Emprise



(A) Généralités.



(a) L'emprise, terme de 1160 dans le sens de "entreprise", "prouesse", est une "forte influence, d'ordre moral, intellectuel ou affectif", qui cherche la captation et l'asservissement d'autrui.


- <<Plus les rapports humains sont soumis à l'emprise, plus ils se dégradent, s'étiolent. C'est le revers de la médaille. Les autres ne sont pas que des serviteurs destinés à étancher toutes mes soifs, assouvir toutes mes lubies. À chacun de nous de savoir s'il veut habiter cette terre en petit maître ou en poète, en parasite ou en ami (Pascal Bruckner, "Misère de la prospérité", Grasset, Paris, 2002, Prix du livre d'Economie 2002, Livre de poche, page 171)>>.


(b) Etymologie. <Emprise> est le participe passé substantivé de l'ancien verbe français <emprendre>, signifiant "entreprendre" et dérivé du verbe "prendre", dont l'étymon est un verbe latin.


(c) A l'inverse de la mise en valeur mutuelle, l'emprise est une forme de cannibalisme psychique.


- Dans le couple où règne l'emprise, il n'y a pas une relation saine entre deux personnes, mais l'invention d'un groupe idéal, par un des individus, pour mieux y asservir l'autre.


- De même, dans une secte, la prétendue "volonté" du groupe masque la domination perverse du gourou. Ainsi le pervers avance-t-il toujours masqué par l'imaginaire.


- <<L'emprise est un procédé de domination sur autrui. Le rapport d'emprise empêche toute possibilité d'entrer en relation réelle avec l'autre en tant qu'«autre», différent de soi, tout en le maintenant soumis au groupe, prisonnier et esclave. (Catherine Podguszer, Psychanalyste, "Qu'est ce que l'emprise ?", document du web)>>.


(d) L'emprise vise à paralyser (bloquer la manifestation) voire à s'attribuer (faire que l'on considère comme siennes) les qualités de l'autre. C'est une forme extrême, pathologique, de la relation anaclitique. En effet, le sujet pervers veut s'approprier des vertus et des qualités supposées de l'objet de son envie. Il est donc incapable de véritable admiration, ce qui supposerait d'attribuer les qualités à l'autre. D'abord en situation de dépendance anaclitique à l'égard du sujet envié, le pervers n'aura de cesse de l'objectiver, de le rabaisser, d'en faire sa proie. A l'inverse, l'amoureux admire l'objet de son désir.


(e) Hiérarchie enchevêtrée. Une personne (A) peut être sous l'emprise d'une autre (B), tandis que l'autre (B) est dans une dépendance affective d'elle-même (B). Telle était la relation entre Albert Speer (A) et Adolf Hitler (B). Depuis longtemps, au sortir d'un opéra de Richard Wagner, Hitler s'était identifié au personnage romain de Rienzi, comme Don Quichotte se prenait pour Amadis des Gaules.


