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http://rad2000.free.fr/coopconc.htm

En Octobre 1997

http://rad2000.free.fr/coopconc.htm

Ce document est le premier d'une série consacrée à l'ouvrage collectif "Coopération et Conception". Cette première partie répond à la question "Comment définir la conception ?". Le second montrera comment la conception vise à structurer l'action des utilisateurs. Le troisième illustrera en quoi la conception se poursuit dans la réalisation. Elle oblige à partir de l'action pour y revenir.

Coopération et Conception, Première Partie:

Comment définir la conception ?


Liste des Contributions.
- 1. Le travail de conception: de quoi parle-t-on?

Gilbert de Terssac

Vincent Giard

Jacques Perrin, Marie-Claire Villeval, Yveline Lecler

Christophe Midler

Alain Jeantet, Henri Tiger, Dominique Vinck, Serge Tichkiewitch

Armand Hatchuel

Françoise Darses, Pierre Falzon


* Plan

Introduction

1. Le nouveau paradigme

2. Les structures des organisations

3. Coordonner pour coopérer

4. Des modèles de régulation

5. Les objets intermédiaires

6. Les rapports de prescription

7. Le paradigme opportuniste

Conclusion


* Introduction

Nous avons déja consacré plusieurs articles à l'activité de conception. Le Graphe d'Exploration des Possibles s'efforce de montrer que l'ingénierie concourante non seulement décloisonne l'entreprise mais l'amène à se reconcevoir elle-même, aux trois niveaux de ses responsabilités. C'est le reengineering. De même, Concevoir le Produit et l'Usage illustre les relations de partenariat entre clients et fournisseurs qui découlent de l'importance stratégique de la conception. Dans la suite logique de la Conception Assistée par Ordinateur et des Systèmes de Gestion de Données Techniques, les Bases de Composants Mécaniques requièrent une réorganisation des catalogues électroniques de l'entreprise. Mais la gestion par projet, qui accompagne le plus souvent la conception simultanée, a des conséquences beaucoup plus importantes. Pour en tirer tous les avantages, il faut s'intéresser à l'Apprentissage Organisationnel. Ce changement de perspective nous amène à considérer la prise de décision comme une représentation sociale. Avec le décloisonnement interne et le partenariat externe, induits par la conception collective, la coopération émerge comme un nouveau paradigme. Sous des aspects divers, les auteurs de l'ouvrage collectif "Coopération et Conception" y contribuent fortement.


* 1. Le nouveau paradigme

C'est tout d'abord la conception, comme objet de recherche, qui émerge tout récemment. La raison en est qu'elle n'était pas considérée comme un travail. Elle était rangée dans la rubrique décision ou choix du producteur. Il était dans la logique de l'École taylorienne comme de l'organisation taylorienne de séparer radicalement l'intelligence pratique de l'intelligence conceptuelle. Il a fallu que la conception devienne une action collective pour que s'opère un premier changement. Bien sûr, la coopération n'est pas un but en soi. Les causes de la coopération résident dans la faiblesse de l'individu isolé. D'où l'importance de Robinson Crusoé dans l'imaginaire des économistes. Mais, jusqu'à présent, les économistes ne voyaient de coopération que dans la production (manufacture d'épingles d'Adam Smith) tandis que le monde de la décision était régi par la Main Invisible des marchés.

La coopération dans la conception vient de ce que la planification de la conception n'est pas possible a priori. Pour faire bref, disons que le problème posé ne trouve sa définition qu'avec le choix de la solution. On découvre alors, a posteriori, que les structures de l'entreprise correspondent à une représentation de la conception. Il est normal que l'ingénierie concourante, en introduisant le directeur de projet, le dialogue et la négociation provoque de nouvelles structures d'entreprise. Cette conception collective est à la recherche d'outils et de méthodes pour assurer la régulation du processus de conception,

Or, la conception des outils, le plus souvent des logiciels d'aide à la décision, repose sur une représentation ou une conception de la coopération. Mais, nous l'avons vu avec Michel Crozier, les valeurs pratiquées sont plus importantes que les valeurs professées pour expliquer la structuration de l'action dans l'entreprise. Selon les domaines, une structuration fermée, une structuration semi-ouverte, ou une structuration ouverte définira le plus ou moins strict confinement de l'espace d'action des opérateurs. Aujourd'hui, c'est une approche ouverte par contraintes que les concepteurs de logiciels tendent à développer. Ils veulent faciliter des décisions réversibles au sein du collectif de conception. Pour explorer l'espace des solutions, les parties prenantes mettent en oeuvre des méthodes de conception formalisées et instrumentalisées. Mais la réversibilité des décisions, qu'illustre notre Graphe d'Exploration des Possibles, est la transposition, au niveau du concepteur collectif, de la démarche opportuniste mise en évidence par l'ergonomie cognitive de la conception.

