Robinson Crusoé
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o Cycle
Second document du "Cycle "Robinson"
Il est la suite de Cycle Robinson. "Présentation du Cycle Robinson" (cyclrobi.htm)
Suggestion. "Robinson Crusoé" peut être lu après "Economie Temps" (econtemp.htm), où son exemple a paru éclairant, malgré les critiques pertinentes de Karl Marx sur les robinsonades de son époque.
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o Plan
Introduction
1. Organisation temporelle du travail
2. Simultanéité des travaux
3. Division politique du travail
4. L'organisation Crusoé
5. L'exploration de l'île
Conclusion
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o Introduction
Dans tout le "Cycle Robinson", le héros éponyme est un symbole de l'humanité. Robinson représente une société à lui tout seul. C'est pourquoi nous employons alternativement les formules <individu Robinson> et <organisation Crusoé>. La cible (ou le référent) de ces deux vocables est unique, mais le point de vue y est différent. Notre méthode d'analyse consiste à mettre en parallèle les instances, psychiques, d'un individus avec les institutions, juridiques ou culturelles, d'une société. Ce que nous nommons développement est lié à cette étroite corrélation. Le mot <organisation> y prend un sens particulier. Le travail est vu sous un autre jour. C'est pourquoi la lecture de ce texte est une suite possible à la lecture du document "Economie du Temps". Y furent données les définitions d'une organisation réelle ou potentielle, la différence entre une organisation concrète et une organisation abstraite. La définition et la mesure du temps de travail nous ont demandé de ne pas confondre les trois couples :
- temps global et temps partiel,
- temps individuel et temps collectif,
- temps englobant et temps englobé.
Grâce à ces termes, dont nous avons donné les définitions, nous avons montré que l'opposition trop réductrice entre temps du travail et temps du non-travail doit s'élargir dans une prise en compte du temps des activités. Nous devons analyser le partage du temps global dont la société dispose non pas comme une simple division arithmétique, mais à partir des représentations de la société. Il ne s'agit pas seulement d'une division quantitative, mais d'une affectation qualitative. Ces représentations définissent la première division du travail : la division, la plus fondamentale, entre ce qui est ressenti comme un travail et ce qui est vécu comme non-travail. Il est évident que le ressenti et le vécu sont des éléments d'analyse dont la méthode purement quantitative ne saurait rendre compte. Telle est la justification théorique de ce cycle consacré au célèbre naufragé solitaire. Nous l'entreprenons malgré notre connaissance des critiques de Karl Marx (que nous approuvons sur ce point), à propos des robinsonnades de David Ricardo. Les économistes, classiques et néoclassiques, ont lu Daniel Defoe trop rapidement ou selon leurs préjugés d'économistes. A dire vrai, ils ont remplacé le héros du roman par un homo oeconomicus aussi ridicule et creux que tous les autres.
C'est pour rendre plus vivante et plus subtile cette distinction entre temps du travail et temps du non-travail que nous utilisons le mythe littéraire de Robinson Crusoé. Il nous aide à comprendre, a contrario, pourquoi, dans la société :
- la division abstraite d'un temps global ne donne pas des temps individuels ;
- l'addition abstraite des temps partiels ne donne pas un temps collectif.
Or, chez Robinson Crusoé, la distinction entre travail et non-travail n'est vraiment pas significative. Si elle existe pour lui, elle n'a pas le même sens que pour nous. Car les conditions politiques et culturelles de cette division ont changé voire disparu. Inversement, l'exemple de Robinson Crusoé nous montre, très concrètement, que le temps collectif n'existe que dans la mesure où il est construit par un projet de développement durable. Seul un projet de ce type fait échapper le naufragé à son désespoir initial. Et, quand nous quitterons le champ de la littérature commentée (dont René Girard a fait l'oeuvre que l'on sait) ou de la mythologie, seul un projet de ce type fera que le mot <humanité> ne soit pas un vain mot.
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o 1. Organisation Temporelle du Travail
Même dans le cas de Robinson Crusoé, nous pouvons parler de division temporelle des tâches ou d'organisation du travail. Cette organisation se développe sur l'axe de l'écoulement irréversible du temps (la diachronie).
Le travail solitaire de Robinson est organisé en une succession de tâches différentes. Nous pouvons distribuer son temps global dans une liste de temps partiels. Nous pouvons le faire pour l'ensemble de sa vie. Nous pouvons le faire pour certaines de ses activités.
Prenons l'exemple du premier travail notoire de Robinson : la construction de la palissade qui cache et qui protège sa grotte. Pour construire cette palissade, Robinson enchaîne de multiples travaux :
- Il conçoit le principe de la clôture.
- Il passe en revue les ressources locales susceptibles de constituer une paroi fortifiée.
- Il adapte son idée au contexte de l'île.
- Il planifie la collecte des matériaux et la construction de la palissade.
- Puis il réalise l'ensemble.
Pour réaliser cette performance, ce travail de romain, Robinson utilise différentes compétences. Tour à tour, il actualise les savoir-faire de plusieurs métiers. Il est architecte, bûcheron, transporteur et terrassier. Mais, faute d'outils appropriés, il doit réinventer ces métiers. <<Ce manque d'outils faisait que, dans tous mes travaux, je n'avançais que lentement, et il s'écoula près d'une année avant que j'eusse entièrement achevé ma petite palissade ou parqué mon habitation. Ses palis ou pieux étaient si pesants, que c'était tout ce que je pouvais faire de les soulever. Il me fallait longtemps pour les couper ou les façonner dans les bois, et bien plus longtemps encore pour les amener jusqu'à ma demeure. Je passais quelquefois deux jours à tailler et à transporter un seul de ces poteaux, et un troisième jour à l'enfoncer en terre (Daniel Defoe, "Robinson Crusoé", page 83)>>.
La construction de la palissade dure un an environ. Cette durée est éclairante sur les mécanismes de défense que doit développer une personne en situation de choc, avant d'amorcer un processus de Renaissance. Pendant toute cette période, Robinson doit aussi se nourrir et se reposer. Hormis la construction de la palissade qui fait de lui un sédentaire, son mode de vie est celui d'un nomade : la chasse et la cueillette. Des fruits, la viande de chèvres sauvages, les oeufs et la chair de tortues de mer constituent l'essentiel de son alimentation. Chaque journée reste rythmée par le sommeil nocturne et par les repas. On pourrait considérer que la construction de la palissade est son travail, tandis que le sommeil et la nourriture constituent sa vie domestique. Pour respecter les rythmes et les contraintes biologiques, les deux parties de sa vie découpent chaque journée solaire. Les tâches de la construction de la palissade alternent avec celles de la collecte, de la préparation et de la cuisson de la nourriture. Le temps global de sa vie se distribue en temps de travail et en temps domestique. Le temps global de travail se distribue dans une liste exhaustive de temps partiels : temps de conception, temps de repérage des matériaux, temps de bûcheronage, temps de transport et temps de terrassement. Ces périodes sont rythmées par les rendez-vous de la vie domestique. Mais nos découpages sont arbitraires. Sur ce principe abstrait, bien d'autres distributions seraient imaginables.
