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La Psychologie Génétique selon Jean Piaget
Introduction
1. L'unité du développement de l'enfant
2. La succession des niveaux
3. Le niveau sensori-moteur
4. La fonction sémiotique
5. Le niveau des opérations concrètes
6. Le niveau des opérations formelles
Conclusion
Ce texte est consacré aux travaux de Jean Piaget sur la Psychologie Génétique. Il participe à notre projet d'Encyclopédie d'Entreprise pour faciliter l'apprentissage organisationnel. Nous avons établi que le partage des connaissances requiert leur formalisation et leur circulation comme informations. Une organisation apprenante se caractérise alors par son niveau minimum d'informations communes. Du point de vue du possibilisme, plus que le niveau maximum d'information de certains groupes internes, le minimum commun caractérise les possibilités d'apprentissage d'une organisation. Ce niveau minimum conditionne l'acquisition des connaissances individuelles et la transmission des informations. Il autorise ou pas la création occasionnelle d'un environnement cognitif commun.
Il importe de savoir par quelles étapes passe le développement des capacités cognitives de l'individu. Car le fonctionnement organisationnel autorise, stimule ou inhibe ces capacités. Tant que certaines activités de communication ne sont pas légales ou officielles dans une partie de l'organisation, les capacités cognitives qui leur sont attachées ne trouvent pas à s'y développer. Il y a alors régression à des stades plus précoces des fonctions psychologiques. D'où l'importance de connaître les stades pour repérer les progressions ou les régressions. Les schèmes ou les structures cognitives disponibles pour le travail dans l'organisation ne seront jamais qu'une partie des schèmes acquis individuellement par ses membres. Comme la résistance d'une chaîne est celle de son maillon le plus faible, l'information commune d'une organisation est celle de son réseau le plus vaste et le moins spécialisé. C'est elle qui définit le niveau cognitif de l'organisation, s'il est permis de prendre un raccourci de langage qui n'est pas une identification du collectif à un individu.
Ce premier document est un retour au texte de Piaget. Il fournit des matériaux que nous commenterons et exploiterons dans de prochains travaux. Nous nous efforçons de transcrire la démarche de Jean Piaget et Barbel Inhelder dans "La Psychologie de l'Enfant". Nous exposerons la logique d'ensemble et la succession des grands niveaux du développement cognitif. Puis nous insisterons sur les transitions, les difficultés ou les acquisitions importantes.
Jean Piaget s'est efforcé de mettre en évidence l'unité du développement de l'enfant.
En décrivant la Psychologie de l'Enfant, Jean Piaget décrit un ideal-type. A partir des observations faites par lui, ses collaborateurs ou ses correspondant, il définit un développement "normal" mais "idéal" des facultés. Il ignore méthodiquement la multitude des ratages accidentels. Le développement idéal, décrit par Piaget, pourrait réduire au chômage les pédagogues, les éducateurs et les thérapeutes. Or les régressions, individuelles ou collectives existent. Elles ne sont pas la préoccupation de Piaget comme elles furent celle de Freud ou de Freynet. "L'éducation, les réformes et les programmes scolaires: il laissait ça à d'autres. Les enfants n'étaient chez lui que prétexte à parole scientifique, matériaux de l'édifice théorique qu'il cherchait à construire. Son grand but: comprendre la genèse et le devenir de l'intelligence humaine. Comment, à partir de l'observation d'un train miniature, est-il possible de devenir Einstein?" écrit Pierre-André Stauffer dans "Un héritage parfois suspect". La psychologie génétique de Piaget observe la chronologie du développement cognitif de l'enfant pour construire une épistémologie génétique qui vise le développement des connaissances de l'humanité. Prévenus de ce parti-pris, nous décrirons rapidement l'ensemble des grands niveaux du développement. Puis nous insisterons sur certaines acquisitions particulières.
