Hiatus


(a) Apparu en français en 1521, avec le sens d'élision (suppression), le mot <hiatus> dérive du latin <hiatus> signifiant "ouverture", "bouche", "gouffre", "désir passionné", "convoitise", construit à partir du verbe <hio, as, avi, atum, hiare> signifiant "être largement ouvert", "être béant", "avoir des trous", "manquer de suite", "manquer de liaison (dans la composition d'un texte ou d'un discours)", "ouvrir la bouche, la gueule ou le bec", "ouvrir la bouche de désir", "convoiter", "être avide de", "aspirer à", "déclamer". Le sens latin inclut donc la béance du désir comme manque.


- <<Spelunca alta fuit vastoque immanis hiatu,

scrupea, tuta lacu nigro nemorumque tenebris,

quam super haud ullae poterant impune volantes

tendere iter pennis : talis sese halitus atris

faucibus effundens supera ad convexa ferebat.

"Là bayait monstrueux un gouffre, une caverne hérissée, à l'abri d'un lac sombre et des bois,

et l'espace au-dessus, nul oiseau n'y pouvait impunément passer, tant la gorge exhalait

et roulait de vapeurs vers la voûte du ciel". (Virgile, "Enéide", Livre VI, le poète commence la description de la descente aux Enfers du héros troyen Enée)>>.


(b) En linguistique, un hiatus est la rencontre de deux voyelles, appartenant à deux syllabes différentes, sans élision possible. La rencontre se produit à l'intérieur d'un mot ou au contact de deux mots successifs. Pour simplifier la prononciation, la langue populaire contracte et supprime une consonne. A l'inverse, la langue savante peut rajouter des consonnes, soit pour créer une différence de son entre deux sens (<un> se dédouble en <un> numéral et <ung> indéfini) soit pour rappeler le latin (<tere> devient <terre> comme <terra> et <fait> devient <faict> comme <factum>).


- <<Et puisqu'il s'agit là de vous et de moi, pourquoi ne pas avouer, en entrant plus avant dans les confidences, que, cependant, je vous jalouse sur un point ? Vous naquîtes en Avignon, expression qui m'induit, et voilà l'exception, en rivalité mimétique ; car issu, moi aussi, moi toujours votre double, d'une ville dont le nom commence par un A, je ne bénéficie pas, comme vous et certain de nos amis né, par chance, en Haïti, de la préposition en dont l'euphonie évite à vos compatriotes l'hiatus dont l'horreur haïssable hante qui habita à Agen. Je me laisse brûler, là, par les feux de l'envie. (Michel Serres, réponse au discours de René Girard, reçu à l'Académie française, le jeudi 15 décembre 2005)>>.


(c) En Médecine, un hiatus est une ouverture ou une fente étroite. C'est le cas de la synapse entre deux neurones. Le hiatus oesophagien est le passage par lequel l'œsophage franchit le diaphragme. En cas de déformation, on parle de hernie hiatale.


(d) En Géologie. Pour la tectonique des plaques, un hiatus sépare deux plaques continentales. La mer d'Oman et l'Océan indien sont un hiatus entre le bloc continental de l'Arabie et celui de l'Inde.


(f) Dans un sens figuré, un hiatus est une rupture, un décalage, une solution de continuité. Dans la Mythologie Grecque, on n'échappe pas plus au hiatus qu'à l'inceste et au meurtre du père annoncés pour Oedipe.


- <<On y reconnaissait l'infortuné mari d'Eriphyle. C'était le célèbre devin Amphiaraüs, qui prévit son malheur et qui ne sut s'en garantir. Il se cache pour n'aller point au siège de Thèbes, sachant qu'il ne peut espérer de revenir de cette guerre, s'il s'y engage. Eriphyle était la seule à qui il eût osé confier son secret, Eriphyle son épouse, qu'il aimait plus que sa vie et dont il se croyait tendrement aimé. Séduite par un collier qu'Adraste, roi d'Argos, lui donna, elle trahit son époux Amphiaraüs. On la voyait qui découvrait le lieu où il s'était caché. Adraste le menait malgré lui à Thèbes. Bientôt, en y arrivant, il paraissait englouti dans la terre qui s'entrouvrait tout à coup pour l'abîmer. (Fénelon, "Télémaque", Appendice au Livre XIII)>>.