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o 2. Simultanéité des Travaux
Du fait de sa solitude, la caractéristique essentielle du modèle économique de Robinson Crusoé est l'impossibilité de réaliser plusieurs travaux simultanément. Robinson Crusoé est une organisation réelle, à la fois individuelle et collective. Dans la partie centrale de l'oeuvre de Daniel Defoe, les considérations ethnologiques ou sociologiques sont totalement absentes. Toute la période solitaire de la vie de Robinson relève, indistinctement, de l'économie et de la psychologie. Le cas de Robinson Crusoé nous paraît d'autant plus intéressant que nous contestons l'existence de trois disciplines différentes que sont l'Economie Politique, la Sociologie et la Psychologie. Aucune d'entre elles ne peut prétendre à la scientificité qu'en annulant les points de vue des deux autres. Autant dire qu'il n'y aura une Science Sociale que le jour où ce clivage des représentation, d'origine purement académique, aura disparu. On comprendra aussi que ce discours ne puisse être tenu qu'à l'extérieur de l'Alma Mater et grâce à l'Internet. Ce que vit Robinson Crusoé, même à son échelle, c'est d'emblée de la Géologie Politique. Et, en cela, non seulement nous échappons à la critique de Karl Marx, mais nous réalisons un des objectifs que le philosophe visait et qu'il n'a pu atteindre.
Le temps de travail individuel de l'organisme Robinson est, ipso facto, le temps de travail collectif de l'organisation Crusoé. Cela peut sembler une tautologie. Mais, dans nos sociétés, ce n'est jamais le cas. Marx nommait cela <aliénation>. Mais il n'est pas parvenu au bout de son analyse de 1844. Sur l'île de Robinson, il n'y a pas de division du travail dans l'espace. Il y a unité de lieu. Robinson est soit "au four" soit "au moulin". Les divers lieux de l'île ne sont jamais occupés simultanément. Le juste-à-temps est hors de sa portée. La planification de son travail exige de faire des stocks. Sa grotte ressemble à un magasin général. Robinson utilise l'espace pour ranger ses ressources et, d'une certaine manière, <stocker son temps>. Qu'Etienne Klein se rassure, pour Robinson comme pour nous, le temps s'écoule. Ce que Robinson stocke, c'est le produit de son travail mort (comme dirait Marx), son capital (comme diraient les classiques), ses détours de production (comme diraient Böhm-Bawerk et les "Autrichiens"). Il fait ainsi que son travail passé ne soit pas perdu et que le fruit d'icelui soit disponible "en temps utile". Les outils, les matières ou les produits sont toujours disponibles. C'est sa manière de gérer le temps. <<Si quelqu'un avait pu visiter ma grotte, à coup sûr elle aurait semblé un entrepôt général d'objets de nécessité. J'avais ainsi toutes choses si bien à ma main, que j'éprouvais un vrai plaisir à voir bel ordre de mes effets, et surtout à me voir à la tête d'une si grande provision (page 87)>>. Il ne s'agit pas d'une accumulation de marchandises. Aucun de ses "effets" n'a de valeur d'échange. Tous sont produits et gardés pour leur valeur d'usage. Simplement, ils doivent être disponibles, rangés, prêts à l'emploi. Ils sont prêts pour un déroulement programmé de son travail ou pour faire face à l'urgence d'un danger ou d'un besoin particulier.
La seule agrégation que nous puissions faire de ces temps de travail individuels est la reconstitution de son emploi du temps, une réécriture détaillée de son journal. Michel Serres parlerait de récit, quand les économistes prétendent faire des sommes et des moyennes statistiques. Quand ce fait n'est plus masqué par les divisions du travail, le travail révèle qu'il est une narration signifiante et pas seulement une arithmétique temporelle. Robinson est le seul exemple d'organisation réelle dans laquelle le temps global est aussi un temps collectif et dans laquelle le temps partiel est un temps individuel. Avec Robinson Crusoé nous pouvons poser un principe de conservation de la somme (ou plutôt de "limitation" de la somme, car, comme le rappelle le dicton, "le temps perdu ne se rattrape pas") ou de distribution du tout.
Le temps global se distribue en temps partiels. Les temps individuels s'agrègent en temps collectif. Sous un certain angle, le temps global de l'individu Robinson est le temps collectif de l'organisation Crusoé. Ce fait mérite d'être souligné. Dans aucune autre organisation réelle, <<le temps de travail dont la société dispose (Marx)>>, ou travail abstrait, ne peut égaler la somme des temps des travaux concrets. Ces deux notions sont si différentes qu'elles sont proprement incommensurables. Mais chacune est associée au même temps d'horloge. Chez Robinson, ces notions peuvent se superposer, à certaines conditions. Dans toute autre société, il s'insinue un trompeur et même un dangereux décalage entre ces deux systèmes de mesure par le temps. C'est ainsi que la théorie de la valeur ne peut pas correspondre à la théorie des prix. Mais cette situation exceptionnelle ne doit pas nous faire oublier un point important. Ce n'est pas le temps de travail qui se conserve chez Robinson. Le temps est une pure abstraction, qui n'est pas soumise aux lois qui définissent le concept physique d'énergie. Mais, d'un point de vue méthodologique, le principe de conservation ou plutôt le principe de limitation concerne l'ensemble des activités de Robinson : travail et non-travail. Et toutes ces activités ne sont pas "productives" dans le même sens.
De plus, cette conservation ne relève pas de la nature physique des choses. Elle procède de la culture et de l'organisation. La conservation du temps d'activité n'est pas de même nature que la conservation énergétique. Le temps de travail perdu ne se rattrape pas, parce que le temps est irréversible, selon la métaphore de la flèche du temps. Inversement, le temps consacré à la découverte d'un procédé n'est pas perdu si ce procédé peut s'appliquer, mutatis mutandis, à de nombreuses nouvelles situations. Car, d'une certaine manière, les structures formelles des organisations abstraites échappent à cette même irréversibilité. Au cours de la quatrième année de son séjour sur l'île, notre héros perd son temps, en ce sens qu'il effectue un long travail en pure perte. En effet la passion de la découverte et l'espoir de rejoindre le continent poussent Robinson à construire un bateau pour explorer l'autre partie de l'île et tenter de rejoindre les îles qu'il aperçoit au loin. Robinson nous donne son seul exemple de travail mal organisé. Il s'agit de l'épisode de la pirogue au cours duquel la passion prime sur la raison :
<<Mon désir de m'aventurer sur mer pour gagner le continent augmentait plutôt qu'il décroissait, au fur et à mesure que la chose m'apparaissait plus impraticable (page 151)>>.
