Pervers narcissique


(a) La perversion est un des aménagements sur le tronc commun des états limites. Elle se distingue de l'état "normal" ou "névrotique" courant par la part que prend la pulsion de mort.


- <<Nombreux sont les psychanalystes qui revendiquent une part de perversité normale chez chaque individu : «Nous sommes tous des pervers polymorphes !» Ils font référence à la part perverse qui existe chez tout névrosé et qui lui permet de se défendre. Un pervers narcissique ne se construit qu'en assouvissant ses pulsions destructrices. ("Le Harcèlement Moral", page 125)>>.


(b) Le pervers narcissique (terme du psychanalyste P.-C. Racamier) est la personnalité qu'Otto Kernberg décrit sous le terme de narcissisme pathologique.


- <<Les pervers narcissiques sont considérés comme des psychotiques sans symptômes, qui trouvent leur équilibre en déchargeant sur un autre la douleur qu'ils ne ressentent pas et les contradictions internes qu'ils refusent de percevoir. Ils «ne font pas exprès» de faire mal, ils font mal parce qu'ils ne savent pas faire autrement pour exister. Ils ont eux-mêmes été blessés dans leur enfance et essaient de se maintenir ainsi en vie. Ce transfert de douleur leur permet de se valoriser aux dépens d'autrui. ("Le Harcèlement Moral", page 126)>>.


- <<La perversion narcissique consiste en la mise en place sur une personnalité narcissique d'un fonctionnement pervers. ("Le Harcèlement Moral", page 127)>>.


(c) Le pervers narcissique pratique la confusion des limites entre soi et l'autre. Il incorpore les qualités de l'autre, les attribue à son soi grandiose, pour pallier à sa faiblesse du Moi et les dénie à leur véritable possesseur. La séduction est un aspect crucial de cette stratégie.


- <<La séduction perverse se fait en utilisant les instincts protecteurs de l'autre. Cette séduction est narcissique : il s'agit de chercher dans l'autre l'unique objet de sa fascination, à savoir l'image aimable de soi. Par une séduction à sens unique, le pervers narcissique cherche à fasciner sans se laisser prendre. Pour J. Baudrillard, la séduction conjure la réalité et manipule les apparences. Elle n'est pas énergie, elle est de l'ordre des signes et des rituels et de leur usage maléfique. La séduction narcissique rend confus, efface les limites de ce qui est soi et de ce qui est autre. On n'est pas là dans le registre de l'aliénation - comme dans l'idéalisation amoureuse où, pour maintenir la passion, on se refuse à voir les défauts ou les défaillances de l'autre -, mais dans le registre de l'incorporation dans le but de détruire. La présence de l'autre est vécue comme une menace, pas comme une complémentarité. (Marie-France Hirogoyen, Le Harcèlement Moral, page 94)>>.


(d) La communication perverse est au service de cette stratégie. Elle est d'abord faite de fausses vérités. Par la suite, dans le conflit ouvert, elle fait un recours manifeste, sans honte, au mensonge le plus grossier.


- <<Quoi que l'on dise, les pervers trouvent toujours un moyen d'avoir raison, d'autant que la victime est déjà déstabilisée et n'éprouve, au contraire de son agresseur, aucun plaisir à la polémique. Le trouble induit chez la victime est la conséquence de la confusion permanente entre la vérité et le mensonge. Le mensonge chez les pervers narcissiques ne devient direct que lors de la phase de destruction, comme nous pourrons le voir dans le chapitre suivant. C'est alors un mensonge au mépris de toute évidence. C'est surtout et avant tout un mensonge convaincu qui convainc l'autre. Quelle que soit l'énormité du mensonge, le pervers s'y accroche et finit par convaincre l'autre. Vérité ou mensonge, cela importe peu pour les pervers : ce qui est vrai est ce qu'ils disent dans l'instant. Ces falsifications de la vérité sont parfois très proches d'une construction délirante. Tout message qui n'est pas formulé explicitement, même s'il transparaît, ne doit pas être pris en compte par l'interlocuteur. Puisqu'il n'y a pas de trace objective, cela n'existe pas. Le mensonge correspond simplement à un besoin d'ignorer ce qui va à l'encontre de son intérêt narcissique. C'est ainsi que l'on voit les pervers entourer leur histoire d'un grand mystère qui induit une croyance chez l'autre sans que rien n'ait été dit : cacher pour montrer sans dire. (Marie-France Hirogoyen, "Le Harcèlement Moral", page 94)>>.