- <<Par ailleurs, le comportement de Speer à l'égard de Hitler n'était pas seulement celui d'un carriériste froid et calculateur, loin de là. Il avait indubitablement davantage en commun avec Hitler qu'une admiration partagée pour les «héros de l'Antiquité» et l'enthousiasme «pharaonique» qui les transportait devant leurs projets architecturaux. Speer ne parvint pas à se libérer de son emprise, même en cette époque tardive où leur exaltation commune était oubliée depuis longtemps et où les «traits profondément criminels du visage de Hitler» lui étaient apparus. Il continuait à éprouver à son égard des sentiments très forts, lesquels expliquent également la «crise de larmes» qui le submergea à Flensburg, et ces sentiments lui survécurent. Avec sa réserve habituelle, Speer lui-même a reconnu que leur relation ne pouvait s'expliquer par des raisons purement objectives ; il fallait également tenir compte des paradoxes des sentiments personnels que la raison ne peut jamais élucider entièrement. Si Speer avait effectivement été un calculateur opportuniste, uniquement préoccupé de son avancement personnel, il aurait certainement, à Meran, persévéré dans son intention de se retirer de toute activité publique et ne serait pas davantage revenu dans la capitale encerclée pour y faire des adieux funèbres. Parallèlement à la «froideur glaciale» qui fut si souvent attribuée à Speer, il existait chez lui une capacité d'émotion, un «idéalisme» juvénile qui avaient résisté aux années. Ces deux facettes de son être expliquent sans doute les nombreuses contradictions qui ont marqué toutes les périodes de sa vie - en particulier son attachement «aveugle» à Hitler, mais aussi la détermination avec laquelle il s'opposa finalement au dictateur, en mettant ses forces au service du «bien commun». La nature émotionnelle de cette relation fait de Speer une exception et échappe dans une grande mesure à l'analyse. L'on ne peut guère que tenter de dégager quelques constantes de son comportement, déjà manifestes pendant ses années de jeunesse. Il y a notamment ses débuts prétendument «apolitiques» qui le poussèrent presque inévitablement, comme bien d'autres, dans le camp de Hitler. Il y eut ensuite la conviction, ou la volonté de croire, que les excès du régime, les persécutions et les violations de traités, etc., dans la mesure où l'on en était conscient, n'avaient pas grande importance - on les justifiait fréquemment par la formule ressassée : «On ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs.» Une majorité croissante d'Allemands estimait que c'était le seul moyen de rétablir l'ordre et d'assurer le développement du pays, tout en s'efforçant de rester à l'écart de «ces choses». Une autre caractéristique générale était sans doute l'indifférence aux questions idéologiques, que Speer partageait avec d'innombrables Allemands. A l'exception d'un patriotisme aussi vague qu'exacerbé, aspirant à une grande Allemagne, unie et crainte de ses voisins, auquel venaient s'ajouter quelques postulats de fraternité sociale, l'idéologie et le programme du régime ne signifiaient rien pour lui. Pour Speer, comme pour la majorité des Allemands, le national-socialisme était une question d'exaltation plutôt que de conviction. Il est significatif à cet égard qu'il ait reconnu (dans une interview) qu'il se serait mis au service d'un régime prônant une idéologie totalement différente si celui-ci lui avait offert des possibilités équivalentes. Cet aveu illustre bien l'aveugle «éthique fonctionnelle» à laquelle Speer a obéi presque toute sa vie, et qui lui évitait de s'interroger sur les objectifs ultimes de son activité. Un autre aspect qu'il ne faut pas négliger était la possibilité de faire carrière qui s'ouvrait à de nombreux Allemands depuis l'arrivée de Hitler au pouvoir, à cela près que, dans le cas de Speer, ce fut une ascension fulgurante et à proprement parler exemplaire. Cela faisait oublier tout le reste. Les aspects ténébreux du régime, la médiocrité hargneuse qui le caractérisait, mélange de violence arbitraire, de corruption et d'abjection masqué par une «union sacrée» pathétique, ne parvenaient pas à le troubler : ce n'était, après tout, que de la «politique». Comme beaucoup d'autres, il usait de ce concept pour mieux se voiler la face et justifier son indifférence. Il allait jusqu'à s'imaginer que son «idéalisme» et son «dévouement» le distinguaient des «répugnants petits-bourgeois» de l'entourage de Hitler et faisaient de lui un véritable révolutionnaire ; (Joachim Fest, "Albert Speer, Le confident d'Hitler", 1999, traduit de l'allemand par Frank Straschitz, Perrin, 2001, pages 312-313)>>.


(f) "L'Emprise du journalisme" est un texte de Pierre Bourdieu.


(g) Quelques acceptions particulières du terme <emprise>.


- L'emprise territoriale est la consommation d'espace (le plus souvent le sol) requise par une implantation immobilière ou foncière. On tient compte de l'emprise foncière, pour un projet de lotissement, de route, de voie ferrée ou d'autoroute, surtout s'il faut exproprier et indemniser les propriétaires fonciers actuels (ligne TGV dans la vallée du Rhône).


- On parle de l'emprise polluante d'une raffinerie de pétrole, dont l'étendue est fonction des vents dominants et de leur instabilité.

- On parle aussi de l'emprise sonore d'un aérodrome, a fortiori d'une plateforme aéroportuaire internationale comme Roissy-Charles-de-Gaulle.


(h) On peut qualifier d'emprise collective la dépendance généralisée (sous peine d'exclusion) que crée le développement de l'usage d'un objet médiateur (calculatrice, ordinateur, caisse enregistreuse, téléphone, Internet) et le pouvoir croissant des institutions qui le créent (la Banque pour la création de la monnaie). Tout retour en arrière est proprement inconcevable.