- <<Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas (dit pour sa part Blaise Pascal dans la plus célèbre de ses "Pensées")>>.
Ces travaux de construction sont pour Robinson la seule perspective de quitter l'île du Désespoir. Et cette perspective régit sa motivation, ordonne son activité, plus que ne peut le faire sa raison. A l'usage, ces travaux de construction s'avèrent être des travaux pharaoniques. A ce titre, ils sont impossibles pour lui. Car Robinson est à la fois le Pharaon, le prêtre, le contre-maître et l'esclave. De tels travaux n'ont de sens (à supposer qu'ils en aient) que dans une société fortement hiérarchisée et fondamentalement injuste. Dans une telle organisation réelle, la temporalité n'est pas la même pour tous, car la valeur de la vie n'y est pas homogène. Pour Robinson, de son propre aveu, ces travaux sont une forme de folie.
<<J'entrepris ce bateau plus follement que ne fit jamais homme ayant ses sens éveillés (page 152)>>.
Ayant choisi un magnifique cèdre, il fut :
- "vingt jours à le hacher et le tailler au pied..."
- "quatorze jour à séparer à coups de hache sa tête vaste et touffue..."
- "un mois à le façonner..."
- "trois mois pour évider l'intérieur..."
Il obtint <<une belle pirogue assez grande pour recevoir vingt-six hommes, et par conséquent bien assez grande pour me transporter moi et toute ma cargaison (page 153)>>.
Mais il ne réussit ni à amener la pirogue à la mer ni à conduire la mer jusqu'à la pirogue.
<<J'en fus vraiment navré, et je compris alors, mais trop tard, quelle folie c'était d'entreprendre un ouvrage avant d'avoir calculé les frais et d'avoir bien jugé si nos propres forces pourraient le mener à bonne fin. (Robinson Crusoé, p. 154)>>.
Le délire pharaonique, qui n'est pas toujours perceptible aux historiens modernes, devient assez rapidement une évidence pour Robinson. Etant seul, il n'a pas une foule de courtisans pour lui cacher la réalité. Cet épisode nous montre que la motivation enchaîne des activités les unes aux autres, au gré de l'imagination et des anticipations, jusqu'à saturer le temps global dont la société dispose, même quand la société se résume à un individu. Cet aspect qualitatif doit être étudié aussi précisément que la répartition quantitative du "temps de travail dont la société dispose". L'Economie Politique ne peut faire abstraction de la Psychologie et celle-ci doit tenir compte de la force des pulsions, aveugles et aveuglantes.
Le même épisode peut faire l'objet de plusieurs lectures. En effet, chez Robinson, tout est à la fois économique, politique, sociologique, psychologique et naturel. Avec plusieurs siècles d'avance, il relève un défi actuel de notre humanité : <<Voeux : pour mieux comprendre et pouvoir agir, que les instituts de sciences politiques fusionnent au plus vite avec ceux de physique du globe et d'histoire naturelle (Michel Serres, "Récits d'humanisme", Le Pommier, 2006, page 129)>>.
D'une certaine manière, comme le montre cet épisode, Robinson n'échappe pas à la possibilité de ce qui, dans une économie capitaliste, serait une crise générale de surproduction. Dans son cas, comme dans celui d'une nation, il s'agit d'un emballement des anticipations. Le mécanisme d'emballement, très classique, est celui qu'illustre Jean de La Fontaine dans sa fable, "La Laitiere et le Pot au lait". Une autre formulation consiste à dire : "prendre ses désirs pour des réalités". Pour Robinson aussi, la "Loi des Débouchés" n'est qu'une limite optimale. La motivation n'implique pas la cohérence. La cohérence n'entraîne pas la pertinence. C'est pourquoi la pirogue reste au bord de la forêt, comme une friche industrielle dans la concurrence capitaliste, comme l'arsenal militaire et spatial de l'URSS vaincue par les Etats-Unis dans une course suicidaire aux armements. Le charpentier Robinson se trouve avec une production inutile, pendant que le marin Crusoé se lamente sur son malheur. Par chance, Robinson n'avait pas complètement perdu le contact avec la réalité. Il n'avait sacrifié aucune activité fondamentale à la construction de sa pirogue. Ses cultures, son élevage, leurs clôtures étaient parfaitement maintenues par ses travaux intercalaires. Ce projet insensé, cette bulle financière sans monnaie ni crédit, n'a pas remis en cause les conditions de la reproduction de son mode de vie. Après quatre ans de travail, Robinson disposait déja d'une marge de manoeuvre. <<J'aurais pu récolter du blé de quoi charger des navires ; mais, n'en ayant que faire, je n'en semais que suivant mon besoin (page 155)>>. La clef du développement de Robinson est dans son anticipation, dans son audace et, tout autant, dans la juste appréciation de ses moyens. Avant de ménager son temps, il doit ménager ses désirs. Au XXI ème siècle, devant les conséquences durables de l'industrie sur le climat, c'est à nous d'en "prendre de la graine".
Dans le cas particulier de Robinson Crusoé, nous pouvons agréger les travaux de plusieurs organisations individuelles dans le travail d'une organisation collective. Car nous pouvons considérer que Robinson pratique plusieurs métiers. Mais cette agrégation se fait toujours sur l'axe du déroulement irréversible de la journée. Il s'agit de l'axe de la diachronie. C'est le même axe que celui de la distribution du temps global. Nous pouvons parler d'une combinaison et d'une solidarité syntagmatique de ses travaux. Car Robinson réalise une première opération et une seconde opération, de telle manière que les deux opérations construisent une unité signifiante plus vaste. Ses travaux partiels sont comme des mots, combinés pour construire une phrase. Il ne suffit pas que la somme de leurs durées tienne dans une journée de Robinson, ils doivent produire un sens, pour lui. De son propre aveu, cet aspect lui avait échappé, dans l'épisode de la pirogue.