Puisque la conception devient stratégique et collective, elle est ipso facto une conception structurante. En tant que prescription, elle définit le cadre de dépendance dans lequel évolueront les opérateurs. En prenant comme exemple l'action des contrôleurs de la navigation aérienne, on peut mettre en évidence le rôle des régulations et de la coopération, pour constituer un environnement cognitif commun aux opérateurs. Et si l'on veut bien tenir compte de la non-détermination qui caractérise nos organisations complexes, il importe de laisser des marges de manoeuvre suffisantes dans les cadres de dépendance.

Alors, "la perspective qui considère l'action organisationnelle comme la fixation d'un cadre de dépendance des actions doit être abandonnée au profit d'une perspective en terme de processus... Seule la coopération est le processus qui permet aux acteurs de contrôler la production de leurs actions et d'imaginer, dans le cours de leurs actions, l'ordre le plus satisfaisant (Gilbert de Terssac, p. 22)". Ainsi, dans la suite des anticipations de Keynes (1936) et de la "rationalité limitée" de Herbert Simon (1947), il nous semble que nous avons un nouveau paradigme. La logique de la coopération se substitue à celle de la Main Invisible.

Les grandes lignes étant tracées, rentrons dans le détail des argumentations.


* 2. Les structures des organisations

Les structures des organisations varient dans le temps et dans l'espace pour des raisons internes comme l'âge, la taille, la technologie ou la stratégie de l'entreprise. Les raisons externes actuelles sont: le durcissement de la concurrence des offreurs et les nouvelles exigences de la demande (variété, qualité, disponibilité, rapidité). Jusqu'à des jours récents, trois représentations de la conception ont produit trois approches des structures de l'entreprise. L'approche par fonctions découpe l'entreprise en métiers. L'approche par produit donne les divisions industrielles spécialisées par familles de produits. L'approche matricielle combine les précédentes pour répondre à l'instabilité et l'incertitude des marchés.

Aujourd'hui, "l'un des principes fort du reengineering est de casser les hypothèses implicites sur lesquelles se fonde l'organisation et de rechercher, parmi les technologies émergentes, celles qui modifient certaines contraintes fortes et fournissent donc des opportunités de transformation (Vincent Giard, p. 26)".

Depuis (Antony, 1965), une typologie des décisions distingue les décisions stratégiques, tactiques et opérationnelles. Cette perception est souvent critiquée dans la mesure où elle croit limiter aux décideurs la capacité de créer des bifurcations. Mais elle contient l'idée "qu'une décision prise à un niveau devient une contrainte pour le niveau inférieur". Et cela est typique du confinement que cherche, toujours, l'organisation taylorienne. Nous préférons parler de niveaux de responsabilité collective, plutôt que de types de décisions. Et nous ajoutons le niveau politique. Il est le niveau où s'effectue la conception même de l'entreprise. C'est là que s'élabore son périmètre (fusions, OPA, externalisations, filialisations), ses domaines d'action stratégique et ses alliances. Nous avons exposé ses idées dans le Graphe d'Exploration des Possibles.

Une tendance actuelle à la décentralisation de la décision cherche à redonner un peu de souplesse à des organisations bureaucratisées. On introduit, au sein de l'organisation, le modèle du marché et de ses régulations par la valeur d'échange. Les résultats ne sont pas toujours ceux escomptés. Nous y voyons une première étape du processus d'externalisation des activités non stratégiques. Cette déconstruction progressive de l'ancienne technostructure provoque parfois une véritable implosion de l'entreprise. On ressent le besoin de mécanismes de coordination. Mintzberg (1971) en définit cinq: l'ajustement mutuel (par communication informelle), la supervision directe, la standardisation des processus, la standardisation du produit et la standardisation des compétences (p. 35)". Mais ces mécanismes ne sont pas les plus adaptés, ni aux buts, ni aux formes de la gestion par projet.