(i) On parle de déprise (du verbe <déprendre>) pour désigner la réduction de l'emprise. La déprise agricole est la réduction des surfaces cultivées. Par contre, le verbe <dépriser> signifie "diminuer le prix, le mérite d'une chose, d'une personne".


(j) Voir Afférent. Amour mystique. Cadre de pensée. Charles de Sévigné. Clovis. Commendataire. Concept. Cromwell. Domination comme principe. Ecole. Empire. État. Philosophie de la caresse.



(B) Couple.



(a) L'emprise est la relation que tente d'établir l'individu pervers, du fait de l'angoisse qu'il éprouve devant le rapproché et face à l'intimité de la relation amoureuse.


- <<Dans le couple, le mouvement pervers se met en place quand l'affectif fait défaut, ou bien lorsqu'il existe une trop grande proximité de l'objet aimé. Trop de proximité peut faire peur et, par là même, ce qui va faire l'objet de la plus grande violence est ce qui est le plus intime. Un individu narcissique impose son emprise pour retenir l'autre, mais il craint que l'autre ne soit trop proche, ne vienne l'envahir. Il s'agit donc de le maintenir dans une relation de dépendance ou même de propriété pour vérifier sa toute-puissance. Le partenaire, englué dans le doute et la culpabilité, ne peut réagir. Le message non dit est : "Je ne t'aime pas !", mais il est occulté pour que l'autre ne parte pas, et il est agi de façon indirecte. Le partenaire doit rester là pour être frustré en permanence ; il faut en même temps l'empêcher de penser afin qu'il ne prenne pas conscience du processus. Patricia Highsmith le décrivait dans une interview au journal Le Monde : "Il arrive parfois que les gens qui nous attirent le plus, ou dont nous sommes amoureux, agissent avec autant d'efficacité que des isolants en caoutchouc sur l'étincelle de l'imagination. L'emprise est mise en place par un individu narcissique qui veut paralyser son partenaire en le mettant en position de flou et d'incertitude. Cela lui évite de s'engager dans une relation de couple qui lui fait peur. Par ce processus, il maintient l'autre à distance, dans des limites qui ne lui paraissent pas dangereuses. S'il ne veut pas être envahi par l'autre, il lui fait subir pourtant ce qu'il ne veut pas subir lui-même, en l'étouffant et en le maintenant "à disposition". (Marie-France Hirogoyen, Le Harcèlement Moral, page 18)>>.


(b) Il semble que "la petite mort", qui accompagne l'orgasme ou la jouissance amoureuse, ressemble encore trop à la perspective de la mort pour que le pervers puisse la supporter.


(c) Sur un autre plan, le pervers ne semble pas imaginer la possibilité d'un jeu à somme positive. Il raisonne (ou agit inconsciemment) dans le cadre d'un jeu à somme nulle. Ce qui est gagné par l'un doit être perdu par l'autre.


(d) Enfin, le pervers semble incapable d'accéder à la notion de corps virtuel. Dans l'espace restreint de l'intimité, il n'y a pas d'espace pour deux. L'affirmation du narcissisme de l'un suppose la négation ou l'annulation de celui de l'autre.


(e) Référence littéraire :


- <<Quoique leur accord n'eût pour résultat que le mal, il y avait de la contemplation dans la soumission de la Thénardier à son mari. Cette montagne de bruit et de chair se mouvait sous le petit doigt de ce despote frêle. C'était, vu par son côté nain et grotesque, cette grande chose universelle : l'adoration de la matière pour l'esprit ; car de certaines laideurs ont leur raison d'être dans les profondeurs mêmes de la beauté éternelle. Il y avait de l'inconnu dans Thénardier ; de là l'empire absolu de cet homme sur cette femme. A de certains moments, elle le voyait comme une chandelle allumée ; dans d'autres, elle le sentait comme une griffe. Cette femme était une créature formidable qui n'aimait que ses enfants et ne craignait que son mari. Elle était mère parce qu'elle était mammifère. Du reste, sa maternité s'arrêtait à ses filles, et, comme on le verra, ne s'étendait pas jusqu'aux garçons. Lui, l'homme, n'avait qu'une pensée : s'enrichir. (Victor Hugo, "Les Misérables", 1862, Partie II, Livre III, Chapitre 2. Deux portraits complétés)>>.