(g) Par manque de vestiges, la Paléontologie et l'Archéologie doivent faire face à des hiatus. Un tel hiatus incite à chercher le chaînon manquant. En 1865, John Lubbock invente les termes Paléolithique et Néolithique. On pensait alors qu'un <abîme séparait l'âge du renne de celui de la pierre polie>. Vers 1870, E. Cartailhac soutient la théorie d'un hiatus dans l'occupation de l'Europe entre ces deux périodes. Pour beaucoup, la cause du hiatus humain n'est autre que le Déluge. Dans "Le Préhistorique" (1883), G. de Mortillet abandonne cette théorie : <Cet hiatus n'est pas réel, il n'existe que dans le résultat de nos études et nos recherches actuelles>. Les chaînons découverts depuis lors sont le Campignien (P. Salmon, 1891), le Tourassien (ou Azilien, 1894) et le Tardenoisien (1897). Ces chaînons ont permis de proposer le concept de Mésolithique.


(h) Division technique du travail. Les disciplines scientifiques organisent délibérément des hiatus (terra incognita, no-man's land) entre elles.


- <<Ecartelée entre ces deux modèles, le modèle atomique ou réductionniste d'un côté, le modèle cybernétique de l'autre, tous deux visiblement insuffisants, la biologie théorique pourra-t-elle sortir de l'impasse ? Le seul espoir d'en sortir est de reconnaître qu'il n'y a pas de hiatus entre les deux types de systèmes, et qu'on peut les plonger dans une famille continue qui les relie tous les deux. Cela obligera à renoncer - au moins provisoirement - à ce qui fait l'attrait des deux modèles : l'aspect quantitatif et calculable du premier, l'aspect diagramme-cybernétique du second. Il faut revenir à cela seul qui reste commun aux deux types de systèmes, c'est-à-dire leur extension spatiale, leur morphologie. (René Thom, "Paraboles et catastrophes", 1980, page 145)>>.


(i) La division politique du travail est génératrice d'autres hiatus.


-<<Le fossé entre l'activité d'intérêt vital et le sentiment d'être responsable de cette activité a été creusé et maintenu par le système politique des idéologies qui créent à l'intérieur même de l'homme qui travaille un hiatus entre son activité pratique et sa mentalité dominée par des convictions irrationnelles. (La Psychologie de Masse du Fascisme, de Wilhelm Reich, page 329)>>.


(j) Evolution psychologique. A propos de la relation des parents à l'école de leurs enfants, Josiane Blanc utilise le terme de hiatus pour décrire un aspect d'un certain choc cathartique.


- <<Le hiatus est un manque de continuité, de cohérence entre deux éléments, un décalage, une interruption dans un mouvement ; il s'oppose à la cohérence qui est une harmonie logique, une liaison étroite entre des éléments, ce que demande l'Ecole aux parents. Dans cette partie nous allons essayer de retrouver dans les entretiens, répondant à quelques références théoriques, comment le hiatus "travaille" les personnes. Comme nous l'avons vu dans le processus qui réactive le désir d'apprendre avec Bernadette Aumont, des émotions refoulées peuvent re-surgir dans certaines situations. Cette "réaction réflexe" qui, dans un premier geste dénie le droit d'expression à l'autre, permet au "soi" d'exister : "la (dé)négation produit une distance entre la représentation et le discours où la correction peut se glisser (Pain 1989, p 141)" (in B.Aumont, p 147). "un contenu de représentation ou de pensée refoulé peut donc se frayer la voie jusqu'à la conscience, à condition de se faire nier (Freud, 1985, p 136)" (ibid., p 147). Il semblerait que nous puissions dire qu'il s'agit là d'un hiatus. (Josiane Blanc, "De la domination intégrée à l'émancipationà travers le conflit", page 105)>>.


(k) Dans des entretiens avec des parents, Josiane Blanc met en évidence une coupure dans la parole. Cette coupure traduit un hiatus vécu (noté "V") dans l'événement évoqué.