* 3. Coordonner pour coopérer

Jacques Perrin, Marie-Claire Villeval et Yveline Lecler ont enquêté dans trois entreprises de la région Rhône-Alpes qui pratiquent le concurrent engineering. Ils ont été frappés par la grande diversité des modes de coordination impliqués. Ce qu'ils appellent la coopération élargie remet en cause les cloisonnements hérités de Fayol. Elle bouleverse les règles de la solidarité grégaire au sein des services. Des logiciels, comme le groupware, sont utiles. Mais ils supposent un contexte favorable à l'apprentissage de la coopération. Il n'y a pas de concurrent engineering sans un véritable changement organisationnel. Tant à l'intérieur (décloisonnement) qu'avec l'extérieur (partenariat), il faut mettre en place de nouvelles formes de contrat. De nouvelles valeurs doivent être pratiquées. Elles ne peuvent aboutir qu'à une nouvelle culture d'entreprise.

"Dans la structuration matricielle des entreprises, les responsables hiérarchiques au sein de chaque fonction apparaissent de plus en plus comme distributeurs de ressources au profit des équipes de projet et comme contrôleurs en cas de problème (Perrin, p. 55)". Un tel changement des relations hiérarchiques oblige à une contractualisation interne permettant la formalisation d'accords de coopération. C'est ce que les auteurs nomment "le contrat de réseau". Il ne sera pas possible de changer les habitudes sans changer simultanément les modes de rémunération.

A l'extérieur, le partenariat n'est pas un nouveau terme pour désigner la relation du donneur d'ordre avec le sous-traitant. Le partage d'informations confidentielles est inévitable dans une telle structure de conception collective. C'est pourquoi les traditions de comportement héritées du taylorisme et du secret industriel devront subir de très profondes transformations.

Plus généralement, la conception simultanée du produit et du process provoque des transfert de pouvoirs. Comme l'indique Jacques Perrin: "On a vu qu'apparaissait une nouvelle hiérarchie d'expertise par la compétence. Des conflits surgissent entre les pouvoirs attribués traditionnellement aux structures hiérarchiques et les nouvelles formes de pouvoirs sont liées à l'acquisition de nouvelles compétences économiques, notamment celles de diriger un projet ou celles de coopérer efficacement à la réalisation d'un projet. Le traitement de ces conflits pourrait passer par une réversibilité plus grande des fonctions (p. 61)".


* 4. Des modèles de régulation

La conception était rangée dans le monde de la décision ou du choix du producteur. Contrairement à la production, elle semblait ne pas exiger d'organisation particulière. Elle n'était pas considérée comme un travail. Aujourd'hui, elle est au coeur de l'organisation du travail. Elle représente une faible part, mais elle a des conséquences considérables sur la valeur d'échange des produits. Certes une conception est une décision, mais elle ne ressemble pas beaucoup à l'idée que l'on s'en faisait. "La construction et l'affirmation d'une finalité est au coeur de la démarche de conception (Midler, p. 65)". Car elle implique une communication élargie et des négociations entre des logiques hétérogènes. Il faut tenir compte de la dimension sociale des situations d'incertitude. Aujourd'hui, il faut passer plus de temps à échanger sur les doutes que sur les certitudes. Et ce n'est pas l'image que se fait de lui un décideur.

Abandonner les fantasmes et prendre l'activité de conception pour ce qu'elle est suppose d'abord de connaître sa temporalité spécifique. La limitation des délais doit se concilier avec une caractéristique incontournable de la conception, la singularité. Et contrairement à tous les efforts de cloisonnement de Taylor et de Fayol, les frontières de la conception ne sont ni nettes ni stables. Contrairement aux principes de la rationalité parfaite, les objectifs et le cahier des charges ne sont pas connus au début mais à la fin du processus.

Depuis que l'on essaye de dépasser le modèle taylorien, les perspectives de l'ingénierie concourante ont transformé les modèles de coordination en conception. "L'ingénierie concourante combine deux modes de coordination que l'on considère généralement comme antagoniques... D'un côté, une démarche de conception qui insiste sur un engagement sur le but à atteindre. D'un autre, un contrôle centré sur les moyens et le processus de la conception (conformation à un mode opératoire, obligation de jouer la transparence, audits sur les méthodes). Car l'objectif est ambigu, incertain, fluctuant. Il définit le processus mais il est aussi défini par lui. Et donc la coopération ne peut éviter une explication et une intelligence des cheminements suivis, sans laquelle les différentes conversations avec la situation ne seraient que cacophonies (Midler, p. 79)".