Le nombre des niveaux dans la description du développement est fonction du point de vue et du degré de détail avec lequel on le regarde. Dans "De l'acte à la pensée", H. Wallon parle de deux niveaux qui sont le niveau sensori-moteur d'action sur le réel et le niveau des opération où les actions sont intériorisées et groupées en un système. Mais ces niveaux sont très éloignés. C'est pourquoi Jean Piaget a introduit un niveau intermédiaire entre 2-3 ans et 6-7 ans. C'est le niveau préopératoire. Mais tandis qu'il parle de trois niveaux, Piaget distingue les opérations concrètes, qui portent sur des objets présents, des opérations formelles, qui portent sur des propositions logiques. On aboutit alors à quatre niveaux que l'on peut dater à peu près comme suit:
Pourtant, il est des apprentissages, comme celui de la parole, dont la première apparition est très marquée, mais dont les progrès continus accompagnent tout le développement. Il est alors difficile de les traiter en s'enfermant dans le seul niveau préopératoire. De même, la discussion des rapports entre la perception, la mémoire et les intelligences suppose de sortir du cadre de chaque niveau. Car la perception subit des progrès et des reculs en fonction du développement cognitif. La discrimination des sons par le nouveau-né est beaucoup plus fine que celle de l'adulte. L'apprentissage de la langue fait régresser cette discrimination pure, linguistiquement non pertinente. De même les enfants voient des images qui perturbent la compréhension de l'adulte, sauf s'il est dessinateur industriel. Progrès et reculs sont donc relatifs à un apprentissage donné (langue, art, métier). Ce fait est central pour notre sujet. Il n'y a pas une perception directe et immédiate d'un réel qui serait déjà compréhensible. La vision comme l'audition sont construites en même temps que se construisent nos représentations, schématiques puis logico-mathématiques, de ce réel. De même les gestes volontaires se construisent tandis que des réflexes innés, comme la nage, disparaissent. D'où l'importance des mécanismes de différenciation et de discrimination. Si les niveaux et leurs stades sont utiles pour se repérer, ils ne doivent pas donner l'idée simpliste d'un développement linéaire. Le processus d'équilibration par autorégulations décrit par Piaget est d'ailleurs étranger à cette idée. Cela n'enlève rien à l'unité du développement. Mais l'unité est celle d'un mécanisme complexe, riche en interdépendances et en limites à dépasser.
Période de la naissance à 18 mois-2 ans.
Au cours de cette période l'enfant construit les soubassements de toutes ses acquisitions ultérieures. Il élabore une intelligence sensori-motrice qui se caractérise par l'absence du langage. Elle consiste en un système complexe de schèmes d'assimilation. "Faute de langage et de fonction symboliques, ces constructions s'effectuent en s'appuyant exclusivement sur des perceptions et des mouvements, donc par le moyen d'une coordination sensori-motrice des actions sans qu'intervienne la représentation ou la pensée (p. 8)".
3.1. Les
stades du niveau sensori-moteur
Piaget découpe le niveau sensori-moteur en 6 stades:
"C'est grâce à une suite ininterrompue d'assimilations de divers niveaux (I à V) que les schèmes sensori-moteurs deviennent susceptibles de ces combinaisons nouvelles et de ces intériorisations qui rendent finalement possible la compréhension immédiate en certaines situations (p. 14)".
3. 2. La
construction du réel
"Le système des schèmes d'assimilation sensori-moteurs aboutit à une sorte de logique de l'action, comportant des mises en relations et en correspondances (fonctions), des emboîtements de schèmes (cf. la logique des classes), bref des structures d'ordre et de réunions qui constituent la substructure des opérations futures de la pensée. Mais l'intelligence sensori-motrice conduit à un résultat tout aussi important en ce qui concerne la structure de l'univers du sujet, si restreint soit-il à ce niveau pratique: elle organise le réel en construisant, par son fonctionnement même, les grandes catégories de l'action que sont les schèmes de l'objet permanent, de l'espace, du temps et de la causalité, substructures des futures notions correspondantes. Aucune de ces catégories n'est donnée au départ et l'univers initial est entièrement centré sur le corps et l'action propres en un égocentrisme aussi total qu'inconscient de lui-même (p. 15)".
Cette construction du réel est à prendre au sens fort. L'enfant ne perçoit pas directement le monde. A la naissance, les perceptions sont floues par indifférenciation. L'enfant se construit une représentation en acte avant d'accéder au langage qui accompagnera une représentation en pensée. Les mécanismes de la perception dépendent des schèmes sensori-moteurs. "C'est le schématisme sensori-moteur en son ensemble qui détermine les mécanismes perceptifs au lieu d'en résulter (p. 30)". Même plus tard, dans le tableau flou qui se présente à nos yeux, nous ne percevons que ce que nous sommes capables d'interpréter sur la base de nos acquis. Nous savons maintenant que l'image que voit notre cerveau contient beaucoup plus d'informations en provenance de notre mémoire que d'informations en provenance de notre oeil.
3. 3. L'objet permanent
Dans l'univers primitif de l'enfant des tableaux flous apparaissent et se résorbent jusqu'à la construction du schème de l'objet permanent. C'est peu à peu que l'enfant reconnaît la voix de la mère, la couleur, le toucher et la forme du biberon. Ces objets, dont il se construit une représentation, à base d'indices, deviennent des objets permanents. Des espaces partiels se différencient puis se coordonnent (buccal et tactilo-kinesthésique). Ainsi s'élabore l'organisation spatio-temporelle de l'univers pratique et sa structuration causale.
3.
4. L'espace et le temps
3.