Ce que nous ne trouvons jamais, dans la vie de Robinson, c'est la simultanéité de deux opérations en deux points distincts de l'île. Contrairement au cinéma ou à la littérature contemporaine, il n'y a aucun effet de suspense dans le style de Daniel Defoe. Nous ne verrons jamais venir la sorcière en nous demandant si Blanche Neige saura la découvrir à temps. Tout ce que nous apprenons est décrit par Robinson, tel qu'il l'a découvert, réalisé, pensé ou ressenti.
Cette unité de lieu ne nous empêche pas de découper plusieurs instances dans la personnalité de Robinson : architecte, bûcheron, terrassier, marin, cuisinier, transporteur, sculpteur, lecteur, écrivain, tailleur, laboureur, chasseur, éleveur, etc. Ces instances pratiquent des métiers ou des activités différentes. Elles mettent en pratique des sémiotiques gestuelles différenciées. Elles font appel à des connaissances particulières. Elles actualisent des compétences différenciées. Elles planifient des opérations distinctes, qui se regroupent dans des syntagmes différents. Mais, dans le meilleur des cas, l'ensemble produit un seul discours. Il est harmonieux quand les instances dialoguent suffisamment. Robinson charpentier et Robinson marin étaient si passionnés, l'un par l'aventure et l'autre par la prouesse technique, qu'ils n'ont écouté ni les conseils du Robinson transporteur ni ceux du Robinson terrassier. Peut-être les instances Robinson transporteur et Robinson terrassier se sont-elles perçues minoritaires dans l'organisation Crusoé, au point de démissionner en se disant "tout le monde croit". A toutes les échelles, quand chacun croit que tout le monde croit, les conséquences sont spectaculaires. D'où, dans le cas de Robinson, une surproduction et un travail sans rapport.
Cet axe syntagmatique de la coprésence ou de la coexistence (le ET logique) n'exclut pas un axe paradigmatique de l'exclusion (le OU logique). Robinson doit faire des choix. Il envisage plusieurs hypothèses. Il pratique la réflexion et le débat interne. Mais, parmi les hypothèses simultanées, une seule s'actualise et tend à se réaliser. Il en irait tout autrement si plusieurs acteurs poursuivaient chacun leur objectif. Nous aurions "Des Marchés et des Métiers". Ce qui est le cas dans toute société plus densément peuplée.
Avec Robinson, les instances que nous pouvons distinguer ne sont pas des institutions de la sociologie. Nous avons à faire avec des instances de la psychologie. Elles sont constitutives de la personnalité de Robinson.
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o 3. Division Politique du Travail
Toujours du fait de sa solitude, la caractéristique essentielle du modèle politique de Robinson Crusoé, est l'absence de hiérarchie sociale ou politique. Nous ne retrouvons pas chez Robinson la division de la société en trois classes : Prêtres, Guerriers, Producteurs. Mais ce fait n'est pas plus facile à vivre que les solitudes technique, affective, sexuelle, pédagogique, décisionnelle ou conversationnelle. En l'absence d'événements relevant de la sociologie politique, de guerres tribales, de lutte des classes ou de guerres de religion, tout est psychologique chez Robinson Crusoé. Et l'économiste doit en tenir compte.
Pour comprendre la mise en place du système économique de l'île, nous devons analyser l'évolution psychologique de Robinson. C'est ce qui échappe aux robinsonnades des économistes et justifie l'ironie de Marx à leur égard.
De même, pour comprendre la mise en place d'un nouveau système de production, régulé par un système de prix, nous avons étudié la transformation des institutions politiques et culturelles de la société féodale. C'est l'objet du cycle "Marchés et Métiers".
Malgré sa solitude, il y a chez Robinson des activités de guerre, d'appropriation et de développement. Nous ne parlons pas de son ancienne capture comme esclave à Sallé, des intentions esclavagistes qui ont permis son naufrage, du sauvetage de Vendredi, ni des nombreuses péripéties subséquentes. La seule chose qui nous intéresse dans "Robinson Crusoé" est le concept de sa solitude organisée. Sa vie solitaire sur l'île est son épreuve décisive. Lorsque nous nous référerons à son épreuve glorifiante, celle qui lui permet d'être reconnu et de quitter l'île, ce sera pour mesurer, à travers son nouveau comportement social, le chemin parcouru en secret. Pourtant, les premières années de sa vie recluse furent marquées, au moins symboliquement, par la guerre et l'appropriation. Le fait mérite d'être souligné et compris.
Kreutznaer est un marchand de Brême, enrichi à Hull puis établi à York sous le nom anglicisé de Crusoé. Troisième fils aventureux de Kreutznaer, celui qui se nomme Robinson (patronyme de sa mère) est un enfant de la bourgeoisie montante. Sa vie est déjà tracée, dans l'économie de rente d'une Angleterre en pleine transformation. Il devrait être avocat. <<Mais mon mauvais destin m'entraînait avec une obstination irrésistible (page 25)>>. Même après deux tempêtes et deux naufrages : <<J'éprouvais toujours une répugnance invincible pour la maison paternelle (page 27)>>. D'où de nouvelles aventures, d'esclave et d'esclavagiste. Enfin, planteur de canne à sucre, au Brésil, il entrait : <<précisément dans la condition moyenne (page 49)>> qu'il voulait fuir. C'est pourquoi, dans sa <<folle inclination de courir le monde>>, il quitte sa plantation : <<pour suivre un désir téméraire et immodéré de m'élever plus promptement que la nature des choses ne l'admettait (page 53)>>. Le désir de Robinson est investi dans une recherche de l'élévation, mais pas de la manière institutionnelle où l'entendait son père.
Robinson est un homme qui veut vivre libre. Il ne supporte pas la division politique du travail dans la société. Ce désir de liberté ne se traduit pas par une volonté d'ascension sociale. C'était peut-être le cas de son frère aîné qui prit le même chemin de guerre que Barry Lindon. Tué dans les Provinces-Unies, il n'eut pas l'ascension du héros de W. M. Thackeray. Ce désir de liberté ne se traduit pas, non plus, par un désir de révolution politique. Non, Robinson se veut libre : seul ou en société. Ses dernières aventures le montreront. Il partage cette caractéristique avec une autre héroïne de Daniel Defoe, "Moll Flanders".
Même s'il est sans ambition politique, la guerre est dans ses pulsions, comme une composante psychologique. Et la vraie liberté s'acquiert par un travail sur soi. Paradoxalement, c'est dans la solitude que Robinson devra la conquérir. Quand il échoue sur le rivage de l'île du Désespoir, Robinson n'est ni libre ni en paix. Il a vécu un traumatisme. Il revit ce trauma dans ses rêves. D'autres incidents (tremblement de terre, maladie, découverte surprenante), dans lesquels il voit des signes, provoquent de douloureuses réminiscences. Il doit se libérer de l'effroi et faire la paix dans sa tête.