- <<En bloquant la communication par des messages paradoxaux, le pervers narcissique place le sujet dans l'impossibilité de fournir des réponses appropriées, puisqu'il ne comprend pas la situation. Il s'épuise à trouver des solutions, lesquelles sont de toute façon inadaptées et, quelle que soit sa résistance, ne peut éviter l'émergence de l'angoisse ou de la dépression. (Marie-France Hirogoyen, "Le Harcèlement Moral", "La communication perverse", page 111)>>.


(e) Le pervers narcissique se distingue du pervers sexuel par le "lieu" du déni.


- <<Dans le cas des pervers sexuels, il y a un déni du sexe de la femme. Les pervers narcissiques, eux, dénient la femme tout entière en tant qu'individu. Ils prennent plaisir à toutes les plaisanteries qui tournent la femme en dérision. Cela peut être encouragé par la complaisance des témoins : Lors d'un talk-show sur la chaîne américaine NBC, un jeune couple devait débattre en public du problème suivant : «Il ne me supporte pas parce que je ne suis pas un top model.» Le jeune homme expliquait que sa petite amie - la mère de son enfant - n'était pas comme il l'aurait souhaitée : mince, sexy, que ses dents et ses seins étaient imparfaits, et que donc elle n'était pas désirable. Son modèle de référence était Cindy Crawford. Il se montra tellement méprisant que sa femme fondit en larmes. Il n'eut pas alors la moindre émotion, pas un mouvement vers elle. (Marie-France Hirogoyen, "Le Harcèlement Moral", page 106)>>.


(f) Le pervers narcissique ne s'intéresse pas à la réalité, mais au pur jeu des signes linguistiques. Ce peut être un champion en calembours, jeux de mots et autres contrepêteries.


- <<Le pervers narcissique, nous l'avons dit, aime la controverse. Il est capable de soutenir un point de vue un jour et de défendre les idées inverses le lendemain, juste pour faire rebondir la discussion ou, délibérément, pour choquer. (Marie-France Hirogoyen, "Le Harcèlement Moral", page 108)>>.


(g) La linguistique moderne qui expulse le référent semble lui donner tous les droits. Cela permet tous les dénis, les refus de voir (dans les textes historiques ou mythiques) les victimes, les massacres, les génocides et les boucs émissaires.


- <<On va partout répétant que le premier devoir du critique est de respecter la signification des textes. Peut-on soutenir ce principe jusqu'au bout devant la «littérature» d'un Guillaume de Machaut ? Une autre lubie contemporaine fait piètre figure à la lumière de Guillaume de Machaut, ou plutôt de la lecture que nous en donnons tous, sans hésiter, et c'est la façon désinvolte dont nos critiques littéraires congédient désormais ce qu'ils appellent le «référent». Dans le jargon linguistique de notre époque, le réfèrent c'est la chose même dont un texte entend parler, à savoir ici le massacre des juifs perçus comme responsables de l'empoisonnement des chrétiens. Depuis une vingtaine d'années on nous répète que le réfèrent est à peu près inaccessible. Peu importe d'ailleurs que nous soyons ou ne soyons pas capables d'y accéder ; le souci naïf du réfèrent ne peut qu'entraver, paraît-il, l'étude modernissime de la textualité. Seuls comptent désormais les rapports toujours équivoques et glissants du langage avec lui-même. (René Girard, "Le bouc émissaire", page 18)>>.


(h) Cette disparition contemporaine du réel profite au pervers et favorise la "banalisation du mal".


- <<Il y a une introjection de la culpabilité chez la victime : «Tout est de ma faute !», et, pour le pervers narcissique, une projection hors de soi-même en rejetant la culpabilité sur l'autre : «C'est de sa faute !». (Marie-France Hirogoyen, "Le Harcèlement Moral", page 112)>>.