5. La causalité magico-phénoméniste
"Au stade III... le bébé ne situe pas dans le cordon la cause du mouvement des hochets suspendus, mais bien dans l'action globale de "tirer le cordon", ce qui est tout autre chose.... Une telle causalité initiale peut être appelée magico-phénoméniste, phénoméniste parce que n'importe quoi peut produire n'importe quoi selon les liaisons antérieures observées, et "magique" parce qu'elle est centrée sur l'action du sujet sans considération des contacts spatiaux (p. 18)".
"Au fur et à mesure, par contre, que l'univers est structuré par l'intelligence sensori-motrice selon une organisation spatio-temporelle et par la constitution d'objets permanents, la causalité s'objective et se spatialise, c'est-à-dire que les causes reconnues par le sujet ne sont plus situées dans la seule action propre, mais dans des objets quelconques, et que les rapports de cause à effet entre deux objets ou leurs actions supposent un contact physique et spatial (p. 18)".
3. 6. L'adualisme
initial
"Les affects propres aux deux premiers stades s'inscrivent dans un contexte déjà décrit par J. M. Baldwin sous le nom d'adualisme, dans lequel il n'existe sans doute encore aucune conscience du moi, c'est-à-dire aucune frontière entre le monde intérieur ou vécu et l'ensemble des réalités extérieures (p. 21)". C'est ce que les freudiens nomment le narcissisme primaire, indifférenciation initiale entre le moi et l'autrui. "Toute l'affectivité demeure centrée sur le corps et l'action propres, puisque seule une dissociation du moi et de l'autrui ou du non-moi permet la décentration affective comme cognitive (p. 21)". On peut donc parler de centration inconsciente par indifférenciation. Elle est caractéristique du syncrétisme.
3. 7. Les relations objectales
"Au cours des stades V et VI, on assiste à ce que Freud appelait un choix de l'objet affectif... marquant la double constitution d'un moi différencié d'autrui, et d'un autrui devenant objet d'affectivité (p. 24)". Cette décentration affective est corrélative de la décentration cognitive car l'une et l'autre reposent sur un "univers d'objets permanents, structuré selon ses groupes de déplacements spatio-temporels et selon une causalité objectivée et spatialisée... D'où la constitution de relations objectales en étroite liaison avec le schème des objets permanents (p. 24)". Les relations objectales sont une grande acquisition du niveau sensori-moteur. Elles sont l'oeuvre du processus de différenciation. A partir du syncrétisme ou de l'adualisme initial, elles marquent la conquête de l'objet différencié et permanent.
"Au terme de la période sensori-motrice, vers 1 an et demi à 2 ans, apparaît une fonction fondamentale pour l'évolution des conduites ultérieures et qui consiste à pouvoir représenter quelque chose (un "signifié" quelconque: objet, événement, schème conceptuel, etc.) au moyen d'un "signifiant" différencié et ne servant qu'à cette représentation: langage, image mentale, geste symbolique, etc (Piaget)". C'est la fonction sémiotique ou symbolique. Bien que celle-ci marque la fin de la période sensori-motrice, l'acquisition de la fonction sémiotique provoque un changement de point de vue. Puisque chaque niveau est une période de changement, on peut en avoir des visions complètement opposées selon qu'on le regarde à son point de départ ou par son aboutissement. En isolant le niveau sensori-moteur nous l'avons caractérisé, par son départ, comme un niveau magico-phénoméniste, sans parole ni permanence. Maintenant, en isolant la fonction sémiotique, nous mettons en évidence la démarche de son acquisition à partir d'un niveau qui l'ignorait. Nous insistons sur les ruptures, sur les acquisitions, sur la difficulté. Antidote d'une lecture trop linéaire de la formulation piagetienne.
4. 1. La fonction sémiotique et
l'imitation
Les mécanismes du niveau sensori-moteur ignoraient la représentation. Pourtant, avant 2 ans, l'assimilation sensori-motrice confère des significations. Mais signifiant et signifié sont encore indifférenciés et d'ordre perceptif. La perception tient lieu de réel, selon un principe intuitif qui aura la vie longue, comme en témoignent les: "c'était dans le journal" et les "y-avait même des photos. Alors!". Le signifiant n'est certes pas tout le réel, mais il est de même nature que lui. Il n'a pas encore de fonction métaphorique. Le signifiant a une fonction métonymique. On ne parle pas, à ce niveau, de fonction sémiotique. Le signifiant indifférencié est un signal ou un indice. La blancheur est un indice pour le lait. La tétine est un indice du biberon (la partie pour le tout). La voix est un indice de la mère et le signal d'un possible réconfort. De même, pour le chien de Pavlov, le son de la cloche est le signal du repas.