Échoué sur une île, Robinson est face à son désir le plus fort et le plus ancien : l'aventure et la liberté. Paradoxe. Comme le dit Karen Blixen, "parfois, pour nous éprouver, Dieu nous accorde ce que nous désirons le plus". En effet, dans le même temps, Robinson ressent une considérable frustration. Lui manquent la proximité des êtres humains et la vie en société. Robinson est pris entre le désir et la défense. Il est en proie à une profonde angoisse. Ses sentiments sont marqués par l'ambivalence :
- Il a peur de l'inconnu. Et c'est pourquoi il se barricade.
- Il espère un secours maritime. Il ne quitte pas la proximité du rivage.
En construisant sa palissade, Robinson s'érige une place forte. Il parlera de son château. Symboliquement, il fait de sa grotte un donjon. Il se prépare à résister à des attaques de bêtes, de sauvages ou de pirates. Il renforce son Moi-Peau par une cuirasse musculaire. Robinson assume, par lui-même, la seconde fonction politique, la fonction de guerrier. Robinson devient le seigneur du lieu. Mais c'est dans son imagination que se déroule ce combat.
- <<Je me croyais ainsi parfaitement défendu et fortifié contre le monde entier, et je dormais donc en toute sécurité pendant la nuit, ce qu'autrement je n'aurais pu faire. Pourtant, comme je le reconnus dans la suite, il n'était nullement besoin de toutes ces précautions contre des ennemis que je m'étais imaginé avoir à redouter (page 77)>>.
C'est surtout pour protéger son sommeil et ses rêves que Robinson a passé une année à se construire une palissade, tout en guettant le passage d'un bateau dans le champ maritime de sa vision. A la fin de sa première année, quand Robinson commence à tenir son journal, il est devenu guerrier et producteur. Il assume la fonction productive et la fonction guerrière.
Peu de temps après, à l'occasion d'une fièvre provoquée par les pluies saisonnières, Robinson reste de longs jours, presque sans manger, dans un quasi délire. C'est alors qu'il eut un terrible songe :
- <<Il me semblait que j'étais étendu sur la terre, en dehors de ma muraille, à la place où je me trouvais quand après le tremblement de terre éclata l'ouragan, et que je voyais un homme qui, d'une nuée épaisse et noire, descendait à terre au milieu d'un tourbillon éclatant de lumière et de feu. Il était de pied en cap resplendissant comme une flamme, tellement que je ne pouvais le fixer du regard... A peine était-il descendu sur la terre qu'il s'avança pour me tuer avec une longue pique qu'il tenait à la main ; et, quand il fut parvenu vers une éminence peu éloignée, il me parla, et j'ouïs une voix si terrible qu'il me serait impossible d'exprimer la terreur qui s'empara de moi ; tout ce que je puis dire, c'est que j'entendis ceci : "Puisque toutes ces choses ne t'ont point porté au repentir, tu mourras !". A ces mots il me sembla qu'il levait sa lance pour me tuer. (Defoe, page 109)>>.
Cette culpabilité, devant la statue du commandeur, surprendra le lecteur des versions enfantines du roman. Mais Robinson a un passé proche de celui de Rodrigo Mendoza, l'esclavagiste meurtrier de son frère, qui devient jésuite, dans le roman et le film "The Mission". C'est une chance pour Vendredi, qu'il n'ait pas connu Robinson trop tôt.
C'est alors que Robinson amorce une suite de réflexions épistémologiques (<<Sûrement nous avons tous été faits par quelque secrète puissance, qui a formé la terre et l'océan, l'air et les cieux, mais quelle est-elle ?>>) et de lectures salutaires (<<je pris la Bible et je commençais à lire>>) qui l'amènent à voir sa situation sous un autre jour :
- <<Le passage "Invoque-moi, et je te délivrerai" me parut enfin contenir un sens que je n'avais point saisi ; jusque-là je n'avais eu notion d'aucune chose qui pût être appelée délivrance, si ce n'est l'affranchissement de la captivité où je gémissais ; car, bien que je fusse dans un lieu étendu, cependant cette île était vraiment une prison pour moi, et cela dans le pire sens de ce mot. Alors j'appris à voir les choses sous un autre jour : je jetai un regard en arrière sur ma vie passée avec une telle horreur, et mes péchés me parurent si énormes que mon âme n'implora plus de Dieu que la délivrance du fardeau de ses fautes, qui l'oppressait. Quant à ma vie solitaire, ce n'était plus rien ; je ne priais seulement pas Dieu de m'en affranchir, je n'y pensais pas ; tous mes autres maux n'étaient rien au prix de celui-ci. (Defoe, page 118)>>.
Jusqu'à ce jour, Robinson avait vécu en état de contre-dépendance par rapport aux conseils économiques de son père et aux commandements moraux de sa religion. Il les connaissait et les ignorait à la fois. Son indépendance d'action masquait une hétéronomie de jugement. A dater de ce jour, Robinson est devenu moralement autonome. Il s'approprie enfin sa propre culture et se dote d'une éthique. Et cette appropriation, symbolique, est beaucoup plus fondamentale qu'un titre de propriété foncière comme en avait son père. Robinson se construit ses propres règles. Il a sa propre culture personnelle, son propre dialogue d'humain avec l'Univers. Cette contre-dépendance provisoire est ce que nous avons nommé <revanche de l'individu> dans le texte "Des Réseaux et des Nomades".
A ce tournant du mythe, il n'y a plus de division politique du travail sur l'île de Robinson. La même personnalité réunit les trois instances psychiques du prêtre, du guerrier et du producteur. En se préparant à la guerre, Robinson devient plus sensible aux conditions psychologiques de la paix. En s'appropriant sa culture, Robinson acquiert une autonomie à la fois morale et épistémologique. C'est alors qu'il devient capable de développer son domaine, sa culture et sa personnalité. Il assume lui-même la fonction productive, la fonction guerrière et la fonction signifiante. Bien sûr, dans sa solitude, elles prennent d'autres formes que dans la société.
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o 4. L'Organisation Crusoé
Bien que solitaire, Robinson ne vit pas dans le monisme d'une société féodale ou traditionnelle. Ne serait-ce que par son naufrage, il est un homme de la modernité. Règles sociales et coutumes ne s'imposent pas directement à Robinson. Autonome malgré lui, en proie au désespoir, il invente ses raisons et sa manière de vivre. Il organise son travail. Il ménage et aménage son environnement. Il assimile les potentialités de l'île. Il accommode ses ressources à son projet. Il pratique un mode de vie dont la caractéristique essentielle est de donner sens à sa survie. Il adopte un rythme de vie qui conditionne son temps de travail.
