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Quel Oedipe pour Robinson ?


Ce document est la suite de Une lecture familiale d'Oedipe
* Plan

Introduction

1. Solitudes

2. Fractalité de l'organisation Crusoé

3. Travail et amour

4. Travail amoureux

5. Culture naturelle

6. Représentations de Robinson

7. Amour de Robinson

Conclusion


* Introduction

L'attitude de Robinson à l'égard des indiens, des espagnols ou des anglais qui abordent sur son île pendant la dernière période de son séjour témoigne d'une très grande humanité. Comment Robinson a-t-il réussi à développer un tel sens de l'hospitalité? Son type d'appropriation tranche avec les normes de la société de Daniel Defoe. Quelle relation Robinson entretient-il avec son île, pour en arriver à cette attitude atypique que nous appelons l'hospitalité de Robinson? Quelle forme de socialisation invente-il pour surmonter l'abandon et le désespoir?

Si chaque totalité est synonyme d'exclusion marginale, toute exclusion massive est génératrice d'utopie. Car les exclus, pour survivre, doivent bien être ailleurs, en quelque lieu.Mais tous les mouvements utopiques n'aboutissent pas à des projets réalistes. Le projet de Spartacus a échoué. Ceux de Robert Owen et de Fourier ont eu un début de réalisation. Certains mouvements, certains individus, préfèrent systématiquement "le pays de nulle part". C'était le cas pour Thomas More. C'est celui de Peter Pan. Mais telle n'est pas la problématique de Robinson Crusoé. Son attitude est réaliste et pragmatique. Elle est utopique en ce qu'elle change radicalement le lieu social. De la filiation et du marché où elle se situait, Robinson déplace la surface d'inscription de la société vers la nature. C'est ainsi qu'il instaure ou restaure une culture naturelle.

Par le naufrage, comme d'autres le sont par la faillite, le licenciement, le divorce, la maladie ou d'autres formes d'exclusion du lieu social, Robinson se trouve à l'écart de la filiation, de l'alliance et du marché.

Il est exclu de deux formes de socialité ou de deux lieux sociaux. Ceux du travail et ceux du non travail. Quelle leçon peuvent en tirer les naufragés des marchés contemporains?


* 1. Solitudes

Robinson se retrouve seul. Mais, dans la vie sauvage, il est au contact d'une nature, déjà-là et toujours-là. Ainsi, malgré l'indéniable solitude sociale, il lui reste la double possibilité d'hominisation par le travail et par l'amour. A dire vrai, après une période de désespoir, Robinson ne souffre pas de la solitude psychologique. Cette véritable solitude est celle de l'exclu qui, entouré par la foule ou ses semblables, ne peut pas compter sur la solidarité.

L'individu Robinson a toujours les mêmes caractéristiques biologiques et culturelles que s'il vivait comme marchand sur les mers du monde, comme avocat rentier à Hull, comme esclave des Maures à Sallé ou comme planteur de canne à sucre au Brésil. Le vaste monde n'a pas changé du seul fait que Robinson ait fait naufrage sur une île déserte. Parmi les trois niveaux d'organisation, celui qui a changé, c'est l'organisation réelle, le niveau intermédiaire. Quand Robinson échoue sur l'île du Désespoir, il n'y a pas la moindre organisation sociale pour le conditionner ou le porter. Il construit l'organisation Crusoé, comme une instance psychique autant que comme une institution sociologique. Cette organisation réelle est le lieu social où s'effectuent les parcours solidaires de son hominisation et de sa socialisation.

Nous savons que ce parcours désirant, caractéristique de l'homme moderne, commence par la question: quel sera mon projet dans le monde?. Nous proposons le terme de travail amoureux pour désigner cette synthèse de l'amour et du travail. Après beaucoup d'exclus de la filiation ou de l'alliance et avant beaucoup d'exclus du marché, Robinson invente une synthèse de ce que notre société s'efforce de séparer: travail et non-travail.


* 2. Fractalité de l'organisation Crusoé

Remarquons d'abord que Robinson (zoon politicon) ne trouve aucune motivation sociale pour ses activités. La jalousie, la haine, l'envie, la cupidité, la vengeance, la domination ou la séduction lui sont rigoureusement impossibles. Nous avons vu que la division politique du travail lui est tout autant inaccessible. La solitude de Robinson est une solitude sociale. Il doit trouver la motivation en lui-même. Cette motivation vient de son seul univers idiolectal. Tant que Robinson sera motivé et en contact avec la nature, sa solitude sociale ne sera pas une solitude psychologique. Et la différence est d'importance.

