Travail amoureux

(a) Quand Robinson Crusoé échoue sur l'île du Désespoir, il n'y a pas la moindre organisation sociale pour le conditionner ou pour le porter. C'est lui qui va construire l'organisation Crusoé, comme une instance psychique autant que comme une institution sociologique. Elle sera le lieu où s'effectuent les parcours solidaires de son hominisation et de sa socialisation.

(b) Nous savons que ce parcours désirant, caractéristique de l'homme moderne, commence par la question : quel sera mon projet dans le monde ?

(c) Nous proposons le terme de <travail amoureux> pour désigner cette synthèse de l'amour et du travail. C'est ce que François Couplan nomme son <travail/plaisir quotidien>.

- <<Bien que né à l'ombre de la Tour Eiffel, je suis tombé dans les plantes quand j'étais petit... Ça ne fait pas mal, bien au contraire : j'en ai retiré d'immenses bonheurs. À commencer par ces émotions intenses qui m'assaillaient lorsque, enfant, je récoltais avec mes parents dans les Alpes de Savoie des girolles au parfum d'abricot dont j'allais porter les délicats boutons dans le panier de ma mère - avec bien en vue le régal de l'omelette baveuse et parfumée dont nous allions nous délecter. Si je ne suis pas né gourmand, je le suis vite devenu... La suite était peut-être facile à prévoir. Les études de mathématiques me paraissaient bien arides, déconnectées de la réalité, et la musique rock impliquait un mode de vie pas toujours très sain. Je devais donc fatalement revenir un jour à mes premières amours, les plantes et la nature. Deux rencontres avec des octogénaires passionnés allaient me mettre sur la voie : celle d'un botaniste-poète dans les Vosges, mon maître en botanique, puis d'un oncle végétarien avec qui je parcourus longuement les environs de Sisteron à la récolte des légumes sauvages. La gourmandise aidant je me mis en demeure d'explorer systématiquement les qualités nutritives et les saveurs inédites des végétaux européens. Puis américains, puisque, après un an passé en Corse, je passai dix années de ma vie de l'autre côté de l'Atlantique à sillonner les espaces immenses de l'Ouest sauvage des États-Unis. A mon retour en France, ma rencontre avec Marc Veyrat fit vibrer intensément ma fibre gourmande et l'appréciation des plantes sauvages comestibles prit dès lors une toute autre dimension. Je pénétrai un monde de saveurs folles que je n'avais fait qu'effleurer en vingt ans de travail/plaisir quotidien (il manque un mot dans notre langue pour décrire cette façon dont je vis l'occupation de mon temps...). Par ailleurs, le soutien moral d'Yves Coppens me donna l'envie et les moyens de faire reconnaître mes travaux par le Diplôme de l'École Pratique des Hautes Études puis par le doctorat du Muséum National d'Histoire Naturelle. Mais ma découverte du monde végétal est loin d'être finie. Car j'ai entrepris d'explorer le monde à la recherche des végétaux qui s'y consomment, dans les différentes cultures qui peuplent la planète. Depuis une dizaine d'années bien comptées, les découvertes ont été riches - souvent éblouissantes, parfois un peu étranges, il faut aussi le reconnaître, mais généralement extrêmement stimulantes. Au point qu'il m'est difficile de me retrouver dans la cuisine occidentale de tous les jours, généralement peu passionnante : il nous reste tellement à apprendre ! (François Couplan, ethnobotaniste, document du web)>>.

(d) Après et avant beaucoup d'autres exclus de la filiation, de l'alliance et du marché, Robinson invente une synthèse de ce que la société s'efforce de séparer le plus méthodiquement possible : "dodo, boulot, métro".

(e) Personne, autant que Robinson, n'a du concilier principe de plaisir et principe de réalité. Enfermés dans leurs sociétés, ni Kant, ni Hegel, ni Karl Marx n'ont pu résoudre ce problème.