(f) Littérature et Musique. Le personnage légendaire de Faust, abordé par Goethe (sur le mode de la tragédie) ou par Charles Gounod (dans un opéra), est un exemple de pervers narcissique. Mais les deux auteurs ont réparti la charge de perversion du Faust légendaire entre le démon Méphistophélès et le Faust rajeuni. Le mécanisme de la séduction de Marguerite, à travers le dépôt des bijoux, illustre une des voies de la constitution de l'emprise. Dans son aria intitulée "demeure chaste et pure", Faust montre quelle partie de la personnalité de Marguerite il jalouse et veut s'approprier.


(g) Communication paradoxale. L'emprise peut être créée par un mécanisme de double contrainte (en anglais <double bind>, selon Gregory Bateson).


- <<Différemment de ce que Freud appelle «pulsion d'emprise» (agressivité première naturelle), indissociable des premiers temps du nouveau-né, le lien d'emprise est formé d'une volonté, avouée ou non, de détruire toute humanité en l'autre, pour l'utiliser à sa guise comme une marionnette. Lorsque la mère, ou tout autre substitut, prodigue à l'enfant des soins «érotisés» (ambigus, imprévisibles, trop intenses et méprisants à la fois), la mémoire de son corps et de son âme en sera marquée par une sourde «haine de soi». Cette haine va de même se diriger vers les autres, autant que des réponses érotisées, inappropriées, dans les relations d'amitié et de travail. L'enfant, prisonnier, sera à la fois invité et empêché d'agir, de penser, voire d'imaginer. L'emprise se met en place dans toute relation de séduction niée et suscite un enfermement qui vise à «ligoter» autrui. La personne qui met sous emprise impose à l'autre aveuglement et mutisme. Elle l'enferme dans un cercle clos, à double tour, par le message paradoxal du double langage. De son côté, la personne sous emprise maintient cet enfermement, pour se protéger de la douleur d'être niée, annulée. Elle se piège dans cette «double contrainte» : obéir à ce qui la destitue, tout en restant dans la confusion, prisonnière d'un état de dépendance et d'impuissance à s'en défaire. C'est en d'autre terme un «double lien». Une mère achète à son fils deux chemises pour son anniversaire, une bleue et une autre rouge. Il essaye la chemise rouge et sa mère lui dit alors : «Ah, je vois, tu n'aimes donc pas la bleue !» La personne piégée dans une telle mise sous emprise n'a plus qu'un statut de chose, d'instrument à modeler et à utiliser pour le manipulateur, qui ne convoite que sa soumission et la jouissance qu'il en retire. Dépossédée d'elle-même, elle aura tendance à imputer son état de misère intérieure à la réalité sociale, familiale ou à son environnement de travail… La relation d'emprise se décline dans le registre de l' «inceste psychique» dans lequel l'enfant ne peut véritablement trouver sa place de sujet humain. Dans ce modèle faussé de relation réside une proximité entre l'autre et soi, où seule règne la confusion et l'arbitraire. «La loi, c'est moi» est l'énoncé du pervers ! La personne sous emprise est comme possédée, envoûtée. (Catherine Podguszer, Psychanalyste, "Qu'est ce que l'emprise ?", document du web)>>.


(h) Voir A partir d'un mot. Agression masquée. Attaque perverse. Bacchantes. Bascule perverse. Bénéfice secondaire. Caractère prédépressif. Clémence d'Auguste. Communication perverse. Contexte. Culpabilité pathologique. Cynisme. Dénomination. Dévoiler. Disqualifier. Dissimulation. Double contrainte. Erotisme intime. Fascination. Femme fatale. Fuir la mort.


(h) Lire "Mise Mutuelle".



(C) Organisations.



(a) L'emprise n'est pas seulement un problème psychologique, entre deux individus. Les mécanismes d'emprise sont très importants dans les groupes, dans les institutions et dans les organisations réelles.