Quelle est cette motivation? Elle dérive d'une relation de reconnaissance. Celle-ci commence par la gratitude d'avoir eu la vie sauve, dans ce naufrage où périrent tous ses compagnons. Ainsi s'instaure un dialogue entre Robinson et le Destinateur. Il le nomme "Dieu". Ce dialogue intérieur suppose une intériorisation de valeurs qui, jusqu'à ce jour, étaient restées étrangères ou in-différentes à Robinson. Robinson différencie ses instances au fur et à mesure qu'il intériorise ou assimile d'autres points de vue que le sien préalable. Par cette intériorisation, Robinson devient plus intime avec certaines représentations. Il devient plus apte au dialogue et à la compréhension. Bénéficiaire d'un don naturel qui le qualifie comme être humain, Robinson est pris dans une communication contractuelle. Elle se déroule comme une histoire. Et nous constatons qu'il s'agit d'une histoire d'amour avec la nature. Un rapport de présupposition réciproque fait, de Robinson et de la nature, le héros et le Destinateur d'une narration. Grâce à quoi, notre héros n'est pas seul.

Mais il ne s'agit pas d'une communication entre deux entités: Robinson et la nature. Nous sommes loin de la théâtralité instaurée par le spectacle social du signifiant phallus. Ni Robinson ni la nature ne sont des totalités dans cette relation. On ne peut parler de totalité que pour ce qui n'a pas d'intériorité. Les seules totalités sont des objets finis et limités. La nature n'est pas dans une relation d'extériorité avec notre héros. Robinson est certes en contact avec la nature externe, représentée par l'île et ses ressources, mais il est aussi en contact avec sa propre nature, interne, humaine, fractale, complexe. Dans les deux cas, il s'agit des mêmes machines désirantes, tantôt perçues dans leur apparence externe, tantôt ressenties comme pulsions ou représentations internes.

Pour Robinson, c'est toute la machine sociale de codage des flux, mise en place par la prohibition de l'inceste, qui se trouve en panne. Dans la solitude de l'île, elle ne réussirait pas à produire des groupes (lignages) délimités et exclusifs. De plus, le contact de Robinson avec la nature se situe à un extrême degré de finesse. Il doit agir avec beaucoup de détails. La relation de Robinson et de la nature est très intime. Robinson ne peut se satisfaire de généralités. L'efficacité et la sécurité de son action exigent toujours une grande précision. Cette intimité est favorable à l'intériorisation des formes de la nature. Robinson est donc sensible à la fractalité des objets naturels. Et, en l'absence de division du travail, cette finesse s'applique simultanément à toutes les dimensions de son existence. Il ne peut pas y échapper. Aucune représentation alternative ne peut s'imposer à son attention. Si chacune de ses représentations est une conjecture, elle trouve fréquemment, dans son contact pratique avec la nature, l'occasion de sa réfutation. C'est ce que nous pouvons nommer: la contrainte de pertinence de Robinson. Robinson peut s'enfermer dans le délire individuel ou travailler à la pertinence de ses représentations. Il ne peut subir le délire collectif des conventions ou des idéologies normatives.

Reconnaître la fractalité de la nature, c'est aussi reconnaître la complexité de chacun de ses objets. Dans son esprit, pour organiser son travail, Robinson entretient une représentation de chaque objet. Pour élaborer ses projets, il fait communiquer ces représentations. Un dialogue s'établit entre elles. Elles sont des instances psychiques dans son esprit. Ces représentations forment une organisation sémiotique.

Nous appellerons fractalité d'une organisation, décentralisée ou fortement connexe, la propriété de chacun de ses membres de contenir des représentations internes des autres membres avec lesquels il est en relation. Le système de représentations de chaque membre a donc un degré de complexité proche de celui de l'organisation réelle elle-même. Bien sûr, la faible redondance de chaque représentation individuelle et le faible degré de résolution de ces représentations ne font pas de chaque individu un substitut de l'organisation réelle globale. Mais quelques individus ont des chances non négligeables d'essaimer et de reproduire une organisation réelle du même type.

Le degré de complexité de l'organisation Crusoé, totalement située dans le cerveau de l'individu Robinson pendant les dix-sept années de sa vie solitaire, implique que le nombre de ses instances psychiques soit comparable au nombre d'institutions ou de rôles que pourrait comporter une organisation réelle, similaire, mais au peuplement plus dense. La structuration d'un élément est du même type que la structuration de l'ensemble. Cette propriété fractale est courante dans les objets et organismes naturels. Il est plus facile d'imprégner un élément de la culture de l'ensemble. C'est le rôle de l'initiation. Il est aussi possible, à quelques éléments, de reproduire la structure initiale, après une séparation volontaire (essaimage), forcée (guerre) ou catastrophique (épidémie, inondation, incendie). Cette caractéristique est justement démontrée par l'hospitalité de Robinson: cette facilité avec laquelle Robinson peut accueillir des immigrants pendant son épreuve glorifiante, c'est-à-dire dans la dernière période de sa vie sur l'île. Cette propriété d'homomorphisme et d'essaimage est celle des organisations nomades de nos lointains ancêtres. Des groupes, relativement restreints, n'ont cessé d'essaimer, pendant toute la phase de diffusion de l'humanité des alentours d'Olduvai ou de la dépression de l'Afar (lieu de découverte de Lucy), vers la quasi totalité des terres émergées de la surface de la Terre.