L'évocation représentative d'un objet ou d'un événement absent suppose la construction ou l'emploi de signifiants différenciés. L'imitation est le moyen de cette nouvelle acquisition. Les étapes sont:
L'imitation est une représentation en actes matériels. Elle fait appel aux capacité d'accommodation de l'enfant puisqu'il doit modifier ses gestes pour les rendre ressemblants. L'imitation prépare la représentation en pensée. Ces 5 étapes marquent: une distance temporelle, un détachement du contexte, une différenciation des éléments émotionnels, un choix des traits pertinents, une mémoire, une intériorisation. Avec la fonction sémiotique l'enfant dispose des symboles et des signes. Les symboles, en tant que motivés, c'est-à-dire ressemblants, peuvent être construits par l'individu lui-même. Conventionnel, le signe, est nécessairement collectif.
4. 2. Le langage
"Chez l'enfant normal le langage apparaît à peu près en même temps que les autres formes de la pensée sémiotique (p. 66)". De fait, l'acquisition du langage suppose une longue pratique de l'imitation. La maîtrise du signe, marqué par la différenciation radicale du signifiant et du signifié, est préparée par l'usage des indices, des icones et autres symboles. "Le langage décuple les pouvoirs de la pensée en étendue et en rapidité (p. 68)". Contrairement aux conduites sensori-motrices, les conduites verbales permettent:
Ces avantages sont ceux de la fonction sémiotique dans son ensemble. Imitation, jeu, image, symbole détachent la pensée de l'action et créent la représentation. Pourtant le langage est le plus important. "Contrairement aux autres instruments sémiotiques (images, etc) qui sont construits par l'individu au fur et à mesure des besoins, le langage est déjà tout élaboré socialement et contient d'avance, à l'usage des individus qui l'apprennent avant de contribuer à l'enrichir, un ensemble d'instruments cognitifs (relations, classifications, etc) au service de la pensée (p. 69)". Retenons que la représentation est un détachement, une distanciation du signifiant et du signifié et qu'elle suppose une décentration d'avec l'action ou le vécu propres.
4.
3. Logique, langage et coordination des
schèmes
Contrairement à l'opinion des logiciens, "le langage ne constitue pas la source de la logique, mais est au contraire structuré par elle... Les racines de la logique sont à chercher dans la coordination générale des actions (conduites verbales comprises) à partir de ce niveau sensori-moteur, dont les schèmes semblent d'importance fondamentale dès les débuts (p. 71)". On évitera néanmoins de penser que l'enfant peut acquérir spontanément le langage élaboré des mathématiciens et des logiciens sans une transmission organisée par des méthodes pédagogiques. Cette erreur de certains disciples de Piaget est cause de l'introduction des mathématiques modernes à l'école enfantine.
Période préopératoire de 2 à 6 ans et opérations concrètes de 6 à 12 ans
5. 1. Les obstacles du passage de l'action à la
pensée
C'est pour tenir compte de la difficulté de cette transition de l'action sensori-motrice à la pensée formelle que Piaget a introduit un ou deux stades à l'opposition radicale de Wallon. Sur le plan organisationnel, l'apprentissage doit affronter cette difficulté. L'abandon, par certains chercheurs, du concept de décision au profit d'une théorie de l'action est une vision sensori-motrice des organisations. C'est pourquoi ce retour à Piaget est nécessaire à notre démarche. Piaget indique quelques-uns des obstacles qui ralentissent le passage de l'acte à la pensée:
a) "Le premier obstacle à l'opération est donc la nécessité de reconstruire sur ce plan nouveau qu'est celui de la représentation ce qui était déjà acquis sur celui de l'action (p. 74)". L'enjeu est de pouvoir passer de l'action accidentelle à l'action délibérée et systématique. C'est bien la définition d'un travail créateur.
b) "En second lieu: le passage d'un état initial où tout est centré sur le corps et l'action propres à un état de décentration dans lequel ceux-ci sont situés en leurs relations objectives par rapport à l'ensemble des objets et des événements repérés dans l'univers. Or, cette décentration, déjà laborieuse sur le plan de l'action (où elle prend au moins 18 mois), est bien plus difficile encore sur celui de la représentation, celle-ci porte sur un univers beaucoup plus étendu et plus complexe (p. 74)". La décentration suppose la création d'un modèle du milieu pour y mettre des objets et des sujets. Le modèle spatio-temporel acquis au niveau sensori-moteur est trop faible.
c) "En troisième lieu... l'univers de la représentation n'est plus exclusivement formé d'objets (ou de personnes-objets) comme au niveau sensori-moteur, mais également de sujets, à la fois extérieurs et analogues au moi, avec tout ce que cette situation comporte de perspectives distinctes et multiples qu'il s'agira de différencier et de coordonner.... Contrairement à la plupart des actions, les opérations comportent, en effet, toujours une possibilité d'échange, de coordination interindividuelle comme individuelle, et cet aspect coopératif constitue une condition sine qua non de l'objectivité, de la cohérence interne (équilibre) et de l'universalité de ces structures opératoires (p. 75)". Les constructions et la décentration sont à la fois cognitives, affectives et sociales. Nous découvrons que cet apprentissage n'est pas purement individuel. Basé sur la coopération, il est ipso facto une forme d'apprentissage organisationnel s'il se déroule dans un milieu favorable. Nous développerons ce point dans Coopération et Conception.