Robinson Crusoé est, à la fois, individu et société, homme de nature et homme de culture :
- Robinson étant la seule organisation réelle de l'île, tout le travail est le sien. Il l'organise, le divise et le dirige. C'est lui qui l'exécute. Il en bénéficie, le maintient, l'améliore.
- Unique habitant, il doit s'adapter à la réalité environnante. Il explore son île. Il fait l'inventaire progressif de ses ressources. Il évalue ses possibilités de survie. Il préserve et développe ses possibilités productives.
- Isolé, il doit reconstruire une culture personnelle. Il fait de sa lecture (Bible) un dialogue avec l'Univers. Il fait de son projet personnel un mythe collectif. En cela, il ressemble, à la fois, aux nomades primitifs (en remontant à Homo erectus, en passant par l'Homme de Néandertal), aux pionniers de la frontière américaine, aux rescapés de l'horreur et aux exclus des marchés.
Robinson ne vit plus dans le dualisme de la société anglaise qu'il a quittée. Son travail n'est pas effectué pour d'autres. Son travail est et ne peut être qu'un travail pour lui. Faute d'un propriétaire esclavagiste, il ne peut se sentir ni dominé ni humilié. Libre, il lui manque le mobile de la libération politique et celui de la justice sociale. La dialectique du maître et de l'esclave ne joue pas pour lui. Faute de voisin, il ne trouve ni dans la haine, ni dans l'envie, ni dans la jalousie, le mobile de son travail. Ni domination ni séduction. D'ailleurs, de tels sentiments, dont il n'est pas indemne, le détruiraient s'ils prennaient possession de lui. D'où cette période de délire sur laquelle nous reviendrons. Ne restent que le désir et la réalité. La production de Robinson n'est pas destinée à être vendue sur un marché. Elle ne sera pas donnée dans une communauté. Elle ne circulera pas dans un système de kula. Elle n'est pas vouée à la destruction somptuaire dans un potlatch. Aucun tabou alimentaire ne l'empêche de consommer le produit de sa propre chasse. Robinson ne peut se sentir aliéné par la perte, au profit d'un autre, du fruit de son travail. Il ne ressent d'exploitation ni directe ni indirecte. Lui seul peut donner un rythme, un contenu et un sens à son travail.
Il en va de même pour toutes ses activités : chant, promenade, nage, sculpture, décoration, lecture, repas, sieste, exploration, contemplation, méditation sur la Bible, prière du soir, mise à jour de son calendrier, sommeil. Chaque chose qu'il effectue doit avoir un sens, direct ou indirect, faute de quoi, rien ne saurait le contraindre à l'effectuer. Bien que Robinson soit englobé dans une série d'organisations potentielles plus vastes, l'organisation individuelle de Robinson n'est dominée par aucune organisation collective réelle. Le sens, la valeur, la priorité et la signification ne peuvent venir que de lui. Telle sera l'origine de son ouverture à la globalité.
A la fois prêtre, guerrier et producteur, Robinson réalise la trinité de l'homme. La vie de Robinson se développe dans une trialectique : sujet, objet, projet. Mais, précédés par l'appropriation de la culture, l'appropriation symbolique de l'île et le projet de son développement ne furent pas instantanés. La constitution de l'organisation réelle, celle que nous nommons <organisation Crusoé>, est l'histoire de la coopération des instances de Robinson pour l'élaboration d'un projet commun.
Au départ, pour Robinson, son naufrage est un accident. Pourtant, dans le parcours narratif du sujet, il est une épreuve qualifiante. Il met en contact un individu et un territoire, un sujet et un objet. Cette première épreuve est comme une seconde naissance. Elle donne à Robinson la qualité de naufragé solitaire. Mais le héros bénéficiaire ne perçoit pas la vraie nature du don. C'est pourquoi il ne reconnaît que formellement le donateur.
- <<J'étais alors à terre et en sûreté sur la rive ; je commençais à regarder le ciel et à remercier Dieu de ce que ma vie était sauvée, dans un cas où, quelques minutes auparavant, il y avait à peine lieu d'espérer. Je crois qu'il serait impossible d'exprimer au vif ce que sont les extases et les transports d'une âme arrachée, pour ainsi dire, du plus profond de la tombe (page 62)>>.
Robinson se trompe sur la nature du don. C'est l'individu Robinson qui reçoit le cadeau individuel de la vie. Seule l'organisation Crusoé, encore à venir, pourra recevoir le don ethnique de l'île, comme terrain d'activité, locus standi et lieu de développement. Mais d'autres épreuves qualifiantes doivent le préparer à recevoir ce don.
Cet état et cette action de grâce sont de courte durée. Pour Robinson, cette île est d'abord celle du désespoir.
- <<Je commençais à regarder à l'entour de moi, pour voir en quelle sorte de lieu j'étais, et ce que j'avais à faire. Je sentis bientôt mon contentement diminuer, et qu'en un mot ma délivrance était affreuse, car j'étais trempé et n'avais pas de vêtements pour me changer, ni rien à manger ou à boire pour me réconforter. Je n'avais non plus d'autre perspective que celle de mourir de faim ou d'être dévoré par les bêtes féroces (page 63)>>.
Pour que Robinson, Destinataire, reconnaisse le Destinateur et reçoive l'île comme objet, il faut qu'il cesse d'attendre un secours venu de l'océan. C'est dire l'importance de l'<épisode de la pirogue>.
- <<Je commençais dès lors à examiner sérieusement ma position et les circonstances où j'étais réduit. Je dressais, par écrit, un état de mes affaires, non pas tant pour les laisser à ceux qui viendraient après moi, car il n'y avait pas d'apparence que je dusse avoir beaucoup d'héritiers, que pour délivrer mon esprit des pensées qui l'assiégeaient et l'accablaient chaque jour (page 84)>>.
C'est dans ses représentations que l'île doit devenir un don.
S'il avait été biologiste, déformé et borné par l'idée du gène égoïste, Robinson aurait été définitivement désespéré : ses gènes n'avaient aucune chance de se reproduire par son intermédiaire. Un sociobiologiste pourrait-il imaginer une vie plus inutile ? La biologie déterministe ne suffit pas pour vivre. Pour recevoir un objet, même naturel, il faut se poser comme sujet. Cet aspect de l'humanité (de "la nature humaine") est peut-être un effet de la néoténie ou d'un défaut d'instinct.