* 5. Les objets intermédiaires

Pour faciliter cette conversation avec la situation, les acteurs de la conception collective disposent de media: les objets intermédiaires de la conception. Ce terme générique vise à définir les caractéristiques communes des textes, dessins, calculs ou maquettes circulant au sein du collectif de conception. Le dessin industriel, qui a fait l'objet d'un très long processus d'invention et de normalisation entre Léonardo da Vinci et la fin du XIX ème siècle, tend à être relégué à la fin du processus, au profit de la représentation en trois dimensions, un peu rapidement baptisée Conception Assistée par Ordinateur.

C'est à juste titre que Alain Jeantet, Henri Tiger, Dominique Vinck et Serge Tichkiewitch se proposent de "placer les objets intermédiaires au coeur de l'analyse des coordinations et des interactions qui s'opèrent dans les actions de conception (p. 90)". "Produits de l'action de conception, ils sont en même temps supports de cette action: indétachables de l'action, ils n'existent que dans l'interaction qui les crée ou dans laquelle ils entrent, et qui constitue dès lors la réalité la plus élémentaire de l'analyse. Ce qui veut dire que nous ne pourrons qualifier vraiment les objets sans qualifier les situations d'interaction dont ils sont issus et celles dans lesquelles ils entrent. En eux-mêmes et pris séparément les termes de l'interaction sont inertes, statiques, simples "possibles": c'est l'action, ou mieux l'inter-action dans laquelle ils sont engagés qui leur donne force, sens et réalité effective (p. 90)".

Ces objets ne sont pas des étapes dans un processus linéaire qui irait, de manière déterministe et automatisable, d'un objectif préalable clair à une solution unique et optimale. Au contraire, sur le Graphe d'Exploration des Possibles, les objets intermédiaires sont les cailloux blancs de notre Petit Poucet. Mais, dans la Tour de Babel de la conception collective, ils sont les interprètes des jargons de spécialités. D'où la nature hybride de ces objets. D'un coté, ils modélisent le produit, de l'autre, ils relient les acteurs et leurs mondes. Si la coopération n'est pas possible sans des valeurs pratiquées et des connaissances partagées, les objets intermédiaires sont bien les instruments de la coordination.

C'est pourquoi l'objet intermédiaire est à la fois un objet commissionnaire, simple porte-parole, et un objet médiateur, qui opère une transformation. Nous avons choisi le terme de systèmes sémiotiques dans le Projet de recherche du RAD pour désigner à la fois la matérialité des objets intermédiaires et leur appartenance à des espaces sociaux (conventions sociales, environnement technique, système linguistique, etc). Car il n'y a pas de traduction qui n'opère pas de transformation. Et chacun sait que du rêve, sans lequel il n'y a pas de projet à la réalité, sans laquelle le projet n'en serait pas un, il y a de profonds glissements. Ils concernent autant le rêve (finalité) que sa matérialisation (instrumentalité). C'est pourquoi l'objet intermédiaire est aussi un objet-frontière. "Ainsi, les objets intermédiaires constituent des indicateurs permettant de caractériser les processus de conception en saisissant simultanément les contenus et les dynamiques collectives (Alain Jeantet & alii, p. 100)".


* 6. Les rapports de prescription

Toutes ces nouvelles perspectives sur le rôle et les formes de la conception nous font ressentir le besoin d'un cadre théorique plus approprié que la théorie de la décision. C'est ce que nous propose la contribution d'Armand Hatchuel. Nous avons mis l'intérêt parmi les causes de la coopération. Pourtant, coopération et intérêt forment un ménage qui peut connaître le divorce. Rien n'est statique ni immuable. Comme toute vie en commun, "coopérer est un processus collectif qui doit être inventé, construit et compris".

Il ne faut pas confondre coopération et coordination. Celle-ci est l'outil de celle-là. Il faut être sans illusion sur les appareils gestionnaires bien qu'ils soient dédiés à la coordination et au service de la coopération. Il nous faut une théorie de la coopération qui rende compte de la variété des situations de coopération.

Un premier modèle de l'action collective permet à Hatchuel d'élaborer un intéressant modèle des apprentissages croisés. Sa présentation repose sur 5 axiomes:

"Prémisse 1. Les acteurs inscrivent toujours le sens de leurs actions dans des relations qui fondent leur différenciation et leur interdépendance: liens de subordination et de hiérarchie; mécanismes de communication et de contractualisation, systèmes d'appartenance.

Prémisse 2. Pour agir, les acteurs produisent et mettent en oeuvre des savoirs hétérogènes: champs de connaissances et d'expertises multiples s'appuyant sur des modes de production et de légitimation variables (le savoir académique, l'expérience, le métier, les talents personnel). Ces savoirs construisent les contenus des activités aussi bien que les champs d'intervention des acteurs.