5. 2. Les
opérations sont des actions intériorisées et
coordonnées
"Les opérations, telles que la réunion de deux classes (les pères réunis aux mères constituent les parents) ou l'addition de deux nombres, sont des actions, choisies parmi les plus générales (les actes de réunir, d'ordonner, etc, interviennent dans toutes les coordinations d'actions particulières), intériorisables et réversibles (à la réunion correspond la dissociation, à l'addition la soustraction, etc). Elles ne sont jamais isolées mais coordonnables en systèmes d'ensembles (une classification, la suite des nombres, etc). Elles ne sont pas non plus propres à tel ou tel individu, mais communes à tous les individus d'un même niveau mental et interviennent non seulement dans leurs raisonnements privés, mais encore dans leurs échanges cognitifs, puisque ceux-ci consistent encore à réunir des informations, à les mettre en relation ou en correspondance, à introduire des réciprocités, etc, ce qui constitue à nouveau des opérations, et isomorphes à celles dont se sert chaque individu pour lui-même. Les opérations consistent ainsi en transformations réversibles. Cette réversibilité peut consister en inversions (A - A = O) ou en réciprocité (A correspond à B et réciproquement). Or, une transformation réversible ne modifie pas tout à la fois, sinon elle serait sans retour. Une transformation opératoire est donc toujours relative à un invariant, cet invariant d'un système de transformations constitue ce que nous avons appelé jusqu'ici une notion ou un schème de conservation: ainsi le schème de l'objet permanent est l'invariant du groupe pratique des déplacements, etc. Les notions de conservation peuvent donc servir d'indices psychologiques de l'achèvement d'une structure opératoire (p. 77)".
5. 3. Les opérations supposent les notions
de conservation
Pour Piaget, la période préopératoire désigne l'absence, jusque vers 7-8 ans, des notions de conservations. Avant cet âge, les enfants semblent raisonner sur les états ou les configurations et négliger les transformations. Certes ils constatent des transformations. Ils comprennent le terme employé par les adultes. Mais ce n'est pas une notion dont ils disposent pour leurs raisonnements ou leurs expériences pratiques. Il leur manque la notion d'un passage réversible d'un état à un autre. Car cette notion de réversibilité inclut la modification des formes et l'invariance de la quantité. Cette dépendance mutuelle des notions de réversibilité, invariance, compensation, transformation, forme et quantité est caractéristique de ce que nous avons appelé des réseaux de connaissances dans notre projet d'Encyclopédie d'Entreprise. C'est donc, au niveau des opérations concrètes, vers 7-8 ans, que l'enfant dira: "c'est la même eau", on n'a fait que verser", "on n'a rien enlevé ni ajouté" (identités simples ou additives); "on peut remettre (B en A) comme c'était avant" (réversibilité par inversion); ou surtout "c'est plus haut mais c'est plus mince, alors ça fait autant" (compensation ou réversibilité par réciprocité des relations). En d'autres termes, les états sont dorénavant subordonnés aux transformations et celles-ci, étant décentrées de l'action propre pour devenir réversibles, rendent compte à la fois des modifications en leurs variations compensées et de l'invariant impliqué par la réversibilité (p. 77)". Au niveau préopératoire, l'enfant développe la distance entre signifiant et signifié mais il reste dépendant de l'illusion propre à la perception, son effet de réel dû à l'importance préalable de la ressemblance (cf. Histoire de la Peinture). Ce sont les concepts et les raisonnements qui permettront de découvrir des contradictions et de prendre un recul devant la pseudo évidence perceptive. "On retrouve toujours aux niveaux préopératoires des réactions centrées à la fois sur les configurations perceptives ou imagées, suivies aux niveaux opératoires de réactions fondées sur l'identité et la réversibilité par inversion ou par réciprocité (p. 78)". C'est au niveau opératoire que, devant le "magicien", l'enfant se dit: "il y a un truc, bien que je ne le vois pas, car il n'y a pas de transformation concrète entre l'état mouchoir et l'état lapin". La critique des évidences perceptives est le drame existentiel de la période opératoire. C'est pourquoi, même beaucoup plus tard, il est si commode de régresser aux évidences rassurantes du niveau sensori-moteur. Prototype du paradis perdu.
5. 4.
