberté est encore plus réduit. Nous sommes nous-mêmes, en tant qu'individus, limités, le monde lui-même, l'univers tout entier, sont limités. Il ne peut y avoir de libertés sans limites.

La liberté du fumeur, de même que celle du buveur, ou de n'importe quelle catégorie de consommateur, est donc elle aussi limitée. La police fait des contrôles fréquents pour vérifier le taux d'alcoolémie des conducteurs, et interdit de conduite ceux qui ont bu un peu trop. On parle de 5000 morts sur les routes chaque année dus à l'alcool au volant. Mais lorsque l'on rapproche ce chiffre du nombre de personnes morts de tabagisme, on peut aussi se demander si la police ne devrait pas aussi contrôler chez nos concitoyens leur taux de nicotine ou leur teneur en goudron. Où s'arrête la prévention, où commence la répression? Quel est l'impact des lobbies sur les lois républicaines, l'influence des cigarettiers serait-elle plus grande que celle des vignerons ou des vendeurs de cognac, de calvados ou de bourbon? Il n'y a pas de réponse simple, mais c'est peut être pour cela que ce n'est peut être pas à l'état de décider tout seul, en dépit de sa grande sagesse et de sa légitimité démocratique. Les problèmes de santé publique sont peut être suffisamment importants pour intéresser l'ensemble des citoyens. Au lieu de cela, on préfère les abreuver de discussions d'experts - forcément pas d'accord - sur les critères de convergence vers la monnaie unique...

Si les français moyens continuent à se sentir exclus des affaires importantes, santé, retraite, vie en société, écologie et développement de la planète, ou, pire, s'ils sont mis devant le fait accompli, si l'on continue à ne porter sur la place publique que les affaires de corruption ou les débats techniques, il ne faudra pas s'étonner du désintérêt de nos compatriotes pour la chose publique et de leur égoïsme corporatiste. Si la chose publique (res publica) est accaparé par quelques élites, il ne restera plus aux autres que la tentation de l'innocence et de l'assistance. Il n'y a pourtant jamais eu tant de jeunes intéressés par l'humanitaire et par les grandes causes. J'ai été très surpris de voir le pourcentage important d'étudiants d'HEC qui consacrent un temps non négligeable à l'éducation des plus défavorisés, ou à la visite aux prisonniers, ou à un engagement dans des associations comme Amnistie Internationale ou Terre des Hommes.

Ce que nos concitoyens ont, et auront de plus en plus de mal à supporter, c'est le double langage, autre forme de la langue de bois dont s'enorgueillissaient naguère nos diplomates qui, selon Victor Hugo, trahissent tout, excepté leurs émotions. Des gens qui s'engagent, qui vivent réellement ce qu'ils disent, ne serait-ce pas cela que nos concitoyens réclament? Les français, que ce soit au travail ou dans la vie, ne supportent plus d'être dirigés ou gouvernés par des cerveaux, froids et calculateurs. Les cerveaux ne sont tolérés qu'électroniques, et lorsqu'ils se cachent dans des micro-ordinateurs. Ce que de plus en plus de français souhaitent, en tant que clients, administrés ou simplement travailleurs, c'est d'avoir en face d'eux de véritables leaders, humains, avec leurs qualités et leurs défauts, mais qui sonnent vrais. De tels leaders, ceux qui, dans les entreprises, sont souvent à la tête de ce que j'ai appelé des organisations du quatrième type, sont des responsables, des porteurs de sens, qui peuvent certes faire des erreurs, mais qui ont la grandeur, ou la force d'âme, ou l'humilité, ou l'intuition de les reconnaître. Nous réclamons des Coluche plutôt que des Talleyrand, des êtres à sang chaud plutôt que des spécialistes à sang froid.

Pollueurs et payeurs: quel prix pour la liberté?

(...)

A une industrie qui pollue, on réclame de plus en plus souvent, et c'est à la fois heureux et normal - même si cela reste insuffisant - des dommages et intérêts, suivant la maxime verte: les pollueurs devraient être les payeurs. Les véhicules automobiles, encore bien trop polluants, sont eux aussi soumis à une visite périodique, des amendes menaçant les contrevenants. Quel contraste, en France en tout cas, vis à vis du tabac! La France est le seul pays développé où la consommation de tabac ne diminue pas. Aux Etats-Unis, pays libéral s'il en est, la consommation de tabac ne cesse de diminuer depuis 15 ans. Une telle économie est-elle vraiment contre la société ? Ne serait-ce pas plutôt, dans le cas de la France, le fait d'une dé-responsabilisation presque totale des individus vivant dans un état de plus en plus dirigiste, qui légifère à tout de bras, et d'élections, (8000 lois, 400 000 décrets ou règlements) au lieu de faire respecter quelques grands principes, dont celui de la responsabilité individuelle et de la non nuisance à autrui. A côté, et nourrie de cette tentation de l'innocence, il y a aussi, de la part de tout pouvoir, la tentation de l'autorité, de la hiérarchie, de la sur-réglementation.

Ecoute ou assistance, conviction ou dirigisme...

Quel parent, quel chef d'entreprise, quel responsable politique, syndical ou associatif, n'a jamais cédé à cette tentation. Au lieu de convaincre, et d'attendre des solutions de ceux de la base, en expliquant les grands enjeux, en les informant, en discutant avec eux, en faisant en sorte que chacun se sente concerné par la question et acteur possible de la, ou d'une, solution, que fait-il, que fait ce responsable, que faisons nous? Face à la pollution, la pauvreté, le sectarisme, la qualité de vie, les déficits publics - qui sont des problèmes permanents de vie en société - la tentation est encore et toujours de décider à la place des autres. Il est si facile d'oublier que rien ne peut se faire de durable sans ou contre le plus grand nombre(...) C'est dans cette direction que je crois qu'il faut rechercher les véritables activités citoyennes, qui concernent à la fois le chef d'entreprise, le syndicaliste, l'homme politique, mais aussi l'animateur de banlieue, le prêtre, le pasteur, l'imam ou le rabbin, le chef scout ou l'assistante sociale, l'enseignant ou le journaliste, sans oublier les premiers animateurs sociaux, les parents, trop souvent démissionnés ou démissionnaires... A eux, à nous, de relever le défi, qui consiste à aider à co-inventer l'avenir autrement qu'en ressassant ou regrettant les vieilles lunes et les slogans du passé.

Activités multiples, pensée unique?