- <<Le discours de certains dirigeants de multinationales n'a pas plus de sens que les discours artificiellement savants des pervers narcissiques que je dénonçais dans le livre précédent. Il ne s'agit pas de communiquer mais, au contraire, d'empêcher de comprendre pour ne pas dévoiler les stratégies de l'entreprise. Malgré tout, il faut pénétrer au plus profond des désirs des salariés afin d'induire chez eux des comportements et des modes de penser. Il faut donc, par un discours creux, hypnotiser les personnes, les mettre sous emprise. Les salariés n'ont aucun moyen de comprendre ce qui se dit et encore moins de le vérifier, ils ne peuvent que se soumettre. (Marie-France Hirigoyen, Malaise dans le travail, page 161)>>.


(b) Le psychologue américain Stanley Milgram a montré le rôle de l'emprise du groupe, dans "La Soumission à l'autorité". Le paradoxe, la communication mensongère ou cynique et la double contrainte (injonction paradoxale) sont des moyens d'instaurer une emprise. Ils court-circuitent la capacité de raisonnement et invalident la production de connaissances. Sous emprise, l'individu est un zombie. Il est comme un robot qui répond à un signal. Le signe linguistique n'a plus de signification.


(c) De manière générale, tout mythe collectif crée une forme d'emprise. Mais il doit être distingué d'un autre phénomène, de nature bien différente, la dépendance à l'égard de l'emploi salarié. Le travailleur a besoin de son salaire et donc de son emploi pour subsister. Le chantage à l'emploi (retenu dans la loi française à propos du harcèlement sexuel) ne se confond pas avec l'emprise. Mais les deux peuvent se conjuguer.


- <<Je suis extrêmement frappée, et l'enquête le confirme, de rencontrer en consultation un nombre important de personnes particulièrement consciencieuses et très (trop) investies dans leur travail parmi les victimes de harcèlement. Ces personnes adhèrent complètement à la mythologie de l'entreprise, s'y dissolvent et n'existent pas par elles-mêmes. Il est alors facile de les mettre sous emprise, de les entraîner en dehors d'elles-mêmes, puisque leurs limites sont déjà floues. Il y a plus de risque d'être harcelé quand on est un idéaliste, très motivé par le travail, et moins si on est un pragmatique, intéressé avant tout par le salaire et les avantages matériels. L'investissement affectif, dans ce cas, se fait ailleurs, dans la vie privée ou associative. Beaucoup de salariés attendent trop des relations professionnelles. (Marie-France Hirigoyen, "Malaise dans le travail", page 192)>>.


(d) Le hiatus est une sortie de l'emprise, par la découverte de la réalité, quand se déchire le voile aveuglant du mythe.


(e) Voir Afrique du Nord. Anselme de Cantorbéry. Asservissement. Aufidius. Barbaresques. De profondis. Du côté obscur de la force. État et nation. Pulsion d'emprise. Tolérance à l'emprise.


(k) Lire "Harcèlement Moral".



(D) Sociétés humaines.



(a) Pour comprendre nos sociétés, il importe de remarquer que l'emprise (avec le retournement de la faute sur la victime) est le point commun entre le harcèlement moral, la domination masculine, la ségrégation sociale et le mépris raciste à l'égard des peuples colonisés.


(b) L'instauration d'une emprise est l'enjeu de la dialectique du maître et de l'esclave.


(c) Le besoin d'emprise découle d'un idéal pathologique. L'idéal est la justification du meurtre physique comme du meurtre psychique (bene amat, bene castigat). Après la mise à mort du roi Romulus, par les notables de Rome au marais de Caprée, l'un d'eux annonce au peuple que l'élévation du roi auprès des dieux (Jupiter Capitolin) est le préalable d'une gloire éternelle de l'Urbs.


(d) A l'égard du pervers, le naïf et la foule déboussolée sont souvent dans la même situation. C'est l'obscure séduction du volontarisme (qui est surtout une volonté de conquête).