Les opérations concrètes
Les opérations concrètes concernent des objets. Contrairement aux opérations propositionnelles, elles ne portent pas sur des hypothèses énoncées verbalement. Elles sont une transition entre l'action et les structures logiques générales. C'est à cette époque que l'enfant réalise l'acquisition des notions de temps, d'espace, de nombre ou de vitesse. "Ces opérations naissantes se coordonnent déjà en structures d'ensemble... pauvres, de proche en proche (p. 79)". L'enfant réalise des classifications, des sériations ordinales, des correspondances terme à terme ou un à plusieurs. Il élabore, sans connaître le terme ni le concept théorique, des matrices ou des tables à double entrée. Ces opérations, réalisées de proche en proche, relèvent de ce qu'on peut appeler des groupements en mathématiques.
5. 5. Le réel et les
représentations
Chacun a pu remarquer que l'enfant de 3 ans multiplie les "pourquoi". C'est l'âge d'une précausalité, intermédiaire entre la cause efficiente et la cause finale. Les enfants veulent à tout prix trouver une raison, de ces deux points de vue (comment et pourquoi), à des phénomènes fortuits. L'absence de raison, exprimée par l'adulte, accentue encore ce besoin d'une explication finaliste. Nous avons constaté, dans la vie des organisations, ce besoin d'une interprétation a posteriori. C'est ce que Laroche appelle une décision comme représentation sociale. Nous y voyons l'indice d'une prévalence du niveau préopératoire dans la vie des organisations.
Cette précausalité du niveau préopératoire se caractérise par un finalisme quasi intégral. Piaget le rattache à ce "réalisme" enfantin "dû à l'indifférenciation du psychique et du physique: les noms sont attachés matériellement aux choses, les rêves sont des petits tableaux matériels que l'on contemple dans la chambre, la pensée est une sorte de voix. L'animisme naît de la même indifférenciation, mais en sens inverse: tout ce qui est en mouvement est vivant et conscient (p. 87)".
Cette précausalité est encore assez proche de la causalité magico-phénoméniste du niveau sensori-moteur. Elle trouve son origine dans la persistance de cette "assimilation systématique des processus physiques à l'action propre (p. 87)". "La précausalité représentative, qui est essentiellement assimilation à l'action, se transforme peu à peu au niveau des opérations concrètes en une causalité rationnelle par assimilation non plus aux actions propres en leur orientation égocentrique, mais aux opérations en tant que coordinations générales des actions (p. 88)".
La causalité de type scientifique, qui ne règne guère dans la vie et les discours quotidiens, est une longue acquisition. "L'obstacle à ces formes opératoires de causalité est que le réel résiste à la déduction et qu'il comporte une part plus ou moins grande d'aléatoire. Or, l'intérêt des réactions de l'enfant à l'aléatoire est qu'il ne saisit pas la notion de hasard ou de mélange irréversible aussi longtemps qu'il n'est pas en possession d'opérations réversibles pour lui servir de références, tandis que, une fois celles-ci construites, il comprend l'irréversible en tant que résistance à la déductibilité opératoire (p. 89)". La pensée non finaliste de l'irréversibilité exige une formalisation mathématique encore très récente (chaos, fractales). La pleine acquisition de la causalité non finaliste requiert un fort recul des intuitions anthropocentristes et la prise en compte de l'inéluctabilité des représentations partielles pour la construction d'un réel intelligible autrement que par une finalité présupposée, par un besoin de se rassurer.
5.
6. Les interactions sociales et affectives
Vers 3 ans, l'âge des "pourquoi" est aussi celui d'une crise d'opposition. On y trouve un besoin d'affirmation et d'indépendance. L'accompagnent toutes sortes de rivalités, de type oedipien ou de façon générale à l'égard des aînés. Cette valorisation de soi conduit à s'opposer tout en cherchant l'affection et l'estime.
Pour ne pas s'enfermer dans certaines contradictions apparentes, Piaget rappelle qu'à cet âge, le terme "social", s'applique à deux réalités très distinctes:
La précausalité, dont nous avons parlé, illustre cette situation de l'enfant. Il a la conviction d'atteindre les mécanismes extérieurs et objectifs de la réalité. L'adulte constate qu'il les assimile à la subjectivité de l'action propre. Ainsi, "la différence essentielle entre les niveaux préopératoire et opératoire est qu'au premier domine l'assimilation à l'action propre tandis qu'au second l'emporte l'assimilation aux coordinations générales de l'action, donc aux opérations (p. 93)". Or, la coordination générale des actions englobe aussi bien les actions interindividuelles que les actions intra-individuelles. La coopération entre les individus s'acquiert en même temps que le système des co-opérations individuelles. Au niveau des opérations concrètes, se constituent de nouvelles relations interindividuelles, de nature coopérative. Elles concernent autant les aspects cognitifs que les aspects affectifs et sociaux de la conduite. Les échanges sociaux du niveau préopératoire sont donc précoopératifs. Piaget entend par là qu'ils sont à la fois sociaux, du point de vue du sujet, et centrés sur l'enfant lui-même, sur son activité propre, du point de vue de l'observateur.