Il n'est pas simple de sortir des sentiers battus, ou des autoroutes, de la pensée unique. Lorsque l'on s'est habitué à voyager sur des autoroutes relativement rectilignes, à une moyenne horaire prévisible, il n'est pas facile de goûter les joies de la découverte et des chemins de grande randonnée. Les 4X4 ou les V.T.T. sont plus souvent utilisés sur la route qu'en pleine nature. Une des conséquences de deux siècles d'industrialisation a été en particulier de se persuader que le seul avenir possible était déjà tracé, et que nous n'avions qu'à persévérer dans ce qui avait si bien réussi. Je suis moi même un adepte des autoroutes, du moins lorsqu'il faut aller au plus vite d'un endroit connu à un autre endroit connu. De là à transformer l'ensemble de la France profonde en un maillage serré d'autoroutes, il y a cependant plus qu'un pas... Maîtriser le temps n'a un sens que si vous utilisez ce temps à faire quelque chose qui vous importe, par exemple à regarder la faune ou la flore, à jouer à la pétanque ou à vous occuper de vos petits enfants - ou de vos clients. Autrement, comme l'écrit un des animateurs du forum travail et emploi du babillard de l'Atelier de la Compagnie Bancaire, marner pour marner, quel intérêt?

Un des points nodaux de la pensée unique reste l'assimilation du travail au travail rémunéré, avec en filigrane une deuxième assimilation, celle du travail rémunéré au travail salarié. Cette assimilation aliénante a pourtant été critiquée par Marx dès le milieu du 19ème siècle, et elle a été a nouveau dénoncée par la C.G.T. en 1920...

(...) De fait la pensée dominante conduit à postuler une triple égalité:

d'où la conséquence logique: le chômage est dû à une insuffisance du travail salarié, et des propositions politiques non moins logiques pour un Etat citoyen. Suggérer aux entreprises de recruter davantage de salariés (la loi Robien et les propositions sur les 35 heures n'ont pas d'autre but), tout en montrant l'exemple en recrutant quelques milliers, dizaines ou centaines de milliers de fonctionnaires supplémentaires.

Nous parlions au début de ce chapitre du mythe, ou de la tentation, de l'âge d'or (...) Une variante, ou une condition, de ce mythe n'est autre que celle qui imagine le travail comme quelque chose d'infiniment malléable, informe, divisible et qui aurait, de plus, une caractéristique étrange. Son volume, c'est à dire la quantité de travail disponible, serait constant. Le seul moyen d'augmenter son volume serait d'avoir une croissance simultanée de l'ensemble des secteurs de l'économie, en supposant bien sûr que la productivité du travail n'en profite pas pour évoluer. Dans cette vision des choses, la seule façon, dans un contexte statique, de donner du travail à tous, d'avoir du travail pour tous, est effectivement de diviser le gâteau du travail social.

Il n'y a peut être pas de travail, au sens de travail rémunéré, salarié, pour tous, même si je suis profondément convaincu qu'il ne manque pas, et qu'il ne manquera jamais, d'activités susceptibles de développer la grandeur de l'homme. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que cette idée de quantité de travail relativement exogène, figée, semble profondément ancrée dans l'opinion. Elle trouve ses racines dans le haut moyen âge, à une époque où les progrès technologiques étaient si peu fréquents qu'une telle idée pouvait se justifier. Elle a été théorisée, si l'on peut dire, par Malthus et ses successeurs, et elle est parfois attachée, à tort, aux réflexions de Marx. Plus important encore, cette idée de travail, à la fois catégorisée dans ses diverses variétés et quantifiée globalement, a été mise en musique, puis gravée dans le marbre de toutes les usines de main d'oeuvre, à la suite des travaux de F. Taylor et des tenants de l'organisation scientifique du travail. Elle a aussi été codifiée socialement, voire juridiquement, par toutes les conventions collectives, celles qui décident des grilles de classification et du fait que Monsieur Martin, en tant qu'OP2, doit gagner tant, et que Monsieur Durand, en tant qu'ingénieur de position II, a droit à tel salaire. Vous avez tel diplôme, tant d'ancienneté, alors vous devez gagner tant... On ne vous rémunère pas aux conséquences de ce que vous faites, mais aux moyens (y compris vous-même) que vous mettez en place. Cette idée est tellement cartésienne, que l'on comprend que l'on ait du mal à s'en défaire, et qu'il soit plus facile de railler la pensée unique que de remettre véritablement en cause ses fondements.

De l'obligation de moyens à l'orientation résultats

On sait pourtant où cela a conduit les régimes d'Europe de l'Est, cette planification qui devait aboutir à l'âge d'or socialiste, cette obligation de moyens, et non cette recherche de résultats. A la décharge des planificateurs orientaux, et occidentaux peut être, il convient de noter que, par définition, les résultats ne peuvent être qu'espérés avant de se produire. Ils ne sont donc pas planifiables, au contraire du temps de travail ou des moyens quantitatifs mis en oeuvre. Rappelons nous de l'histoire de l'ivrogne qui a perdu sa clé: il faut bien la chercher quelque part, c'est quand même plus commode sous le réverbère... Sommes nous sûrs d'être véritablement différents, même à jeun. Quand on nous demande de mesurer, nous allons prendre n'importe quel critère, n'importe quel indicateur, juste pour pouvoir dire que nous avons fait quelque chose (...)

Dans un marché d'offre, quand la demande et les clients suivent, on a toujours l'excuse de se dire que ce qui compte, ce sont les conditions de la production, de l'offre, et que mesurer les moyens ou les résultats, cela devrait être la même chose! Faisons donc comme si tous les marchés étaient encore dominés par la production, comme si toutes les entreprises étaient des administrations. Mesurons donc a priori les performances. Décidons que le vainqueur des jeux olympiques sera celui qui se sera entraîné le plus, pas celui qui gagnera vraiment le jour J, par hasard.

Mais même les plus tayloriens sont parfois obligés de se rendre compte de l'existence de clients, réels, ceux qui achètent, ou non, les biens et services qui leur sont proposés. Nous avons beau vomir la société de consommation, nous sommes tous, peu ou prou, consommateurs. Même la schizophrénie a ses limites. On a beau dire à ses clients qu'on a vraiment tout fait - obligation de moyens - pour les satisfaire, ils n'en sont pas toujours convaincus et, de plus, ce n'est pas leur problème. Ils peuvent regarder ailleurs, chez les concurrents, et nous dire que ce ne sont pas les moyens utilisés qui les intéressent, mais le résultat. On a beau leur dire que les trois heures d'attente à Orly avant d'embarquer dans un avion d'Air France Europe ne remettent nullement en cause la qualité des avions ou du personnel, ces clients ne sont pas tous obtus...