C'est la complexité de l'organisation Crusoé, elle-même, qui fait que la solitude sociale indéniable du naufragé ne sera pas définitivement une solitude psychologique. Et c'est ce mécanisme, central dans le mythe de Robinson, que nous devons expliquer par le concept de l'organisation Crusoé.


* 3. Travail et amour

Nous avons vu comment Robinson organise son appropriation pour échapper à la possession. Le vagabond des mers est devenu un héros civilisateur, un travailleur infatigable. Comme pour Cyrano de Bergerac, son frère en héroïsme, ce travail précis, méthodique, obstiné n'empêche pas l'amour. Loin de là.

Comment se combinent amour et travail dans l'activité de Robinson?

Pour comprendre ce point, il nous a fallu remonter aux sources du tissu social. Nous avons compris le pouvoir masculin et le refoulement ethnique du rapport de complémentarité à la nature. Nous avons vu comment un lieu social masculin se construisait par le refoulement des représentations de la nature. Nous avons trouvé l'origine de l'association symbolique mère-nature. Nous avons compris la minoration des forces naturelles et l'infériorisation concomitante des représentations féminines. Ce pouvoir masculin auto-prophétique concerne à la fois la sphère du travail et celle du non-travail ou de l'amour. L'échange des femmes nie l'amour interindividuel. Il en fait des réserves de valeur dans le groupe ou des objets d'alliance entre les groupes.

Le pouvoir masculin conditionne les deux sphères, travail et non travail:

Dans l'une et l'autre sphère, l'action de la nature est méconnue par une stratégie de l'ignorance.

A l'inverse, Robinson échappe aux conditionnements sociaux de son travail amoureux. Il est loin des cadres familiaux de sa production désirante. Bien au contraire, la nature est sa seule compagne. Pour Robinson, c'est la relation avec la nature qui prime. Elle est plus que vitale. Elle occupe tout le champ psychique. Elle occupe tout le champ sociologique. Loin de la réduction à une matière première, la nature est perçue, par Robinson, comme une réalité complexe. Cette nature lui est simultanément interne et externe. Le travail est la composante de son activité qui vise la mise en valeur de la nature externe. L'amour est la composante visant la mise en valeur de sa nature interne.


* 4. Travail amoureux

En regroupant les deux composantes de l'activité de Robinson, qu'entendons-nous par travail amoureux dans sa relation avec la nature?

Voltaire avait probablement une vision riche de ce travail amoureux. Il écrivait: "Le travail éloigne de nous trois grands maux: l'ennui, le vice et le besoin". Prendre le terme <travail> dans son sens réducteur donnerait à cette sentence une tonalité puritaine. Lui donner le sens de <travail amoureux> permet de comprendre les deux processus de l'appropriation objective et de la possession délirante. La trialectique (sujet, objet, projet) illustre ce point:

A l'opposé, en évitant ces deux écueils, par son double projet de mise en valeur, Robinson se rapproche de cet amour du réel, de cette réconciliation du désir et de la réalité, qu'est l'allégresse.


* 5. Culture naturelle

Pourquoi Robinson est-il devenu sensible à la non-séparabilité de la nature interne et de la nature externe? Nous avons vu par quel arbitraire la prohibition de l'inceste instaure une machine sociale capable de réaliser un codage des flux, dans le groupe et entre les groupes. Par la filiation (interne) et l'alliance (externe), l'ethnie se constitue en totalité. Plus tard, nous retrouvons cette machine sociale qui planifie le travail (interne) dans l'entreprise citadelle et fait circuler les marchandises (externes) sur le marché.

Pour Robinson, qui échappe durablement à la filiation et à l'alliance, il n'y a pas d'opposition ni d'extériorité entre nature et culture. Cette opposition paradigmatique, cette catégorie sémiotique, cette base sémantique de l'univers sociolectal, n'a plus cours pour lui. Son univers personnel est régi par l'opposition réelle vie/mort. Il ne connait pas l'opposition, somme toute arbitraire, nature/culture. A l'inverse, l'ethnie s'efforce de masquer l'opposition de la vie et de la mort. Elle refoule la représentation de la mort naturelle, par la sépulture. Elle impose la hiérarchie de la culture masculine, le verbe, sur la nature féminine, la chair.