- <<Comme la victoire a été acquise grâce à une forte mobilisation d'électeurs fondamentalistes, les commentateurs ne se sont pas privés d'y voir le retour d'une Amérique religieuse où d'autres valeurs - celles des Lumières - seraient menacées. Cette lecture est trop simple. Comment comprendre la réélection d'un président dont le bilan intérieur est négatif (il est le premier président depuis la crise de 1929 à ne pas créer d'emplois, et les déficits commercial et budgétaire du pays vont croissant) alors que la démocratisation promise par les interventions militaires extérieures tarde à se concrétiser et que les alliés se font rares ? Tout au long de la campagne, George W. Bush a montré une étonnante capacité à nier ces réalités. Selon lui, il s'agit de simples obstacles qui raffermissent la volonté et que l'on surmonte avec un caractère sans faille, optimiste et déterminé. Ces traits font comprendre pourquoi l'opinion publique (tout comme Time) s'est reconnue dans le candidat républicain. Car cette opinion est sans boussole depuis le 11 septembre 2001, mais elle ne se l'avoue pas. Bush lui offre une politique d'intervention préventive pour compenser la perte du sentiment de l'invulnérabilité géographique. (Dick Howard, "La Démocratie à l'épreuve", Buchet Chastel, Paris, 2006, page 22)>>.


- <<Dénonçant son opposant comme une «girouette» opportuniste, Bush insistait sur son «caractère» personnel et sa volonté morale. À ce volontarisme du moraliste correspondait une politique étrangère fondée sur la logique sportive, selon laquelle la meilleure défense est l'attaque, avec une politique préventive dont le présupposé implicite est celui d'un monde hobbesien où celui qui frappe le premier sortira vainqueur. En d'autres termes, George W. Bush s'est présenté comme l'incarnation d'une politique de la volonté. Or une telle politique moralisatrice peut s'accommoder de n'importe quel contenu et met en question les acquis fondamentaux de la démocratie. Cette dernière est fondée sur l'égalité de principe qui fait que chacun a droit à voir sa différence prise en compte, que tous les intérêts doivent pouvoir s'exprimer afin que leur confrontation produise un jugement délibéré sur ce que l'on reconnaît comme le bien commun. Mais l'attrait exercé par cette politique de la volonté s'explique par la crainte existentielle née des attentats du 11 septembre. Face à la menace, l'unité s'impose. Pourtant, cette politique met également en danger la démocratie par son moralisme. De même que le moraliste ne met jamais en question ses bonnes intentions, de même les Américains ne comprennent pas qu'«on» leur en veuille à ce point. Incapables de regarder en face leurs propres actions, les moralistes ne peuvent pas prendre au sérieux le jugement des autres ; ils deviennent autistes. Le résultat concret en est une incapacité des Américains à faire de leur puissance réelle un pouvoir légitime. (Dick Howard, "La Démocratie à l'épreuve", Buchet Chastel, Paris, 2006, page 17)>>.


(e) Voir Déni. Dénégation. Négation.



(E) Emprise en cascade ou escalade de la manipulation.



(a) L'emprise se développe par paliers. C'est pourquoi la recherche de l'emprise peut devenir un véritable mode de vie.


(b) L'Arioste en donne un bon exemple dans son "Orlando furioso" (Chant V, strophes 39-62). Dans le royaume d'Ecosse où Renaud va faire un tour, le duc d'Albany ne crée une emprise sur la jeune Dalinde que pour en établir une sur la maîtresse de celle-ci, la fille du roi, la vertueuse Ginèvre.


- <<Dalinde a donc constamment été la chambrière fidèle de la fille du roi d'Écosse, du moins jusqu'au jour où est apparu à la cour un séducteur sinistre, le duc d'Albany. Cet homme suborne la chambrière pour en faire sa maitresse, et Dalinde consent à l'introduire jusque dans les chambres les plus intimes de la princesse, afin de s'y livrer à lui : entièrement menée par sa passion, elle lui reste soumise même quand, laissant tomber son masque, Polinesse s'avère être le plus cynique des hommes ; en séduisant la jeune chambrière, le duc n'a cherché qu'à se procurer une alliée, une complice même, en vue d'atteindre un objectif bien plus ambitieux ; c'est la princesse Genèvre qu'il convoite véritablement. Or, Genèvre, on l'a dit, aime Ariodant, et le Roi son père n'est nullement opposé à leur mariage. Le prétendant repoussé, ne pardonnant pas cet affront, a échafaudé un plan diabolique. - Si tu m'aimes vraiment, - dit-il à Dalinde, - accorde-moi le réconfort de l'illusion : à minuit juste viens sur le balcon de ta maîtresse, en endossant une de ses robes et jette-moi une échelle de corde ; en t'étreignant entre mes bras, je parviendrai peut-être à oublier le désir qui me reste d'elle et à ne plus aimer que toi. L'infortunée Dalinde promet de lui obéir. Mais ce n'est là qu'un piège tendu à la princesse. En effet, Polinesse s'est empressé d'alerter Ariodant : il jouit des faveurs nocturnes de Genèvre et est tout prêt à lui en fournir la preuve. Telle est l'explication de la scène du balcon. (Ludovico Ariosto, "Roland furieux", traduction C. Hippeau, choisi et raconté par Italo Calvino, Flammarion, Paris, 1982, page 71)>>.