Nous voilà donc revenus à la case départ. Dans un monde où le client a des velléités de vouloir donner son avis et dans lequel il a la possibilité de changer de fournisseurs, comment évaluer le travail qu'on lui propose ? Je ne vois pas d'autre réponse que: l'évaluation aux résultats... Cela peut être une évaluation panachée, évolutive, il peut y avoir un mélange entre l'obligation de moyens et les résultats obtenus. Mais les résultats doivent être pris en compte, et ceci doit être fait, quelle que soit la méthode utilisée, le plus explicitement possible. Certes c'est difficile, certes ce n'est pas planifiable, certes cela peut apparaître en partie subjectif. Mais c'est bien comme cela que, de tout temps, nos petits artisans et les professions libérales ont fonctionné. C'est bien en partie ainsi que certains commerciaux sont rémunérés. C'est bien comme cela que nos élites ont été reçus à leurs examens ou concours, les autres ayant échoué. Ce n'est donc pas, à proprement parler, révolutionnaire. Ce qui peut passer pour révolutionnaire, c'est de recommander l'extension de ces évaluations client à tous les métiers, à toutes les entreprises, ce qui achèverait de montrer, de façon concrète et non plus théorique, à quel point il est absurde de vouloir partager le travail, indépendamment des compétences et des résultats des personnes concernées. Didier Rous, quels que soient ses talents, ne perçoit pas la même rémunération que Richard Virenque. Ils sont pourtant tous les deux coureurs cyclistes, ils appartiennent tous deux à la même équipe, ils ont à peu près le même âge...

(...)

Si une partie des richesses produites, et achetées, est éminemment variable, on ne peut pas faire comme si cette variabilité n'existait pas. Si le marché français de l'automobile est en diminution de 20 %, cela ne peut pas être sans conséquences. On peut certes, en partie, mutualiser les risques et les richesses, mais ce ne peut être qu'une mutualisation partielle. Que cela soit au niveau d'un groupe de travail, d'une entreprise, d'une administration ou de la société toute entière, une partie de la rémunération doit être variable, et indexée en partie sur les performances du groupe, une partie sur les performances individuelles.

A l'inverse, lorsque je défends la notion de Revenu Minimum de Dignité parallèlement au concept de rémunération variable, c'est parce que je pense que les deux mesures ne vont pas l'une sans l'autre. Il n'est pas pensable qu'une société moderne n'assure pas un minimum de dignité à chacun de ses membres. Mais nous savons tous que ce minimum va dépendre aussi des richesses créées, et que le niveau de ces richesses dépend en grande partie de la qualité du travail effectué, des compétences et du comportement individuels, pas de grilles de salaires, d'années d'ancienneté ou de catégories de diplômes...

Dire que le roi est nu, et le monde incertain, n'a pas nécessairement bonne presse (...) Il peut paraître moins risqué pour nos esprits cartésiens, ou tayloriens, de payer les chasseurs d'ours avant d'avoir vendu la peau de l'ours, sans même se demander si cette peau va être achetée... Que penserait la nounou si chère à Viviane Forrester de ce proverbe " ne payer les chasseurs d'ours que lorsque la peau de l'ours a été vendue ". Ce qui nous ramènerait à une obligation de résultats, plutôt que de moyens.

Bien sûr, il ne manquera pas de gens bien intentionnés pour critiquer cette proposition: " vous ne suggérez quand même pas de revenir aux salaires aux pièces, pourquoi pas l'esclavage pendant que vous y êtes... le travail salarié, ou plutôt le salaire horaire est un acquis social. Le salaire au mérite, c'est la place ouverte à tous les abus. Qui va décider, qui va juger: le hiérarchique, à la tête du client ?

A la tête du client: ou plus précisément à la satisfaction du client, ce ne serait pas si mal, si du moins le client est extérieur à l'entreprise, ou à l'administration, et s'il est libre de s'exprimer, et s'il a les moyens de le faire. Bien entendu, en situation de monopole, vous pouvez tout fixer, le prix de vente (plus ou moins forcée), le montant du salaire horaire, le nombre d'heures travaillées. Par contre, lorsque l'environnement est plus instable, on voit mal pourquoi, si c'est le client qui décide de la vente ou de la mévente, ce ne serait pas aussi lui, d'une certaine façon, qui déciderait de la valeur de tel ou tel collaborateur de l'entreprise...

Valeur économique et rémunération du travail

D'une façon ou d'une autre, la rémunération des collaborateurs de l'entreprise ou de l'administration concernée doit prendre en compte cette ouverture au monde du client. La rémunération ne peut plus être figée, ou proportionnelle uniquement à l'ancienneté ou au niveau des diplômes. Bien sûr, entre deux travailleurs à la chaîne, de moins en moins nombreux, la différence de rémunération sera moins grande qu'entre deux commerciaux. Lorsqu'une usine automobile ferme en Belgique, il est probable que ceci est plus dû à l'inefficacité du réseau commercial du constructeur qu'à la bonne ou mauvaise volonté des ouvriers belges - en dehors d'actes de sabotage - et la responsabilité du chef d'entreprise est là aussi très grande. Lorsqu'un chef d'entreprise, aux commandes d'un grand groupe depuis longtemps, doit fermer une usine, la moindre des choses serait que sa rémunération en soit fortement affectée, et ceci pourrait d'ailleurs aller jusqu'à son départ, pour faute stratégique (professionnelle?) grave.

(...) Le jugement du marché ne doit pas viser que les plus faibles, ou les moins protégés...La véritable équité, sinon égalité, est là. Equité et transparence sur les critères d'évaluation, connus de tous, ne signifie pas que ces critères sont les mêmes pour tous. La façon d'évaluer la performance d'un P.D.G. peut être différent de celle qui cherche à évaluer les résultats d'un carrossier. Une mévente est sans doute moins imputable au carrossier qu'au P.D.G. ou aux commerciaux, et c'est l'inverse pour un défaut dans la carrosserie. La justice dans l'évaluation concerne donc la qualité du processus correspondant, sa transparence. S'il y a une partie subjective, il vaut mieux qu'elle soit annoncée avant la chose, plutôt que dénoncée après. Le processus de valorisation par le client contient nécessairement une partie de subjectivité, comme dans toute appréciation humaine. C'est pourtant ce processus qui, en définitive, validera le fait que l'on ait, ou non, produit juste.