- <<Ce moment "\/" de vérité me paraît chargé de sens. C'est un moment particulier où la personne qui vit le hiatus accède à quelque chose de différent, on pourrait dire à un espace inconnu d'elle. J'étais dans une attitude de colère, "hors de moi" et tout d'un coup je suis suffisamment lucide pour prendre "ce qui passe". J'ai connu avec ma fille ce moment intense qui fait basculer vers l'inconnu à la suite d'un "regard" particulier. Dans les cas qui se présentent examinons les interlocuteurs : la mère et son enfant, deux amies. Un sentiment liait ces personnes : l'amour ou l'amitié. (Josiane Blanc, "De la domination intégrée à l'émancipation à travers le conflit", page 105)>>.


(l) Un tel hiatus peut être une rupture d'avec une domination intériorisée ; l'amorce d'un processus d'auto apprentissage, d'émancipation, à l'égard des mythes institutionnels. La hiatus marque la fin des anciennes certitudes, le début du doute.


- <<Lors d'une rencontre sur "La Formation", Bernard Honoré a évoqué la capacité que nous avons tous d'apprendre à partir de l'expérience, ce qu'il appelle la Formativité. Il expliquait que lorsque les conditions sont favorables, toute personne pouvait être un relais de formation dans son milieu. Chacun de nous aurait ses moments féconds. Le hiatus en est un. Des significations qui sont propres à la personne et auxquelles elle tient peuvent surgir parce que ce qu'elle fait est soutenu par un sens, une orientation qu'elle découvre à ce moment là. (Josiane Blanc, "De la domination intégrée à l'émancipation à travers le conflit", page 105)>>.


(m) Dans le vocabulaire forgé à propos de Robinson Crusoé, le hiatus est la sortie de la totalité, l'émergence d'une nouvelle instance psychique et l'ouverture à la globalité. Nous savons que le vide mental relatif, organisé par la méditation, peut faire surgir, brusquement, des émotions inconnues, des pulsions d'origine chtonienne. A titre de métaphore, le hiatus est une faille tectonique par laquelle peut remonter un magma de lave, ou le déplacement d'une faille qui provoque un raz de marée. Au niveau topique du préconscient, se situent des mécanismes de défense qui protègent le moi contre l'irruption de ce monde secret.


(n) Un fait troublant, un traumatisme, peuvent être les déclencheurs d'un tel décalage. Le hiatus provoque un vertige qui peut être assumé ou qui peut provoquer la fuite. Quand les leurres de l'institution s'effondrent :


- c'est l'amour qui sauve ce qui peut être sauvé : hiatus libérateur ;


- c'est la barbarie qui prend le dessus : hiatus fascisant, comme l'expose La psychologie de masse du fascisme.


(o) "Hiatus Irrationalis", sonnet publié par Lise Deharme dans la revue surréaliste "le Phare de Neuilly" (1926) a pour auteur Jacques Lacan.


(p) Le terme anglais <gap> signifiant "fossé", "jour", "lacune", "ouverture", "trouée", "manque", "retard", "décalage", "disparité" a fait florès dans les années 1970.


- En Economie Politique, on se demandait si la France, l'Europe ou l'Afrique ("L'Afrique noire est mal partie") pourrait combler le <gap technologique> nous séparant des Etats-Unis. Surtout si on n'avait pas réalisé son <take-off> ou "décollage".


- En Biologie, un <information gap> est un "hiatus informationnel".