Nous parlerons d'une coopération préopératoire, qui n'est pas voulue pour elle-même, dans Coopération et Conception.
Cette acquisition progressive se fait à travers des jeux de règles, un travail en commun, toujours agrémentés d'échanges verbaux peu liés au sujet. C'est aussi l'époque de la genèse du devoir, sentiment encore fortement influencé par la situation d'hétéronomie puisque l'enfant ne trouve pas encore en lui-même la source des obligations et des règles à suivre. Sens du devoir et hétéronomie produisent un réalisme moral tatillon. L'acquisition de l'autonomie, morale, cognitive ou affective, exige une longue pratique du respect mutuel. Il se forme d'abord avec les enfants de la même classe d'âge. Ceux-ci remplacent les parents dans le rôle de porteurs de la norme.
Période de 11-12 ans à 14-15 ans
6. 1. Le préadolescent et les opérations
propositionnelles
L'unité de la conduite se retrouve dans la période de 11-12 ans à 14-15 ans. Le préadolescent se dégage du concret. Il situe le réel dans un ensemble de transformations possibles. On a souvent décrit l'essor affectif et social de l'adolescence. Avant Piaget, on n'avait pas toujours compris que sa condition préalable et nécessaire était une "transformation de la pensée, rendant possible le maniement des hypothèses et le raisonnement sur des propositions détachées de la constatation concrète et actuelle (p. 103)". Nous voyons apparaître une nouvelle structure de la pensée. "Cette structure ou ces sous-structures... constituent en fait un aboutissement naturel dans le prolongement des structures sensori-motrices et des groupements d'opérations concrètes... Achèvement, par rapport aux périodes précédentes... elles comblent certaines de leurs lacunes (p. 104)". Ce niveau est marqué par la genèse de la combinatoire. Elle permet de combiner entre eux "des objets ou des facteurs ou encore des idées ou propositions et, par conséquent, de raisonner en chaque cas sur la réalité donnée en considérant cette réalité, non plus sous ses aspects limités et concrets, mais en fonction d'un nombre quelconque ou de toutes les combinaisons possibles, ce qui renforce considérablement les pouvoirs déductifs de l'intelligence (p. 106)". Cet acquis important s'accompagne de la genèse du groupe des deux réversibilités, caractéristique du niveau des opérations propositionnelles.
6. 2. Les
schèmes opératoires formels
"Il apparaît aux environs de 11-12 ans une série de schèmes opératoires nouveaux, dont la formation à peu près synchrone semble indiquer qu'il existe une liaison entre eux, mais dont on n'aperçoit guère la parenté structurale en se plaçant au point de vue de la conscience du sujet: tels sont les notions de proportions, les doubles systèmes de référence, la compréhension d'un équilibre hydrostatique, certaines formes de probabilité, etc. Or, à l'analyse, chacun de ses schèmes se révèle comporter, soit une combinatoire (mais rarement à elle seule), soit surtout un système de quatre transformations qui relève du groupe de quaternalité précédent et montre la généralité de son emploi bien que le sujet n'ait naturellement pas conscience de l'existence de cette structure en tant que telle (p. 112)". La genèse des proportions, des doubles systèmes de référence et des notions probabilistes accompagne la formation spontanée d'un esprit expérimental qui ne dispense pourtant pas de l'enseignement scolaire!
6. 3. Les transformations affectives
Les profondes transformations affectives de l'adolescence correspondent-elles à des mécanismes innés et quasi instinctifs? Le double rôle de la socialisation et des transmissions culturelles est très important. Surtout, il est favorisé par les acquisitions intellectuelles, les schèmes opératoires formels. Les opérations concrètes étaient centrées sur le concret et le perceptible, sans distance critique, de manière statique. La pensée formelle peut étudier les transformations possibles, absentes, invisibles. Elle assimile le réel en fonction de déroulements imaginés ou déduits. (La majeure partie des objets de recherche, dans la physique contemporaine, sont des objets à jamais invisibles aux yeux.) La pensée formelle donne accès à la représentation dynamique d'un vaste ensemble de transformations. Ce changement de perspective est tout aussi fondamental au point de vue affectif. Le préadolescent abandonne des valeurs statiques et closes pour des valeurs ouvertes et dynamiques. On comprend alors pourquoi cet âge est une ouverture sur toutes les possibilités interindividuelles ou sociales. "Chaque structure mentale nouvelle, en intégrant les précédentes, parvient tout à la fois à libérer en partie l'individu de son passé et à inaugurer des activités nouvelles qui, au présent niveau, sont elles-mêmes orientées essentiellement vers l'avenir (p. 119)". La systématicité et la réversibilité des opérations logiques y contribue fortement. Elles font du préadolescent le raisonneur qui discute les règles statiques. Ces acquisitions cognitives jouent un grand rôle dans le développement de son autonomie. Celle-ci renforce l'anticipation du futur et l'ouverture sur des valeurs nouvelles. "L'autonomie morale, qui débute sur le plan interindividuel au niveau de 7 à 12 ans, acquiert, en effet, avec la pensée formelle une dimension de plus dans le maniement de ce que l'on pourrait appeler les valeurs idéales ou supra-individuelles (p. 120)". Piaget cite plus particulièrement le sens de la patrie et celui de la justice sociale. "Quant aux possibilités qu'ouvrent ces valeurs nouvelles, elles sont claires chez l'adolescent lui-même, qui présente cette double différence d'avec l'enfant d'être capable de construire des théories et de se préoccuper du choix d'une carrière qui corresponde à une vocation et lui permette de satisfaire ses besoins de réformation sociale et de création d'idées nouvelles (p. 120)".