(f) Citation :

- <<L'énigme de l'histoire ne réside pas dans la Raison, mais dans le Désir, non dans le travail, mais dans l'amour. La pensée de Freud apparaîtra plus clairement si on la confronte avec celle de Marx. Le marxisme pose pour axiome que l'essence de l'homme est le travail. Freud ne reproche pas au marxisme de mettre l'accent sur l'importance du "facteur économique" dans l'histoire, il le félicite au contraire "d'avoir si bien pénétré l'influence déterminante exercée par les conditions économiques sur les réactions intellectuelles, éthiques et artistiques de l'homme". Pour Freud, le travail et la nécessité économique sont l'essence du principe de réalité ; mais l'essence de l'homme ne réside pas dans le principe de réalité, mais dans les désirs inconscients refoulés. Peu importe la rigueur avec laquelle les nécessités économiques pèsent sur lui, il n'est pas, dans son essence, homo oeconomicus ou homo laborans ; peu importe l'âpreté de la lutte qu'il doit mener pour gagner son pain : l'homme ne vit pas seulement de pain. ("Eros et Thanatos", Norman O. Brown, page 31)>>.

(g) Seul Wilhelm Reich s'était approché d'une telle formulation :

- <<Nous disons que le rapport de l'homme à son travail, si ce dernier lui fait plaisir, est un rapport "libidinal" : comme il y a une relation étroite entre le travail et la sexualité (au sens le plus large du terme), le problème du rapport de l'homme à son travail est en même temps un problème relevant de l'économie sexuelle des masses humaines ; l'hygiène du processus de travail est tributaire de la manière dont les masses humaines utilisent et satisfont leur énergie biologique. Le travail et la sexualité puisent à la même source d'énergie biologique. (La Psychologie de Masse du Fascisme, Wilhelm Reich, page 253)>>.

(h) Freud est proche de cette définition, quand il s'intéresse à l'Art ou au mot d'esprit.

- <<Le mécanisme névrotique implique le refoulement et suppose que le conscient ferme pour ainsi dire les yeux, l'automatisme psychique se déclenchant alors nécessairement. L'art n'oblige pas le conscient à fermer les yeux, ignore le refoulement et accède à une certaine liberté. De plus, en libérant les instincts, l'art parvient à créer un plaisir positif refusé aux rêves et à la névrose. Les rêves sont des fantasmes d'accomplissement du désir ; les symptômes névrotiques sont les substituts des plaisirs défendus, mais en tant que compromis, ils ne procurent jamais la satisfaction. L'art n'étant pas un compromis avec l'inconscient, ni au sens cognitif ni au sens libidinal, permet une satisfaction positive et ne peut être simplement classé, ainsi que Freud l'a fait par la suite avec les rêves et les névroses, parmi les «gratifications substitutives». C'est du moins ainsi que j'interprète la définition que donne Freud dans le Mot d'esprit : «Le rêve sert surtout à épargner le déplaisir, l'esprit à acquérir le plaisir ["Le Mot d'esprit", op. cit., page 209].» Cette définition doit être comprise à la lumière de la distinction établie par Freud entre le simple fait d'éviter la douleur et un bonheur positif, distinction qui lui fait dire que l'amour «ne se contente pas d'ailleurs d'éviter la souffrance, ne se limite pas à ce but assigné par la fatigue et la résignation ; il passe outre, bien plutôt, sans lui prêter attention, et maintient fermement la tendance primitive et passionnée à réaliser un bonheur positif ["Malaise dans la Civilisation", op. cit., page 20]». L'art nous procure ce plaisir positif dans la mesure où il atteint le but qui doit toujours rester celui de l'humanité : le jeu conscient. Freud a vu que la catégorie du jeu conscient permet d'établir la distinction définitive entre les rêves et la névrose d'une part et l'art d'autre part, ainsi qu'il l'exprime dans la formule suivante : «Le rêve demeure toujours un désir, l'esprit un développement du jeu ["Le Mot d'esprit", op. cit., page 209].» (Norman O. Brown, "Eros et Thanatos", Denoel, Paris, 1972, pages 89-90)>>.

(i) Voir Besoin d'activité. Division politique du travail. Division sexuelle des émotions. Division sexuelle du travail. Libération culturelle. Monde du travail. Monde de l'amour. Monde de la guerre. Refoulements de l'individu.

(j) Lire "Initier Méditation". "Mise Mutuelle". "Oedipe Robinson". "Trois Niveaux".

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Auteur. Hubert Houdoy Mis en ligne le Mardi 27 Mai 2008

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