- <<Entre le cerveau humain et son environnement, il y a un 'information gap', qui ferait de sapiens l'animal le plus dénué s'il ne pouvait le remplir, partiellement du moins, par l'expérience culturelle accumulée et par l'apprentissage personnel (learning). En effet, il n'y a ni intégration ni adéquation immédiate entre le cerveau et l'environnement, et la communication entre l'un et l'autre est aléatoire, brouillée, soumise toujours à la possibilité d'erreur. Aucun dispositif dans le cerveau ne permet de distinguer les stimuli externes des stimuli internes, c'est-à-dire le rêve de la veille, l'hallucination de la perception, l'imaginaire de la réalité, le subjectif de l'objectif. Aucun des messages parvenant à l'esprit ne peut être désambiguïsé en lui-même. Les ambiguïtés ne peuvent être résolues par l'esprit qu'en faisant appel conjointement au contrôle environnemental (la résistance physique du milieu, l'activité motrice dans le milieu) et au contrôle cortical (la mémoire, la logique). Une telle vérification ne peut être immédiate, car même en rêve le milieu résiste, même en rêve, la mémoire parle. Le temps de la vérification est nécessaire, c'est-à-dire qu'en fin de compte c'est la pratique qui donne la réponse, pratique dont les résultats sont engrangés dans le savoir collectif (la culture). (Edgar Morin, "Le paradigme perdu : la nature humaine", pages 138-139)>>.


(q) C'est par un hiatus que s'annonce le fontis, la fondrière que traverse Jean Valjean, portant Marius sur son dos, dans les égouts de Paris. Ce hiatus est éminemment symbolique. Par la suite, comprenant enfin qui l'a sauvé, le baron Marius Pontmercy compare le bagnard en rupture de ban au Christ portant les péchés du monde. Hugo qualifie Valjean d'"homme précipice".


- <<Cette crevasse, hiatus d'un gouffre de boue, s'appelait dans la langue spéciale fontis. Qu'est-ce qu'un fontis ? C'est le sable mouvant des bords de la mer tout à coup rencontré sous terre ; c'est la grève du mont Saint-Michel dans un égout. Le sol, détrempé, est comme en fusion ; toutes ses molécules sont en suspension dans un milieu mou ; ce n'est pas de la terre et ce n'est pas de l'eau. Profondeur quelquefois très grande. Rien de plus redoutable qu'une telle rencontre. Si l'eau domine, la mort est prompte, il y a engloutissement ; si la terre domine, la mort est lente, il y a enlisement. Se figure-t-on une telle mort ? si l'enlisement est effroyable sur une grève de la mer, qu'est-ce dans le cloaque ? (Victor Hugo, "Les Misérables", 1862, Partie V, Jean Valjean, Livre III, La boue, mais l'âme, Chapitre 5, Pour le sable comme pour la femme il y a une finesse qui est perfidie)>>.


(r) Le hiatus est un silence qui dépasse le langage :


- <<La perception du transculturel est tout d'abord une expérience car elle concerne le silence des différentes actualisations. L'espace entre les niveaux de perception et les niveaux de Réalité est l'espace de ce silence, l'équivalent, dans l'espace intérieur, de ce qu'est le vide quantique dans l'espace extérieur. Un silence plein, structuré en niveaux. Il y a autant de niveaux de silence que de corrélations entre les niveaux de perception et les niveaux de Réalité. Et au-delà de tous ces niveaux de silence, il y a une autre qualité de silence, lieu sans lieu de ce que le poète et philosophe Michel Camus appelle notre lumineuse ignorance. Les niveaux du silence et notre lumineuse ignorance déterminent notre lucidité. Si langage universel il y a, il dépasse les mots, car il concerne le silence entre les mots et le silence sans fond de ce qu'exprime un mot. Le langage universel n'est pas une langue qui pourrait être captée par un dictionnaire. Le langage universel est l'expérience de la totalité de notre être, enfin réuni, au delà de ses apparences. Il est, de par sa nature, un trans-langage. C'est le Sujet qui forge le trans-langage, un langage organique, qui capte la spontanéité du monde, au-delà de l'enchaînement infernal de l'abstraction par l'abstraction. L'événement de l'être est tout aussi spontané et soudain qu'un événement quantique. (Basarab Nicolescu, "Interdisciplinarité", section IV, document du web)>>.


(s) Voir Abîme. Catharsis. En pratique. En théorie. Fait scientifique. Hiatus partagé. Hiatus solitaire.


(t) Lire "Inclusion Exclusion". "Réalité Représentations". "Robinson Crusoé".






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Auteur.

Hubert Houdoy

Mis en ligne le Vendredi 27 Juin 2008



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