- <<Ayant alors accoutumé mon esprit à goûter ma situation, et ne promenant plus mes regards en mer dans l'espérance d'y découvrir un vaisseau, je commençai à m'appliquer à améliorer mon genre de vie, et à me faire les choses aussi douce que possible (page 85)>>.
Robinson ne se préoccupe pas de la valeur d'échange :
- <<Après tout, mon temps ou mon labeur était de peu de prix, et il importait peu que je l'employasse d'une manière ou d'une autre (page 87)>>.
Il se consacre entièrement à la valeur d'usage :
- <<Je me fis en premier lieu une chaise et une table, et je me servis, pour cela, des planches que j'avais tiré du navire (page 87)>>.
Robinson échappe d'abord au danger de l'angoisse et de la régression. Il se donne les moyens techniques de la mémoire et de la culture. Pour cela, il lui faut s'inscrire dans la chronologie. Et l'écriture remède y participe. La chose est importante, car la tradition mentionne des exemples de naufragés solitaires ayant perdu l'usage de la parole.
- <<Ce fut seulement alors que je me mis à tenir un journal de mon occupation de chaque jour ; car dans les commencements, j'étais trop embarrassé de travaux et j'avais l'esprit dans un trop grand trouble ; mon journal n'eut été rempli que de choses attristantes. Par exemple, il aurait fallu que je parlasse ainsi : "Le 30 septembre, après avoir gagné le rivage ; après avoir échappé à la mort, au lieu de remercier Dieu de ma délivrance, ayant rendu d'abord une grande quantité d'eau salée, et m'étant assez bien remis, je courus ça et là sur le rivage, tordant mes mains, frappant mon front et ma face, invectivant contre ma misère, et criant : "Je suis perdu ! perdu !..." jusqu'à ce qu'affaibli et harassé, je fus forcé de m'étendre sur le sol, où je n'osai pas dormir de peur d'être dévoré" (page 88)>>.
La décision de tenir un journal est une date importante dans l'évolution de Robinson. Il sait pourtant qu'il n'écrit que pour lui. Robinson découvre que la lecture et l'écriture doivent jouer un rôle dans son temps. Il se donne des symboles et des repères, pour ne perdre ni la raison ni le sens de la durée. Il doit établir, instituer, fonder son temps, sa chronique.
<<Pour éviter cette confusion, j'érigeais sur le rivage où j'avais pris terre pour la première fois, un gros poteau en forme de croix, sur lequel je gravai avec mon couteau, en lettres capitales, cette inscription : J'ABORDAI ICI LE 30 SEPTEMBRE 1659. Sur les côtés de ce poteau carré, je faisais tous les jours une hoche, chaque septième hoche avait le double de la longueur des autres, et tous les premiers du mois j'en marquais une plus longue encore : par ce moyen, j'entretins mon calendrier, ou le calcul de mon temps, divisé par semaines, mois et années. (page 82)>>.
Ce poteau, symbole phallique planté dans le corps de l'île, est le premier support de son écriture. Les signes sont sculptés. La matérialité du signifiant est celle du bois lui-même. Nous trouvons ici une première trace d'un pathème bavard et encombrant, le signifiant phallus.
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o 5. L'Exploration de l'Ile
Nous avons vu que cette relation entre Robinson et son île n'apparaît pas du seul fait de son naufrage. Elle s'instaure après deux profondes crises existentielles.
- La première lui donne une mémoire du présent. Il se met à tenir son journal. Il tient le compte de ses biens (dans tous les sens du terme). Il dresse l'inventaire de ses ressources. Il construit son mobilier. Il entreprend ses premiers aménagements pour durer. Plongé en pleine nature, Robinson produit des objets culturels.
- La seconde lui donne accès aux sources de sa culture, le mythe fondateur. Il se ré-approprie un texte sacré qui est le récit fondateur de sa civilisation. En Protestant anglais, il entreprend la lecture systématique de la Bible.
- <<Quoique ma vie fût matériellement toujours aussi misérable, ma situation morale commençait cependant à s'améliorer... Il y avait près de dix mois que j'étais dans cette île infortunée ; toute possibilité d'en sortir semblait m'être ôtée à toujours, et je croyais fermement que jamais créature humaine n'avait mis le pied en ce lieu. Mon habitation étant alors à mon gré parfaitement mise à couvert, j'avais un grand désir d'entreprendre une exploration plus complète de l'île, et de voir si je ne découvrais point quelques productions que je ne connaissais point encore (page 121)>>.
Quoique pleine de surprises et d'aventures, cette exploration est un tournant dans l'histoire de Robinson.
- <<Je descendis un peu sur le coteau de cette délicieuse vallée, la contemplant et songeant, avec une sorte de plaisir secret (quoique mêlée de pensées affligeantes) que tout cela était mon bien, et que j'étais Roi et Seigneur absolu de cette terre, que j'y avais droit de possession, et que je pouvais la transmettre comme si je l'avais eue en héritance, aussi incontestablement qu'un lord d'Angleterre de son manoir (page 123)>>.
S'étant ré-approprié le discours spirituel, Robinson se sent pleinement investi du pouvoir temporel. C'est à ce moment qu'il se sent chez lui, propriétaire.
- <<Après avoir employé trois jours à ce voyage, je rentrais donc chez moi. Désormais c'est ainsi que j'appellerai ma tente et ma grotte (page 123)>>. Désormais, c'est là qu'il a ses racines.
Un an plus tard, Robinson entreprend une seconde exploration. Puis il fête, avec solennité le second anniversaire de son débarquement. Il pense que son séjour est définitif. Il est installé sur son île.
- <<Ce fut alors que je commençais à sentir profondément combien la vie que je menais, même avec toutes ses circonstances pénibles, était plus heureuse que la maudite et détestable vie que j'avais faite durant toute la portion écoulée de mes jours. Mes chagrins et mes joies étaient changés, mes désirs étaient autres, mes affections n'avaient plus le même penchant, et mes jouissances étaient totalement différentes de ce qu'elles étaient dans les premiers temps de mon séjour, ou de fait pendant les deux années passées (page 137)>>.
Dans l'appareil psychique de Robinson, le principe de plaisir et le principe de réalité sont maintenant réconciliés.