(c) Cette partie de "Roland furieux" a inspiré à Haendel un opéra, "Ariodante" (1735, à Covent Garden), que le public actuel redécouvre.


(d) Dans le "Faust" de Goethe ou de Charles Gounod, Méphistophélès pousse Faust à séduire puis abandonner Marguerite pour provoquer ensuite le meurtre du frère, Valentin. Le nouveau mode de vie de Faust devient peu à peu irréversible.


(e) Dans "Les Possédés", Fédor Dostoïevski avait déjà perçu comment Staline et Hitler s'y prendraient pour tenir leurs exécutants. Il exprime ce machiavélisme à travers une intuition de Nicolas Vsévolodovitch Stavroguine. De fait, dans ce roman, pour mieux les tenir dans sa main, Pierre Stépanovitch Verkhovensky oblige cinq de ses affidés à commettre un meutre sur la personne d'Ivan Chatoff.


- <<Stavroguine se leva, Verkhovensky se dressa d'un bond et machinalement se plaça devant la porte comme s'il eût voulu en défendre l'approche. Nicolas Vsévolodovitch faisait déjà un geste pour l'écarter, quand soudain il s'arrêta.

– Je ne vous cèderai pas Chatoff, dit-il.

Pierre Stépanovitch frissonna ; ils se regardèrent l'un l'autre.

– Je vous ai dit tantôt pourquoi vous avez besoin du sang de Chatoff, poursuivit Stavroguine dont les yeux lançaient des flammes. – C'est le ciment avec lequel vous voulez rendre indissoluble l'union de vos groupes. (Fiodor Dostoïevski, "Les Possédés", Partie II, Chapitre VIII, Le tzarevitch Ivan)>>.


(f) Le meurtre de Chatoff est présenté comme une nécessité, du fait de sa prétendue trahison. La lettre dans laquelle Chatoff offrait des informations au gouverneur Lembke était un faux. Seul un membre du conseil refuse de commettre ce meurtre.


- <<– Ah ! le diable m'emporte, vous nous faites perdre un temps précieux ! interrompit Pierre Stépanovitch en s'agitant sur son fauteuil.

– Soit, j'abrège et je me borne, pour finir, à une question : nous avons déjà vu des scandales, nous avons vu le mécontentement des populations, nous avons assisté à la chute de l'administration provinciale et nous y avons aidé, enfin nous avons été témoins d'un incendie. De quoi donc vous plaignez-vous ? N'est-ce pas votre programme. Que pouvez-vous nous reprocher ?

– Votre indiscipline ! répliqua avec colère Pierre Stépanovitch. – Tant que je suis ici, vous ne pouvez pas agir sans ma permission. Assez. Une dénonciation est imminente, et demain peut-être ou même cette nuit on vous arrêtera. Voilà ce que j'avais à vous dire. Tenez cette nouvelle pour sûre.

Ces mots causèrent une stupeur générale.

– On vous arrêtera non seulement comme instigateurs de l'incendie, mais encore comme membres d'une société secrète. Le dénonciateur connaît toute notre mystérieuse organisation. Voilà le résultat de vos incartades !

– C'est assurément Stavroguine ! cria Lipoutine.

– Comment... pourquoi Stavroguine ? reprit Pierre Stépanovitch qui, dans le premier moment, parut troublé. – Eh ! diable, c'est Chatoff ! ajouta-t-il se remettant aussitôt. – Maintenant, je crois, vous savez tous que, dans son temps, Chatoff a pris part à notre oeuvre. Je dois vous le déclarer, en le faisant espionner par des gens qu'il ne soupçonne pas, j'ai appris non sans surprise que le secret du réseau n'en était plus un pour lui et... en un mot, qu'il savait tout. Pour se faire pardonner son passé, il va dénoncer tous ses anciens camarades. Jusqu'à présent il hésitait encore, aussi je l'épargnais. Maintenant, par cet incendie, vous avez levé ses derniers scrupules, il est très impressionné et il n'hésitera plus. Demain donc nous serons arrêtés et comme incendiaires et comme criminels politiques.