(...)

Pourquoi donc s'obstine-t-on à rechercher des points communs, comme le temps travaillé, la note obtenue à tel examen ou telle ou telle caractéristique ethnique ? Parce que c'est plus simple. Nous aimons pouvoir comparer et mesurer, en pensant que seul ce qui est mesurable est 'scientifique' et, donc (?) raisonnable, au lieu de réserver cela aux comptables et aux mathématiciens. " nous savons que les différences entre les hommes sont multiples, mais que ce cela n'a pas vraiment d'importance, à en juger par tous les mouvements humanitaires qui défendent le droit à la différence et la dignité humaine...Ne nions donc pas ce droit à la différence en décrétant, comme le plus archaïque des tayloriens, qu'il y a un temps universel, identique pour tout le monde, et que le travail, lui aussi, est homogène et doit être divisé en parties égales "(1)

Toute justice est contingente, la justice américaine est différente de la justice allemande, la justice chinoise de la justice française, la justice religieuse de la justice civile. C'est au moment sans doute où l'on parle le plus de justice que ce concept, que l'on voudrait universel, semble le plus difficile à définir. Les croyants pensent que la seule justice universelle, celle de Dieu est, par définition, hors de notre portée, et croyants et athées sont au moins d'accord sur un point: la justice des hommes est, par essence même, imparfaite, relative, et donc, d'une certain façon paradoxale, injuste. On peut certes avoir une approche juridique de la justice, et considérer que c'est la loi qui détermine ce qui est juste, et ce qui ne l'est pas. Il se trouve cependant que les lois varient d'un pays à l'autre, et d'une époque à l'autre, et leur interprétation ou leur application peut même varier d'un tribunal à un autre. Si cela n'implique pas nécessairement que l'on a affaire à une justice à plusieurs vitesses, c'est au moins la preuve qu'il peut y avoir plusieurs conceptions de la justice, et pas nécessairement une justice plus juste qu'une autre.

La justice est une démarche

Nous retrouvons ici encore une illustration du théorème de Godel. A l'intérieur du système constitué par la société humaine, un bon nombre de propositions, de lois, sont telles que l'on ne peut déterminer de façon définitive, objective, si elles sont justes ou non, bonnes ou mauvaises. Le désir de justice est pourtant un sentiment profondément humain, même si chacun peut en avoir une image ou une approche, voire une définition, différente. Plutôt que de définir la notion de justice, en tant qu'état, ou résultat, il semble donc plus efficace, et plus constructif, d'essayer de définir la notion de " démarche juste ", ou " d'approche juste ".

La justice serait donc essentiellement déterminée par la façon dont on aborde tel ou tel point, j'allais écrire par une tournure d'esprit. C'est le processus qui compte ici. Dans ce contexte, une approche ou démarche juste serait donc une approche qui reposerait sur des principes connus de tous, transparents et équitables, sans passe-droits. " Que vous soyez puissant ou misérable ", vous devriez être traité de la même façon, avec les mêmes droits et devoirs. Cela ne signifie nullement que le résultat doit être le même. Comme nous l'avons vu plus haut, si vous faites une faute professionnelle en tant que PDG, ou en tant qu'ouvrier de l'atelier de peinture, être traité de la même juste façon ne signifie pas que le résultat absolu ne sera pas différent. D'un côté, vous allez perdre une rémunération annuelle d'un ou plusieurs millions, de l'autre vous perdrez 100 ou 150 000 francs. La justice, ce serait peut être dans chacun de ce cas de proportionner l'amende, ou la perte de revenus, à vos revenus antérieurs: le principe de la flat tax fiscale, en quelque sorte.

Produire et rémunérer juste

Si la justice est contingente, il doit en être aussi de même de la justice économique, au sens où les règles de répartition du revenu national et de rémunération peuvent dépendre de la façon d'organiser l'économie et la production de richesses. Le lecteur perçoit déjà sans doute que justice, si elle doit rimer avec transparence, doit aussi rimer avec cohérence. Au cours des deux derniers siècles, depuis les phalanstères de Saint-Simon jusqu'aux délires égalitaires de Pôl Pot, nombreux sont ceux qui ont imaginé une justice économique communiste dans laquelle la rémunération du travail serait complètement déterminée a priori, indépendamment des richesses créées. Chacun saurait qu'à tel poste, quelle qu'en soit l'efficacité réelle, on gagne tant. Que cette répartition soit efficace ou non peut ne pas être le problème. Une telle répartition, si elle est issue d'un processus transparent, connu de tous, et si elle est cohérente avec la façon de produire, peut être qualifiée de juste, si telle est la conception de l'économie communiste, quel que soit son irréalisme totalitaire.

D'autres ont aussi imaginé, et mis en place de façon moins centralisée, plus émergente diraient les spécialistes de la complexité, une autre économie, l'économie capitaliste. Le processus de répartition du revenu y apparaît très différent. Les apporteurs de capitaux utilisent leur argent pour se rendre propriétaires des moyens de production. Cet argent est rémunéré à un certain taux, et les véritables producteurs, les prolétaires suivant la terminologie de Marx, sont payés un salaire convenu à l'avance, qui leur permet juste d'entretenir leur force de travail (ainsi que la future force de travail, celle de leurs enfants). Toute la marge réalisée, le sur-travail, est approprié par les capitalistes. Ce processus, s'il est transparent, s'il est connu de tous (qu'il soit ou non apprécié) pourrait être qualifié, à l'instar du processus précédent, de juste. Est-il équitable ? La question peut se poser, on ne s'en est d'ailleurs pas privé. Est-il responsabilisant ? Cela dépend pour qui, sans doute pas en tout cas pour le plus grand nombre, c'est à dire les prolétaires, qui ne peuvent avoir qu'un désir, celui de réduire la part du sur-travail. Est-il efficace ? Il l'a été, Marx l'a d'ailleurs ainsi qualifié, et comparé au processus communiste, il le demeure à l'évidence. Est-il le meilleur, ou le seul possible ? Il me semble évident, et j'ai tenté de le montrer par ailleurs, qu'en ce début d'ère nouvelle, celle de l'information, de la connaissance, des travailleurs du savoir, la réponse est non. Une autre justice économique est possible, qui ne sera ni capitaliste ni communiste. Elle sera à la fois libérale et sociale, efficace et responsabilisante, elle ne déchirera pas le tissu social de notre société et cherchera à respecter la dignité de chaque individu. Nous y reviendrons dans notre postface.