6. 3.
Les facteurs du développement mental
"Le développement mental de l'enfant apparaît au total comme une succession de trois grandes constructions dont chacune prolonge la précédente, en la reconstruisant d'abord sur un nouveau plan pour la dépasser ensuite de plus en plus largement. Cela est vrai déjà de la première, car la construction des schèmes sensori-moteurs prolonge et dépasse celle des structures organiques au cours de l'embryogénèse. Puis la construction des relations sémiotiques, de la pensée et des connexions interindividuelles intériorise ces schèmes d'action en les reconstruisant sur ce nouveau plan de la représentation et les dépasse jusqu'à constituer l'ensemble des opérations concrètes et des structures de coopération. Enfin, dès le niveau de 11-12 ans, la pensée formelle naissante restructure les opérations concrètes en les subordonnant à des structures nouvelles, dont le déploiement se prolongera durant l'adolescence et toute la vie ultérieure (avec bien d'autres transformations encore) (p. 121)". Ces trois constructions se suivent toujours dans le même ordre. Chacune forme une structure d'ensemble. Chaque structure intègre la précédente et s'intégrera à la suivante. Une telle évolution mentale est basée sur quatre facteurs. Chacun est nécessaire mais n'est pas suffisant à lui seul:
1) La maturation joue un rôle durant toute la croissance mentale. Elle ouvre de nouvelles possibilités.
2) L'expérience acquise dans l'action effectuée sur les objets est à la fois une expérience physique
et une expérience logico-mathématique.
3) Les interactions et les transmissions sociales expliquent la solidarité et l'isomorphisme entre les opérations et la coopération.
4) Le mécanisme interne du constructivisme, qui se trouve dans chaque construction partielle et dans chaque passage d'un stade au suivant, est un processus d'équilibration. Cet équilibration par autorégulation est le processus formateur des structures.
Nous disions, en introduction de cette analyse, qu'une organisation apprenante se caractérise par son niveau minimum d'informations communes. Ce niveau conditionne l'acquisition des connaissances individuelles et la transmission des informations. Au terme de ce retour au texte de Piaget, il est possible de tirer un premier bilan.
Le passage de l'action à la pensée est une longue acquisition pour l'enfant. La productivité du système éducatif peut se mesurer à cette acquisition. Mais, dans un contexte de mondialisation, la performance globale d'une société sera d'autant plus grande que ces longs acquis individuels ne seront pas soumis à un processus de régression. Prenons un exemple: pendant que l'école laïque, gratuite et obligatoire fait disparaître l'analphabétisme (hors immigration), le non-usage de ces compétences au sortir de l'école provoque un illétrisme de plus de 20%. La productivité du système peut être améliorée par une meilleure acquisition. Elle le sera encore plus par une moindre régression. Dans tous les domaines de la vie sociale, l'apprentissage organisationnel devrait commencer par ne pas être une régression par rapport à l'apprentissage individuel initial.
le 24 Août 1997
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Les citations sont tirées de:
La Psychologie de l'Enfant
Jean Piaget et Bärbel Inhelder
Que Sais-je 369
PUF, Paris, 1975
Les termes en gras sont définis dans le glossaire alphabétique du RAD.
A l'occasion du Centenaire de la naissance de Jean Piaget, L'Hebdo suisse a consacré quelques articles à un bilan critique de son oeuvre.
Jean Piaget
http://www.webdo.ch/hebdo/hebdo_1996/hebdo_35/piaget_35.html
Un héritage parfois suspect
http://www.webdo.ch/hebdo/hebdo_1996/hebdo_35/piaget_35_enseignement.html
Stades
http://www.webdo.ch/hebdo/hebdo_1996/hebdo_35/piaget_35_stades.html
http://198.103.98.138/crd/fsw/fsw24/fsw24f02.htm