- <<L'autre n'a d'existence que dans la mesure où il se maintient dans la position de double qui lui est assignée. Il s'agit d'annihiler, de nier toute différence. L'agresseur établit cette relation d'influence pour son propre bénéfice et au détriment des intérêts de l'autre. La relation à l'autre se place dans le registre de la dépendance, dépendance qui est attribuée à la victime, mais que projette le pervers. A chaque fois que le pervers narcissique exprime consciemment des besoins de dépendance, il s'arrange pour qu'on ne puisse pas le satisfaire : soit la demande dépasse les capacités de l'autre et le pervers en profite pour pointer son impuissance, soit la demande est faite à un moment où l'on ne peut y répondre. Il sollicite le rejet car cela le rassure de voir que la vie est pour lui exactement comme il avait toujours su qu'elle était. (Marie-France Hirogoyen, "Le Harcèlement Moral", page 115)>>.


- <<Lors de la phase d'emprise, l'action du pervers narcissique sur sa victime était essentiellement d'inhiber sa pensée. Dans la phase suivante, il provoque en elle des sentiments, des actes, des réactions, par des mécanismes d'injonction. Si l'autre a suffisamment de défenses perverses pour jouer le jeu de la surenchère, il se met en place une lutte perverse qui ne se terminera que par la reddition du moins pervers des deux. Le pervers essaie de pousser sa victime à agir contre lui pour ensuite la dénoncer comme «mauvaise». Ce qui importe, c'est que la victime paraisse responsable de ce qui lui arrive. (Marie-France Hirogoyen, "Le Harcèlement Moral", page 122)>>.


(i) L'originalité et le malheur du narcissisme pathologique viennent de ce que ce narcissisme exacerbé est construit sur un vide. Le Narcisse pathologique en vient à haïr et à détruire ce qu'il aime et recherche intensément.


- <<Le problème du pervers narcissique est de remédier à son vide. Pour ne pas avoir à affronter ce vide (ce qui serait sa guérison), le Narcisse se projette dans son contraire. Il devient pervers au sens premier du terme : il se détourne de son vide (alors que le non-pervers affronte ce vide). D'où son amour et sa haine pour une personnalité maternelle, la figure la plus explicite de la vie interne. Le Narcisse a besoin de la chair et de la substance de l'autre pour se remplir. Mais il est incapable de se nourrir de cette substance charnelle, car il ne dispose même pas d'un début de substance qui lui permettrait d'accueillir, d'accrocher et de faire sienne la substance de l'autre. Cette substance devient son dangereux ennemi, parce qu'elle le révèle vide à lui-même. Les pervers narcissiques ressentent une envie très intense à l'égard de ceux qui semblent posséder les choses qu'ils n'ont pas ou qui simplement tirent plaisir de leur vie. L'appropriation peut être sociale, par exemple séduire un partenaire qui vous introduit dans un milieu social que l'on envie : haute bourgeoisie, milieu intellectuel ou artistique... Le bénéfice de cette opération est de posséder un partenaire qui permet d'accéder au pouvoir. Ils s'attaquent ensuite à l'estime de soi, à la confiance en soi chez l'autre, pour augmenter leur propre valeur. Ils s'approprient le narcissisme de l'autre. (Marie-France Hirogoyen, "Le Harcèlement Moral", page 132)>>.


(j) Culpabilité et projection. Comme le surhomme de Nietzsche, le pervers narcissique veut échapper au remord, mais, par le déni, en niant ses actes, il ne peut atteindre le repentir. Au lieu de se projeter (projet) dans l'avenir, il utilise une autre projection ("c'est pas moi, c'est lui le coupable") pour nier son passé.


(k) Dans "Crime et Châtiment", de Fédor Dostoïevski, l'étudiant assassin, Raskolnikov, et la jeune prostituée, Sonia, procèdent à l'inverse.