L'exemple capitaliste comme l'exemple communiste montrent en tout cas, s'il en était besoin, que la notion de justice (sociale, économique et humaine) est une notion relative, relative à la société environnante, relative à ce qui est considéré comme acceptable par le plus grand nombre, du moins en démocratie. Cette justice peut ne pas être efficace, elle peut même être injuste, nous l'avons dit. Cela ne signifie pas qu'elle n'existe pas, ou qu'elle n'est pas définissable, en particulier à travers ses caractéristiques, les deux premières objectives, transparence et compréhension par tous, les deux autres plus subjectives, équité et responsabilisation. On pourrait être tenté d'y rattacher d'autres notions morales, comme la notion d'éthique ou le concept de solidarité, mais nous sommes déjà là dans un autre registre, celui du sens et de la dignité de la vie, individuelle et collective.

Pourtant, d'une certaine façon, c'est sur ce terrain, celui d'une rémunération plus juste des travailleurs que certains économistes socialistes réformistes ont tenté de placer la critique du capitalisme. Ils ont ainsi suggéré qu'il pouvait y avoir une juste répartition du revenu national, et qu'il suffisait pour cela de s'entendre sur la répartition de la masse globale des profits, que Marx préfère appeler plus-value, ou sur-travail. Cette juste répartition serait décidée en fonction de critères moraux, ou sociaux, pas en fonction de critères économiques. Il pourrait ainsi ne pas y avoir exploitation, si la plus-value était correctement partagée entre capitalistes et prolétaires, entre les hommes aux écus et les seuls vrais producteurs.

(...)

Pour Marx et ses successeurs, il n'y a qu'une façon de mesurer scientifiquement la valeur d'une marchandise. La valeur d'échange (nous dirions maintenant la valeur économique) d'une marchandise, dans une économie marchande, est déterminée par la quantité de travail nécessaire pour la produire. Les marxistes les plus libéraux acceptent certes qu'il y ait diverses qualités de travail, mais à l'intérieur d'une limite très raisonnable, intégrant le temps de formation de l'offreur de la force de travail, c'est à dire le travailleur, manuel ou intellectuel. (...) Ainsi, l'échelle des salaires, avec cette logique de quantité de travail, ne devrait varier que de 1 à 2, ou éventuellement, pour les plus longues études (médicales par exemple), de 1 à 2, 5. On pourrait aussi raffiner, et tenir compte de l'espérance de vie de telle ou telle catégorie de travailleur, en revalorisant le travail de ceux ayant la plus courte espérance de vie. Pauvre Jeanne Calmand ! Pour Bill Gates, qui a quitté les rangs de l'université d'Harvard à 19 ans, cela poserait aussi de sérieux problèmes de train de vie: il en serait d'ailleurs de même pour l'ensemble des patrons autodidactes, nombreux en Amérique du Nord, nettement moins nombreux en France, il est vrai.

Marx et Taylor, même combat?

Quel intérêt de ressortir cet argumentaire ? Chacun sait que plus personne ne fait référence à la théorie de la valeur-travail de Marx, et qu'il n'est plus question d'évaluer la valeur d'un produit au temps de travail qui lui a été consacré. Est-ce vraiment le cas ? En fait, ce raisonnement valeur-travail, quoique souvent implicite, figure encore dans nombre de revendications de type égalitaire, et a été à la base des travaux de F. Taylor et de ses successeurs. Pour mesurer objectivement, a priori, des quantités hétérogènes, pomme, poire, carriole, panier, sac à dos Lafuma ou foulard Vuitton, comment se passer de la seule caractéristique commune objective, celle d'avoir été produit par un être humain? Les êtres humains étant extrêmement divers, nos comptables crypto-marxistes ont voulu aller plus loin, et rendre homogènes des travaux hétérogènes, car qualitativement différents.

Il fallait déqualifier suffisamment le travail pour pouvoir l'homogénéiser, et le traiter comme quantité (souvent négligeable) homogène. C'est cette approche qui a été, au moins grossièrement, utilisée dans la planification soviétique, ainsi que pour former les agriculteurs du Midwest américain au montage des moteurs d'avion de Boeing ou de Douglas entre 1941 et 1945. Elle a aussi servi de ferment et de point de repère aux conventions collectives issus de la Libération. Et, d'une certaine façon, ce type de raisonnement était justifié, il y a 50 ans, du moins dans le secteur industriel pour lequel la sueur était effectivement une unité d'oeuvre naturelle. Nous étions encore dans un monde où 60 à 80% du travail était purement routinier, aux conséquences prévisibles, sinon certaines. Nos entreprises tayloriennes régnaient encore en maître, soit dans leur version capitaliste, Général Motors ou Ford, soit dans leur version socialiste - les grands conglomérats est-allemands ou soviétiques. Cela avait, de plus, l'avantage de faire croire que la rémunération des travailleurs était objective, puisque basée sur du mesurable, le temps de travail (et les pointeuses associées).

Lorsque, pour produire juste, on a ainsi à notre disposition des processus basés essentiellement sur la répétition et le contrôle, pourquoi pas. Les salaires des ouvriers représentaient d'ailleurs à l'époque 70 à 80% des dépenses liées à la production. (...) On leur demande peu de créativité ou d'imagination. Les seules innovations reposent sur les trouvailles des contrôleurs et des ingénieurs-contremaîtres qui, en bons disciples de F. Taylor, s'efforcent d'augmenter continuellement le rendement. Dans un contexte ainsi dominé par les conditions de l'Offre, relativement peu différenciée, produire juste, c'est produire de façon aussi routinière que possible. (...) D'où des chaînes de postes de travail occupés par des titulaires interchangeables, qu'on allait d'ailleurs échanger, quelques décennies plus tard, contre des robots.

C'est en ce sens que les théories de la valeur-travail marxistes ou marxiennes ne sont pas vraiment différentes des thèses de F. Taylor. Les individus ne comptent pas, sinon en tant qu'éléments de la collectivité, le prolétariat pour Marx, la chaîne pour Taylor. On est bien loin de l'individu responsable, assumant ses différences de l'entreprise portefeuille de compétences. L'avantage évident est que l'unité d'oeuvre est facile à planifier, à contrôler, et à mesurer, et à défendre: c'est l'heure travaillée.