Pour lui-même, c'est-à-dire dans un sens particulier, il est à la fois prêtre, guerrier et travailleur. Assumant la diversité des trois instances, Robinson est le sujet et l'acteur de sa vie. L'île est devenue son objet, sa propriété. Non par conquête ni par héritage. Mais parce qu'il a un projet pour elle. Ni esclave ni maître, comme il fut l'un et l'autre dans le passé, Robinson est enfin un homme libre. La survie, dans l'attente d'un secours, n'est plus sa préoccupation. Il ne se contente plus de chasse et de cueillette. Il explore le champ des possibles. Il innove. Il entreprend des cultures (blé, vigne), des plantations (haies) et de l'élevage (chèvres). Au lieu de projeter ses fantasmes sur la réalité présente, il fait des projets dans la durée, tout en ayant conscience de l'inéluctabilité de sa mort et de la forte improbabilité de son départ.
L'analyse économique peut montrer de singulières relations entre les temps consacrés par Robinson à ses diverses activités. Cette analyse purement quantitative ne pourra expliquer pourquoi Robinson traverse des crises de désespoir. L'économiste quantitativiste ne peut expliquer vers quoi ni comment il sort de ses crises. L'explication qualitative est fondamentale. Car le fait que Robinson travaille au lieu de se laisser mourir, explique aussi à quoi il travaille. Il explique pourquoi, comment, en vue de quoi et combien de temps il travaille. Robinson Crusoé n'est pas un homo oeconomicus. Quand les économistes aurons compris cela, ils seront peut être devenus capables d'élaborer d'autres théories du chômage (la critique des théories existantes étant le point de départ de nos réflexions).
L'activité globale de Robinson donne sens à chaque activité partielle. Plus exactement, le sens global et le sens partiel forment un système.
- Ce système est en partie sémantique. Robinson lit la Bible qui le maintient en contact avec sa langue maternelle et son système de valeurs. Robinson médite et se tient des discours à lui-même.
- Ce système est en partie sémiotique. Robinson n'a pas toujours besoin de verbaliser. Mais il doit réapprendre tous les gestes de la vie quotidienne. Il les adapte à son environnement. Il les conçoit en relation avec son outillage.
- Ce système est toujours symbolique. C'est ainsi que Robinson élabore sa nature, sa culture et sa société.
Il place, imaginairement, symboliquement et gestuellement, son activité dans un processus plus global. Il construit, en actes, le récit de sa vie. Personne ne le fait pour lui, ni par force, ni par ruse, ni par intérêt, ni par jeu, ni par amour.
La globalité la plus proche et la plus évidente est celle de l'île. Elle constitue le domaine d'activité de Robinson. Mais elle est prise dans l'organisation potentielle ou le système de l'Océan.
Robinson ne crée pas la globalité ambiante. Il doit la reconnaître et l'accepter comme plus durable que lui. En cela, elle le transcende. Pourtant, Robinson détient le sens de celle-ci. Non pas un sens objectif, éternel, définitif. Si Robinson donne un sens à cette globalité, c'est dans la mesure où cette globalité a un sens pour lui. La signification qu'il attribue à son île est un pari (peut-être pas de type pascalien).
En même temps qu'il élabore un projet de vie pour lui-même, Robinson envisage une action dans son île. Robinson formule un ensemble d'hypothèses sur le comportement du système de l'île. Ces hypothèses sont les axiomes de son projet de vie. "L'île du Désespoir" devient "L'île de Robinson".
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o Conclusion
L'île est une organisation potentielle ou un système qui englobe l'organisme de Robinson. L'île n'est pas une organisation délibérée quand Robinson y accoste. Les forces qui s'y meuvent n'obéissent à aucune intentionnalité. Robinson, par son projet dans l'île, par son projet pour l'île, fait de celle-ci une organisation.
Dans une société cloisonnée et conflictuelle, nous participons, bon gré mal gré, à des délires collectifs. Ces discours cohérents, mais sans pertinence, sont parfois durables. Le délire d'un groupe est le garant de la normalité d'un autre. Exclu de la société, Robinson ne peut pas donner n'importe quel sens à son activité. Il ne peut pas tenir très longtemps dans le délire individuel. La pertinence est plus urgente pour lui que pour tout autre individu. Il ne peut pas compter sur d'autres hommes, même pour les combattre ou pour les détester. Il doit dépasser le modèle de la persécution. Comme il n'est pas en société, cette haine se retournerait contre lui, par conversion somatique. En effet, la percolation des émotions est très rapide dans la société qu'il constitue à lui tout seul ! C'est pourquoi, tout en assumant pleinement la fonction productive, Robinson a du assumer et dépasser la fonction guerrière, en assumant la fonction signifiante. C'est ainsi que Robinson accède au modèle de la responsabilité.
Robinson limite ses ambitions à ce qu'il peut faire, seul, au cours de sa vie. Il s'assigne un horizon économique, il parie sur une espérance de vie. Choisir la cueillette ou la culture, la chasse ou l'élevage, c'est choisir un mode de travail. C'est aussi choisir une espérance de vie. C'est se mettre, ou non, à l'abri d'une pénurie saisonnière. Choisir la capture ou la domestication animale, et, plus tard, avec Vendredi, l'esclavage ou la coopération humaine, c'est choisir un mode de travail. C'est, en termes de probabilités, prendre ou non le risque de la fuite ou de la révolte. C'est aussi choisir un mode d'appropriation et un type de socialité.
Comme Robinson ne peut découvrir les possibilités de l'île qu'au fur et à mesure de son exploration productive, il doit réviser périodiquement ses ambitions (de production locale, comme d'évasion maritime). Chaque révision est une remise en cause de son mode, de son cadre et de son espérance de vie.
Dans les textes suivants, nous étudierons la manière dont Robinson s'approprie les forces naturelles de l'île et réalise son développement économique et personnel. Nous analyserons le "Progrès Technique" de Robinson comme un changement dans l'affectation de son temps global. Puis, en généralisant à la société, nous pourrons définir un développement spontané ou décentralisé comme la percolation signifiante d'un ensemble d'investissements ou la production d'un récit collectif.
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o Auteur
Créé le 17 Mai 1996
Modifié, le 25 Février 1998, le 30 Octobre 2002, le 14 Novembre 2006, le 11 Mai 2008
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o Suite
lilerobi : Ile Robinson. "L'île de Robinson"
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o Précédent
econtemp : Economie Temps. "Economie du Temps"
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o Bibliographie
Vie et aventures de Robinson Crusoé
Daniel Defoe
Traduction de Pétrus Borel
Edition Maxi-Poche, Classiques étrangers
Bookking International, Paris, 1996
Tome 1, 348 pages
Tome 2, 315 pages
"Le Facteur temps ne sonne jamais deux fois"
Etienne Klein
Flammarion
Collection "Nouvelle Bibliothèque scientifique"
Paris, 2007
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o Définitions
Les termes en gras sont tous définis sur le cédérom encyclopédique.
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