– Est-ce sûr ? Comment Chatoff sait-il ?

Les membres étaient en proie à une agitation indescriptible.

– Tout est parfaitement sûr. Je n'ai pas le droit de vous révéler mes sources d'information, mais voici ce que je puis faire pour vous provisoirement : par l'intermédiaire d'une tierce personne je puis agir sur Chatoff à son insu et l'amener à retarder de vingt-quatre heures sa dénonciation, de vingt-quatre heures seulement. Il m'est impossible d'obtenir un plus long sursis. Vous n'avez donc rien à craindre jusqu'à après-demain.

Tous gardèrent le silence.

– Il faut l'expédier au diable, à la fin ! cria le premier Tolkatchenko.

– C'est ce qu'on aurait dû faire depuis longtemps ! ajouta avec colère Liamchine en frappant du poing sur la table.

– Mais comment s'y prendre ? murmura Lipoutine.

En réponse à cette question, Pierre Stépanovitch se hâta d'exposer son plan : sous prétexte de prendre livraison de l'imprimerie clandestine qui se trouvait entre les mains de Chatoff, on attirerait ce dernier demain à la tombée de la nuit dans l'endroit solitaire où le matériel typographique était enfoui et – «là on lui ferait son affaire». Le jeune homme donna tous les éclaircissements nécessaires et renseigna ses auditeurs sur la position équivoque que Chatoff avait prise vis-à-vis de la société centrale. Ces détails étant déjà connus du lecteur, je n'y reviens plus.

– Oui, observa avec hésitation Lipoutine, – mais après ce qui vient de se passer... une nouvelle aventure du même genre donnera l'éveil à l'opinion publique.

– Sans doute, reconnut Pierre Stépanovitch, – mais les mesures sont prises en conséquence. (Fiodor Dostoïevski, "Les Possédés", Partie III, Chapitre IV, Dernière résolution)>>.


(g) Pierre Stépanovitch prévoit même de faire revendiquer le crime par Kirilov, juste avant que ce dernier ne se suicide.


- <<Dans cet état d'exaltation, Kiriloff prit soudain la résolution la plus inattendue.

– Donne une plume ! cria-t-il ; – dicte, je signerai tout. J'écrirai même que j'ai tué Chatoff. Dicte pendant que cela m'amuse. Je ne crains pas les pensées d'esclaves arrogants ! Tu verras toi-même que tout le mystère se découvrira ! Et tu seras écrasé... Je crois ! Je crois !

Pierre Stépanovitch, qui tremblait pour le succès de son entreprise, saisit l'occasion aux cheveux ; quittant aussitôt sa place, il alla chercher de l'encre et du papier, puis se mit à dicter : «Je soussigné, Alexis Kiriloff, déclare...» (Fiodor Dostoïevski, "Les Possédés", traduction Victor Derély, Plon, Paris, 1886, Partie III, Chapitre VI, Une nuit laborieuse)>>.


- <<Ce qu'il y a de dégoûtant, c'est qu'il croit en Dieu plus qu'un pope... Jamais de la vie il ne se suicidera !... Il y a beaucoup de ces esprits-là maintenant. Fripouille ! Ah ! diable, la bougie, la bougie ! dans un quart d'heure elle sera entièrement consumée... Il faut en finir ; coûte que coûte, il faut en finir... Eh bien, à présent je peux le tuer... Avec ce papier, on ne me soupçonnera jamais de l'avoir assassiné : je pourrai disposer convenablement le cadavre, l'étendre sur le parquet, lui mettre dans la main un revolver déchargé ; tout le monde croira qu'il s'est lui-même... (Dostoïevski, "Les Possédés", réflexions de Pierre Stépanovitch, après la signature de Kirilov)>>.


(h) Voir Ariodant et Ginevra.


Nota Bene. Les mots en gras sont tous définis sur le cédérom encyclopédique.