Mais nous ne sommes plus dans les secteur protégés des années 1960, si chers aux planificateurs et économistes du commissariat au plan. Les clients sont devenus beaucoup plus libres, libres d'acheter ou de ne pas acheter, ou d'acheter ailleurs, ou différemment, les notions de processus taylorien et d'heures travaillées sont beaucoup moins pertinentes. L'heure travaillée finira par être considérée comme quelque peu archaïque. L'heure de travail n'est déjà plus qu'un indicateur comme un autre, et peut-être moins bon qu'un autre. On peut certes encore acheter, ou vendre, des heures de travail, en tant que telles, lorsqu'elles sont très standardisables (de l'heure de baby-sitting à celle d'un manutentionnaire, de celle d'un contrôleur de tramway à celle d'un pilote d'Airbus, et encore....).

Dans le cas contraire, de plus en plus fréquent, on n'achète plus un service au temps. Quel client se préoccupe encore du temps qu'il a fallu pour construire tel ou tel objet ? Il compare, éventuellement, entre le temps qu'il aurait mis, lui, pour cela et le prix qu'on lui fait payer, c'est tout. Ce qui l'intéresse surtout, c'est le temps qu'on met à le lui livrer, et, très souvent, le client payera d'ailleurs d'autant plus cher que le temps entre la commande et la livraison sera court...

Ne continuons donc pas à associer systématiquement, sinon à assimiler, valeur économique et temps de travail, au moins lorsque les travaux réalisés et les compétences nécessaires ne sont pas automatisables ou mécanisables. Les heures de coaching d'un Noah sont-elles comparables aux heures de tel ou tel autre coach de moindre renom ? Va t-on comparer Pelé et Cantona au seul vu du nombre d'heures passées à s'entraîner ? Et comment va t-on comparer la valeur des messages du papa et du Dalaï Lama ?

Dans une vision réductrice de la théorie de la valeur-travail, les communistes des démocraties populaires et, dans une certaine mesure, les syndicats européens et français, sont allés plus loin encore. Ils ont contribué à véhiculer l'idée que la valeur humaine et la valeur économique étaient une et indivisible. La matrice idéologique commune du marxisme et du capitalisme ne s'est pas contentée d'enfanter, ou de théoriser, le phénomène plus ou moins fantasmagorique d'intégration sociale par le travail. Elle est allée beaucoup plus loin, dans son approche prétendument scientifique. Elle a réduit l'homme à une seule dimension, celle d'être un appendice indifférencié de la machine. Dis moi combien d'heures tu travailles, et quels sont tes diplômes, je te dirais qui tu es (et qui tu n'es pas !).

Empêcher l'exploitation de l'homme par l'homme en formalisant la notion de juste rémunération, grâce à l'élaboration d'une grille de salaires: l'intention est louable. Elle peut même paraître justifiée économiquement dans un environnement quasiment stable, dans lequel les interactions et les différences entre individus peuvent être considérées comme négligeables. Mais cette approche ne conduit-elle pas inexorablement à l'homme unidimensionnel dénoncé par Marcuse ? Au lieu d'intégration sociale, ne faudrait-il pas parler d'annihilation sociale. Si cette démarche conduit à gommer les différences entre les individus pour de simples raisons de technique comptable, et parce que les talents de chacun sont difficiles à mesurer objectivement, ne conviendrait-il pas de faire autrement ?

Les économistes orthodoxes, néoclassique ou keynésiens, sont, d'une certaine façon, les dignes continuateurs de Marx. Eux non plus ne se sont pas vraiment intéressé à la valeur humaine de l'homme. Pour eux, la seule valeur scientifique, car modélisable, correspondait à la dimension facteur de production de l'homme au travail. Tout ce qui n'est pas dans leur carte est évacué (dans le social). Même les économistes les plus radicaux (au sens anglo-saxon) n'ont pas tiré les conséquences de cette dichotomie entre valeur économique de l'homme, et valeur humaine (sociale). Ils s'en sont lavés les mains, en laissant à d'autres le soin de le faire, et d'en corriger les éventuels excès. Peut-on faire autrement ? En fait, la question ne se pose pas, ou ne devrait pas se poser. Il faut faire autrement, il en va de la dignité et de la grandeur de l'homme.

Surplus et société

L'économiste marxiste Ernest Mandel, dans une série de conférences destinées aux adhérents du défunt P.S.U., affirmait qu'il ne pouvait y avoir progrès de civilisation sans accroissement de la productivité du travail. Sous une forme plus neutre, cela signifie, en fait, qu'une entreprise ne peut exister, et se développer, que si elle peut créer un surplus, des profits. Critiquer et même vilipender ce fait n'a donc pas grand sens.

Et ceci est vrai quel que soit l'environnement socio-économique prévalent, marchand ou non marchand. On peut éventuellement critiquer ce qui est produit, mais pas le phénomène en lui-même. Lorsqu'une entreprise affirme qu'elle ne recherche pas, au moins en partie, le profit, n'est pas crédible. C'est de la langue de bois. Dans le contexte marchand, ce profit se concrétise au moment de l'achat de son offre par ses clients, c'est la forme argent de la marchandise dont parle Marx.

Dès lors que l'on cherche à produire juste, on doit rechercher un surproduit. C'est un des rares points de repères immuables, pour toute organisation qui se veut viable, c'est valable même pour les administrations qui vivent, directement ou indirectement, de l'argent des contribuables. La valeur ajoutée, individuelle ou collective, doit être supérieure aux ressources consommées. Ce phénomène peut être plus ou moins mutualisé, réparti sur plusieurs producteurs de richesse ou sur quelques mois ou saisons de production, mais il n'est ni communiste ni capitaliste, il est universel, vrai pour les colonies de fourmis comme pour les hommes.

Tout produit, tout service, a une valeur, individuelle ou collective. Cette valeur, individuelle ou collective, a un coût. Ce coût doit être inférieur, ou égal, à cette valeur. Ceci est vrai quelque soit le régime, (ultra-) libéral ou (ultra-) collectiviste. Ce n'est pas de l'économie, c'est de l'écologie et du bon sens. C'est vrai même pour la sécurité sociale. Son déficit en est la preuve par l'absurde: si l'on soigne gratis aujourd'hui, c'est que l'on compte sur d'autres, les générations futures, pour payer demain.