Prémisse 3. La notion d'apprentissage est inhérente à l'action: il n'y a pas d'action réelle qui serait pure mise en oeuvre d'un savoir préalable. Toute action reconstruit les savoirs qui lui sont nécessaires.

Prémisse 4. Il n'y a action collective que lorsque les acteurs développent des apprentissages stimulés, perturbés ou nourris par les apprentissages (et non pas seulement les actes comme en théorie des jeux) de leurs partenaires. Ce croisement des apprentissages dépend à la fois des savoirs en cause et du système des relations qui vient en conditionner le contenu et le déroulement.

Prémisse 5. L'articulation entre la nature des relations et la nature des savoirs est une tension fondamentale de l'action collective. Elle tire sa complexité de ce que savoirs et relations s'influencent sans se réduire les uns aux autres, et ce double conditionnement autorise une large variété de situations (Hatchuel, p. 105)".

Contrairement au modèle classique de la coopération, on cherche à voir comment se construisent la coopération et l'intérêt à coopérer, qui sont, l'un et l'autre des représentations. Les exemples d'apprentissages croisés montrent que "coopérer c'est donc explorer ce qu'il peut y avoir comme coopération possible entre des partenaires. Cette récursivité de la définition est inévitable. De ce fait, la division du travail n'est pas un préalable à la coopération et l'on doit plutôt penser à l'inverse que la coopération est un processus nécessaire à la division du travail (p. 106)".

Pour Hatchuel, une organisation est basée sur un rapport de prescription liant un prescripteur et un opérateur. Prescription forte, prescription moyenne et prescription faible sont trois formes du rapport de prescription. Dans un rapport de prescription, l'opérateur accepte que l'efficacité et la qualité de son activité soient jugées, contractuellement, en conformité aux prescriptions. Pour la prolongation de la relation il est plus important de considérer les apprentissages croisés de l'opérateur et du prescripteur. Le pendant de la conformité des activités est alors l'authentification des apprentissages. Ce critère de la durée de la coopération est fondamental. Avec le donnant-donnant, la théorie des Jeux, malgré son individualisme méthodologique, a pu donner une explication des comportements coopératifs. La recherche de la durée, dans un univers instable, n'est pas étrangère à l'émergence des paradigmes d'apprentissage et de coopération.

Tandis que la relation salariale, pure subordination, connaît une crise profonde (plus de 3 000 000 de chômeurs rien qu'en France), lier organisation et prescription permet de considérer la conception collective dans les frontières floues de la conception. Alors que le salariat s'attachait à la notion irréaliste de travail prescrit, la relation nouvelle entre prescription et coopération suppose la reconnaissance mutuelle du prescripteur et de l'opérateur.

La théorie des rapports de prescription permet de distinguer des formes de savoirs en liaison avec les degrés de prescription. Elle explique la genèse des crises organisationnelles. Ainsi, l'importance donnée au savoir-faire par l'organisation taylorienne suppose des hypothèses de confinement de l'activité. Dans un contexte de prescription forte, l'organisation connaît tantôt la crise de l'opérateur, tantôt la crise du concepteur. La seconde est beaucoup plus grave. Par contre, le monde du savoir-comprendre et du savoir-combiner se caractérise par une prescription faible et une coopération souple. Les crises de la prescription faible ne sont pas absentes pour autant. Le confinement fictif de l'activité ou le re-confinement réel de l'activité tendent à restaurer un confinement et une prescription forte. C'est le monde de l'automatisation. Mais, la délégation comme mode de découplage des apprentissages ou la gestion des différends renforcent l'autonomie et la souplesse.

En combinant conception et prescription, nous aboutissons aux prescriptions réciproques. Ayant repéré les faiblesses de la théorie des organisations, la reconnaissance de la conception collective nous donne les moyens de reconstruire la théorie des organisations. C'était déja l'objet d'Hervé Laroche lorsqu'il envisageait la prise de décision comme une représentation sociale.