- <<Cette critique de la culpabilité morale en tant qu'identifiée au remords et au regard, à la fois témoin et juge, qui provoque une souffrance morbide et un état de tristesse destructive, est entièrement valable. Kierkegaard écrivait lui-même que «la faute a sur l'oeil le pouvoir de fascination qui possède le regard du serpent». Mais l'erreur est précisément d'identifier toute culpabilité au remords et de méconnaître la vraie nature du repentir. Le problème de la nature et de la valeur du repentir subsiste en effet tout entier. Il ne suffit pas de dire qu'il n'est pas tourné vers le passé, mais vers une tâche à accomplir. Nous avons vu en quel sens il reste alors lié au passé, ne fût-ce que parce qu'il serait tout entier guidé par le désir de le «réparer». S'il peut privilégier le futur, s'il peut même détruire le passé non en tant que fait mais en tant qu'acte, c'est qu'il est la conséquence, l'effet, l'expression d'une réalité bien plus profonde : il est un sentiment moral et métaphysique qui transcende le temps parce qu'il a référence à l'éternité - une éternité qui n'a plus rien à voir avec un «passé éternisé». (Jean Lacroix, "Philosophie de la culpabilité", Philosophie d'aujourd'hui, PUF, 1977, pages 62-63)>>.


- <<L'homme est un être historique, et l'on ne voit pas que cette affirmation évidente puisse être valablement contestée. Mais que signifie exactement ce concept d'histoire ? Implique-t-il vraiment la subordination de la mémoire au passé ? «La première catégorie de la conscience historique, disait Hegel, n'est pas le souvenir, mais l'annonce, l'attente, la promesse.» Magnifique formule, qui demande cependant à être précisée. On ne peut opposer le souvenir et la promesse, le problème est de les lier et de réaliser par là une relative domination du temps. Ce n'est pas vivre humainement que de vivre cette séparation indéfiniment répétée du passé, du présent et de l'avenir, et de prétendre réparer le passé par l'avenir comme si on pouvait les opposer ou même les distinguer radicalement. L'homme ne vit ni dans l'éternité ni dans l'instant, mais dans la durée qui les unit. Cette liaison se fait par la mémoire qui rappelle et maintient l'identité personnelle, et par l'imagination qui représente l'avenir et permet à l'homme qui projette le futur de se projeter en même temps au-delà de lui-même. Mais l'essentiel est que mémoire et imagination ne sont pas séparées. On ne peut se rappeler le passé qu'en le reconstruisant, en l'imaginant ; si on vit réellement l'avenir, si on veut le rendre présent, on se le rappelle en quelque sorte, si bien que Nietzsche disait que la vraie mémoire est mémoire de l'avenir. L'homme est cet être qui dépasse le temps, parce qu'il est capable d'imaginer son passé et de se rappeler son avenir. Ce qui ne fait aucunement de la temporalité un passé éternisé ou même une continuité sans coupure ni médiation. La domination du temps permet à la fois de l'unifier et de le dépasser : l'éternité présente, immanente au temps humain, lui permet aussi de lui échapper en quelque sorte, d'introduire des sortes de coupure, de conversion, de création. (Jean Lacroix, "Philosophie de la culpabilité", Philosophie d'aujourd'hui, PUF, 1977, pages 70-71)>>.


- <<Cependant, dans son vrai sens, le terme de confession employé par Michelet est beau, précisément parce que toute confession est aveu d'amour et de culpabilité à la fois. L'aveu total et voulu constitue bien le mariage que les juristes définissent par le consentement. C'est cet aveu qui, à la fin de "Crime et châtiment", de Dostoïevski, réalise le mariage de Raskolnikov et Sonia. (Jean Lacroix, "Philosophie de la culpabilité", Philosophie d'aujourd'hui, PUF, 1977, page 79)>>.


(l) Nuances linguistiques. Si un emballement peut conduire le pervers narcissique à commetre des actes de violence, il évite soigneusement de se faire emballer par la police et la justice, car il maîtrise l'art de l'emballage des faits dans le discours. Pour paraphraser Philinte, dans "Le Misanthrope" : Toujours, en termes convaincants, ses dénégations sont dites.


(m) Voir Falsifier. Guérir le harceleur. Idéal du Moi. Perversion de caractère. Perversion.


(n) Lire "Harcèlement Moral".



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Nota Bene. Les mots en gras sont tous définis sur le cédérom encyclopédique.