Si trop d'administrations, ou d'entreprises mal managées, se comportent ainsi, ce sera la fin de notre société, de notre civilisation, de notre écosystème. Pour qu'un écosystème soit viable, il ne doit pas consommer (le coût) plus qu'il ne produit (la valeur). Nul ne peut aller, ou ne devrait aller, contre cette évidence, du marxiste le plus pur au capitaliste le plus dur. Il se trouve, de plus, que les entreprises dites capitalistes - qui ne sont qu'une forme peut-être passagère des entreprises libérales - ont plutôt tendance à engendrer de façon durable une différence positive entre valeurs et coûts, lorsqu'elles sont en situation de concurrence. C'est plutôt la tendance inverse pour les entreprises non capitalistes. Mais même si l'on conteste ce dernier point, celui de la nécessité du surproduit ne peut être nié. Produire juste, en engendrant ainsi un surproduit, est donc le problème majeur de toute économie, quelle que soit la coloration sociale de cette économie.

(...)

Lorsque la demande est connue, ou imposée, il semble plus facile de produire juste. C'est un simple problème d'affectation de ressources, un problème de programmation linéaire à la Leontieff, du niveau d'étudiants Bac +2, s'ils sont accès à un ordinateur suffisamment puissant. Dans un monde d'Offre, produire juste, c'est optimiser, de façon statique, en interne. Les entreprises de production de masse étaient passées maîtres en ce domaine. C'est évident pour les entreprises occidentales taylorisées comme Ford ou General Motors. Mais, même dans les pays de l'est, les combinat ou les grandes structures de type soviétique savaient produire à peu près juste dans ces conditions. Il ne fallait évidemment pas leur demander de la réactivité ou de la personnalisation, en plus.

Lorsque la demande est instable, relativement imprévisible, les compétences nécessaires changent. Produire juste n'est plus seulement un problème comptable ou mathématique. Il s'agit d'être à l'écoute de ce qui peut être le germe d'un succès futur. Il s'agit de réagir au plus vite à un échec, tout en ne le craignant pas. Il s'agit de s'ouvrir à l'extérieur, sans perdre pour autant son identité. Il s'agit de mettre sur place un processus de retour d'expériences, ce qui va permettre de continuer à innover, à expérimenter. Il s'agit aussi de rassembler des compétences autour d'un projet d'entreprise, de valeurs partagées. Dans ce passage d'une société de moyens à une société beaucoup plus orientée résultats, la franchise, la transparence, le retour d'expériences, la compréhension des enjeux seront essentiels. Dans le cas contraire, si nous refusons ce passage vers moins d'optimisation et plus d'adaptation, l'évolution accélérée du monde conduira à une société et à des individus de plus en plus schizophrènes, et peut être à un point de rupture irrémédiable.

Projet(s) de société contre schizophrénie...

Sans projet mobilisateur, sans principes clairs et compréhensibles, nous allons vers un chaos assuré. Les corporatismes et les égoïsmes fleuriront de plus belle. En tant que contribuables, nous continueront à réclamer moins d'impôts mais plus de fonctionnaires. En tant que malades, plus de remboursements mais moins de déficits sociaux. En tant que clients, nous réclamerons plus de choix et des prix toujours plus bas. En tant que salariés, au contraire, nous demanderons des rémunérations plus fortes. En tant que parents nous aurons de moins en moins d'enfants tout en déplorant qu'il n'y ait personne pour payer nos futures retraites. (...) En tant qu'être humains, nous sommes et nous nous sentons des êtres uniques, et voulons être traités comme tels, tout en réclamant le respect de conventions collectives et de grilles salariales qui gomment nos différences et nos talents. Uniques hors du travail, mais uniformes au travail: est-ce cela l'intégration sociale par le travail que nous regrettons tant?

(...)

En politique comme dans le cadre de l'entreprise, si l'on veut que les individus s'enthousiasment, et mettent leurs compétences au service d'un projet, il faut leur proposer une vision, un projet positif, porteur d'avenir et non uniquement défensif... Il faut aussi avoir les moyens de ses ambitions (...)

Et parmi ces moyens, la transparence, l'honnêteté, l'humilité, l'équité semblent être des facteurs clé. L'équité, nous en avons parlé longuement en la reliant à la notion de démarche juste. L'humilité, ce peut être celle du chef d'entreprise, qui au lieu de dire, " tous derrière moi, suivez moi, je sais ce qu'il faut faire ", dira plutôt: " voilà où je pense qu'il faut aller, j'ai besoin de vous, de vos compétences ". L'honnêteté, c'est de reconnaître ses éventuelles erreurs et d'être aussi ouvert que possible, en acceptant les bonnes idées, d'où qu'elles viennent. La transparence, c'est de permettre à chacun d'avoir accès à l'ensemble des informations pertinentes, pas de la réserver à une élite, autoproclamée ou non...

L'information, tout le monde s'en méfie, nous cherchons tous à nous l'approprier, alors qu'elle a pourtant un mérite à nul autre pareil: la partager n'en diminue pas nécessairement la valeur, au contraire parfois ! Ceci n'est évidemment pas le cas de ressources ou de biens plus tangibles. Quand vous partagez un gâteau, ou un tas d'or, la part qui revient à chacun est inversement proportionnelle au nombre de convives. Pour l'information, tel n'est pas le cas. Tout dépend, bien sûr, de l'information considérée. Les entreprises modernes, quoique encore frileuses par de nombreux aspects, comprennent de plus en plus que le partage et la circulation des informations dont elles disposent peut être un facteur clé de succès. Produire juste, pour une entreprise comme pour une société, ce peut donc être aussi de lutter contre la tendance, somme toute naturelle, de conserver pour soi ses informations et ses secrets.

(...) Les organisations, entreprises ou administrations, n'ont pas vraiment l'habitude de s'ouvrir ainsi aux autres. Il leur faut lutter contre une frilosité somme toute naturelle, contre un conservatisme qu'elles prennent encore pour facteur de survie. (...) Lorsque l'alternative est entre l'immobilité et le mouvement, entre la production et la vente, entre le 'push' et le 'pull', entre la parole et l'écoute, entre les stocks ou les flux, on peut croire que la première branche de l'alternative est la plus sûre. Cela a pu être le cas dans le passé, quand les résonances entre acteurs économiques pouvaient passer pour négligeables. De nos jours, une telle position devient de plus en plus intenable: on ne peut plus se protéger de l'avenir derrière la ligne Maginot du secret. Au lieu de protéger ses informations, il s'agit de les utiliser plus vite que ses concurrents..