* 7. Le paradigme opportuniste

L'ergonomie de la conception a bien mis en évidence que si les concepteurs se réclament d'une méthode descendante, ou d'une méthode ascendante, ils adoptent, en fait, une démarche opportuniste pour s'affranchir des limites de la démarche descendante. La découverte et la compréhension de cette démarche sont à l'origine du paradigme opportuniste. C'est ainsi que l'on a pris conscience du rôle des contraintes (Fr. Darses) et plus généralement des évaluateurs (N. Bonnardel). Ils sont des refuges, des points de ravitaillement, dans la progression des concepteurs dans la jungle ou le désert que constitue l'[espace des solutions]. "Les contraintes sont les éléments-clefs d'une démarche ascendante; utilisées comme des outils de réduction de l'espace de recherche, les contraintes contrôlent l'exploration des solutions possibles; énoncées comme support des interactions entre sous-problèmes, elles participent aux démarches descendantes en gérant les conflits qui peuvent apparaître, en comparant, sélectionnant et rejetant des solutions (Darses, p. 132)". Basé sur des principes d'intelligence artificielle, le tableau noir est une technologie informatique utilisée pour faciliter le dialogue entre des agents multiples. Dans les situations de conception collective, elle facilite la synchronisation cognitive et la coopération. Par contre, la synchronisation opératoire est nécessaire à la coordination.

La conception collective peut prendre la forme de la co-conception ou celle de la conception distribuée voire celle de la conception en partenariat. Dans tous les cas, la critique de solution est spontanément et largement utilisée entre les partenaires. Car le problème est celui d'une transformation des représentations et d'un partage des modèles mentaux. La réutilisation des objets intermédiaires est un moyen de ce partage et de cette transformation.

Nous commençons à bien connaître les moyens de réduire les délais de conception. Mais ces moyens relèvent du paradoxe. On pourrait dire que les projets futurs seront d'autant plus courts que les projets précédents auront pris le temps de capitaliser leurs apprentissages. Or, parmi les raisons pour lesquelles on n'opère pas cette capitalisation, il faut compter le manque de coopération des services, la peur de ne pas en profiter soi-même et le manque de temps. D'où le cercle vicieux. Au sein du paradigme opportuniste, l'évocation de schémas semble au coeur de l'activité de conception. La compilation des schémas est probablement un des mécanisme de l'acquisition de l'expertise. C'est pourquoi la réutilisation prospective de solutions-sur-étagère est une voie de recherche. Elle implique de structurer une mémoire organisationnelle et de généraliser les expériences en vue de leur adaptation future. Nous retrouvons alors le processus d'assimilation cognitive chère à Jean Piaget.

* Conclusion

Nous voyons apparaître un nouveau paradigme, celui de la coopération, au fur et à mesure que nous développons les voies et les moyens de la conception collective. Cette première partie se donnait pour but de répondre à la question: Comment définir la conception ? Retenons que, contrairement à la théorie traditionnelle de la décision, la théorie de la conception explore simultanément la position du problème et la recherche de sa solution. La prise en compte de ce fait majeur oblige à une théorie de la prescription qui permet de sortir des frontières trop rigides de l'organisation. La nouvelle représentation de la conception sera beaucoup plus adaptée aux organisations virtuelles qu'aux organisations citadelles. La seconde partie de cet ouvrage collectif est donc consacrée à l'élaboration de logiciels de conception ou d'aide à la décision. Elle montrera comment la conception structure l'action future de l'opérateur.

Hubert Houdoy

le 14 Sept 1997


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* Suite

Coopération et Conception, Seconde Partie:

Structurer l'action des utilisateurs


* Bibliographie

Coopération et Conception

Gilbert de Terssac, Erhard Friedberg (sous la direction de)

Collection Travail

Éditions Octares

Toulouse, 1996

330 pages,

180 F

Planning and control systems:

a framework for analysis

R. Antony

Harvard University Press

Boston, 1965

L'entreprise à l'écoute

Apprendre le management post-industriel

Michel Crozier

Seuil, 1994

Commenté dans L'entreprise à l'écoute

The structuring of organization

H. Mintzberg

Englewood Cliffs

Prentice Hall, 1971.

Flexibilité, information et décision

Cohendet et Lléréna,

Economica,

Paris, 1989.

Événement et production de vérité

Philippe Zarifian

LATTS,

Marne la Vallée, 1994

The structure of ill-structured solutions:

Heterogeneous problem-solving, boundary objects and distributed artificial intelligence.

S. L. Star

in Huhns, Glasser

Distributed artificial intelligence, Volume 2, pages 37-54.

Morgan Kaufman

San Mateo CA, 1989

Les activités méta-fonctionnelles et leur assistance

P. Falzon

Le Travail Humain, 57, 1

Pages 1 à 23.


* Définitions

Les termes en gras sont définis dans le glossaire alphabétique du RAD.


* Retours
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Mise à jour: 16/07/2003