Un nouveau rôle pour l'état?

Il est déjà difficile pour une entreprise de passer d'une vision hiérarchique et statique des choses à une vision plus démocratique et dynamique, alors que leurs clients et la concurrence les y poussent, et que les nouvelles technologies relationnelles le leur permettent. C'est évidemment plus difficile encore pour l'état. On ne remplace pas aisément plusieurs dizaines d'années de planification à la française, et plusieurs centaines d'années de centralisme plus ou moins démocratique, et plus encore de dirigisme étatique (...)

Comme aimait à le répéter A. Madelin après son départ précipité du gouvernement Juppé, il faut passer du slogan " il faut se serrer la ceinture " (logique de stocks, de partage statique de gâteaux) à un message plus entrepreneurial: " retroussons nous les manches ", et faisons preuve d'imagination. Ce n'est pas le présent ou le passé qu'il faut se partager, mais une vision de l'avenir, et les informations et connaissances associées. Ce n'est qu'ainsi que l'on pourra co-inventer l'avenir, et produire juste le futur... Comme l'écrivent Gary Hamel et C.K. Prahalad, il est souvent indispensable de désapprendre le passé pour pouvoir innover et inventer l'avenir... et peut être oublier les succès du Minitel, pour inventer des utilisations innovantes d'Internet et des technologies relationnelles associées. (...) Mais l'innovation ne consiste pas à copier les autres, aussi bons soient-ils, mais à s'interroger sur ses propres différences. C'est vrai pour l'entreprise, c'est vrai aussi pour l'état. Il est presque aussi néfaste de vouloir copier servilement l'exemple américain que de le rejeter d'un revers de main, en déclarant que les cartes américaines ne peuvent servir en France. Etudions l'exemple américain, et voyons en quoi l'exception française peut avoir un sens, et dans quels domaines. Recentrons la France sur ses éventuelles core competencies, et allions nous avec d'autres pour pouvoir bénéficier de celles dont nous ne disposons pas. C'est sans doute ce qu'aurait pu suggérer David Ricardo lui-même (...)

Etat et entreprises, même combat ?

Toute entreprise, toute organisation, toute société humaine doit chercher à se connaître, pour savoir ce qu'elle peut faire et ne pas faire, ce qu'elle doit aller rechercher ailleurs. Une entreprise libérale, en milieu concurrentiel, doit se demander en quoi son know how, ses collaborateurs, son offre, sont exceptionnelles, et surtout, comment ces qualités passagères, contingentes, peuvent perdurer et même se développer (...)

Il peut être sage, pour un état qui se veut citoyen, de se poser et de poser à ses concitoyens le même type de questions, plutôt que de se complaire de l'exception française, sans chercher à expliciter en quoi la France est exceptionnelle, et, surtout, peut le rester sans régresser.

Parmi les techniques à la mode, qui ne durent souvent, telles les roses, que l'espace d'une saison, on parle aussi de plus en plus de veille et d'intelligence économique. Certains experts de la discipline - qu'ils proviennent des services de renseignement de l'armée ou du ministère de l'intérieur - pensent qu'il suffit de mettre des tables ou points d'écoute, des grandes oreilles, un peu partout sur la planète pour séparer parmi les tonnes d'informations disponibles le bon grain de l'ivraie. Dans cette approche mécanique, statistique, cartésienne, des signaux faibles ainsi perçus, il suffirait de mettre suffisamment de puissance de calcul entre les mains de nos experts pour qu'ils puissent ainsi prévoir, anticiper, calculer les tendances et les événements futurs ! Toujours ce déterminisme qui, à peine chassé par la porte de Godel et de Turing revient par la fenêtre de ceux qui sont toujours en retard d'une guerre ou deux. Ligne Maginot contre Panzer divisions, fusées Pershing contre guérillas urbaines, guerre des étoiles contre génocides en Afrique Equatoriale.

Cela ne signifie nullement, bien sûr, qu'il ne faille pas traiter les données disponibles, et ignorer les faits. Mais on peut aussi se cacher derrière les faits, ou les utiliser pour se rassurer, pour ne pas avoir à imaginer l'avenir. Les raisons du succès ou de l'échec sont parfois bien cachées, et se nicher plus dans le non-dit que dans l'explicite, dans les interactions entre les personnes que dans les actions elles-mêmes, dans l'esprit que dans la lettre. On dit que les faits sont têtus, mais on n'exhibe souvent que ceux qui vont dans le sens de ce que l'on veut démontrer. Or l'avenir, comme l'amour dit le poète, ne se prouve pas, il s'éprouve et se construit en permanence. Penser que l'on peut faire parler les faits, du passé par définition, pour inventer la carte de l'avenir indique peut être encore plus d'entêtement que de se contenter de théories ou de préférer la carte actuelle au territoire futur. Les entrepreneurs intelligents sont comme les explorateurs, ils savent que leurs cartes sont imparfaites et qu'ils vont découvrir l'inattendu, et que leur couteau et leur courage risquent de leur servir au moment où ils s'y attendront le moins. Ce peut aussi être le cas de l'état, avec ou sans exception française, dans cette ère nouvelle, celle de l'information, celle de la disparition de nombreuses certitudes.

Du temps de la production de masse, les entreprises pouvaient cartésiennement faire confiance aux faits du passé, le management se réduire à de la gestion ou de l'administration, à des tâches de planification, de contrôle et d'exercice d'autorité. De nos jours, les entreprises et organisations bureaucratiques risquent de mourir d'un excès de dirigisme et d'autoritarisme et d'un déficit patent de leadership, d'imagination et de dessein mobilisateur. Comme l'écrivent Hamel et Prahalad (2), le prototype du leader moderne est plus proche de Jésus de Nazareth disant " à sa petite bande d'adeptes nécessiteux:vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre... " que d'un Pdg traditionnel. Ce leader moderne serait bien utile aussi à l'état français, il en faudrait même un grand nombre...

Bruno Lemaire.

(1) B. Lemaire, "Entrepreneurs et entreprises du quatrième type...", op. cit.

(2) Gary Hamel, C.K. Prahalad, "La conquête du futur", InterEditions1995, p.142.


* Suite

Etat, Information et Liberté(s) face à Internet


* Extraits de l'ouvrage

De Marx à... Bill Gates ?

Bruno Lemaire

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Mise à jour: 16/07/2003