Certes, la culture humaine est dans l'esprit de Robinson, pas dans les rochers de la plage. La nature, comme matière première, est sous ses pieds. Bien sûr, l'île est déjà-là, comme système physique, quand Robinson arrive. Avec la fonction sémiotique et quelques outils de la civilisation, Robinson apporte ce qui permet d'agir sur le déjà-là et de comprendre le toujours-là. Mais, justement, ce qu'il apporte va s'user (fer, plomb), se transformer (représentations), se montrer inadéquat (pièces de monnaie) ou devenir inutilisable (vêtements). Il va devoir, progressivement, remplacer tout cela. Le système des rôles sociaux, les fonctions politiques, si prégnantes dans la société, n'ont plus d'action sur lui. Leur conditionnement sur les représentations va s'estomper dans l'esprit de Robinson. Il doit assumer tous ces rôles. Les instances de son psychisme en sont modifiées.

Pour Robinson, le rapport avec la nature est quotidien, permanent, précis, pratique, minutieux. Il est une question de vie ou de mort. Le rapport avec les hommes, le spectacle social, est bien ténu. Cela entraîne des conséquences considérables. Le système de représentations, bientôt propre à Robinson, s'écarte chaque jour de celui qu'il avait à son arrivée sur l'île. Jamais fils n'aura poussé si loin le le meurtre du père en produisant son propre discours, hors de la tradition orale paternelle. Robinson en a confusément conscience, quand il s'adresse à son Destinateur. Il se le représente comme le Père éternel, le Père de la série de tous les pères.

"J'adressai à Dieu d'humbles et sincères actions de grâces de ce qu'il lui avait plu de me découvrir que, même dans cette solitude, je pouvais être plus heureux que je ne l'eusse été au sein de la société et de tous les plaisirs du monde; je le bénis encore de ce qu'il remplissait les vides de mon isolement et la privation de toute compagnie humaine par sa présence et par la communication de sa grâce, assistant, réconfortant et encourageant mon âme à se reposer ici-bas sur sa providence, et à espérer jouir de sa présence éternelle dans l'autre vie. Ce fut alors que je commençai à sentir profondément combien la vie que je menais, même après toutes ses circonstances pénibles, était plus heureuse que la maudite et détestable vie que j'avais faite durant toute la portion écoulée de mes jours. Mes chagrins et mes joies étaient changés, mes désirs étaient autres, mes affections n'avaient plus le même penchant, et mes jouissances étaient totalement différentes de ce qu'elles étaient dans les premiers temps de mon séjour, ou de fait pendant les deux années passées. (p. 137)".

L'heureux mortel ! Tandis que le pouvoir masculin et la prohibition de l'inceste avaient instauré une séparation radicale et une hiérarchie entre la culture et la nature, tout le travail amoureux de Robinson consiste à se construire une culture naturelle.


* 6. Représentations de Robinson

Pour survivre, loin des divisions du travail, les nouvelles représentations que se donne Robinson doivent être personnelles, cohérentes, pertinentes, pratiques et fiables.

Robinson ne peut se laisser porter par la routine, l'habitude, l'inertie et le conformisme du délire collectif:

Pour Robinson Crusoé, les processus biologiques, hydrauliques, géologiques, marins et climatiques de l'île du Désespoir, doivent être interprétés. Cette contrainte d'interprétation, liée à sa propre survie, implique une double attitude, une double dynamique, à l'égard de l'île:


* 7. Amour de Robinson

Ce double mouvement d'assimilation et d'accommodation est celui du développement de l'intelligence (compétence cognitive) et des connaissances (performance cognitive) de l'individu Robinson. Dans ce processus, le sujet est encore Robinson et la nature externe n'est que l'objet du savoir. Une opération de décentration est nécessaire pour que l'organisation Crusoé prenne à la fois la nature externe de l'île et la nature interne de l'humanité de Robinson comme thème d'étude et comme projet d'action. Ce changement de point de vue s'opère avec l'épisode de la pirogue.

Robinson découvre que son échec résulte autant d'un défaut de dialogue entre ses propres instances psychiques que d'une mauvaise appréciation de ses forces par rapport à celles de la nature. Cette expérience ponctuelle est renforcée par l'épuisement des ressources héritées de la civilisation anglaise. "Il y avait déjà si longtemps que j'étais dans l'île, que bien des choses que j'y avais apportées pour mon soulagement étaient ou entièrement finies ou très usées et proche d'être consommées (Defoe, p. 159)". C'est là que Robinson comprend l'inanité de la rente et celle de la monnaie sur son île. Ces formes d'appropriations n'existent que dans la division politique, la division sociale et la division technique du travail. Toutes sont interdites sur l'île déserte et maintenant dépassées dans l'esprit de Robinson.

La propriété privée n'a plus de sens pour lui. C'est alors que Robinson se situe sur le fil d'un rasoir: libre et responsable de choisir, entre le versant de la réalité externe subie et celui de la réalité interne construite. "En un mot, si d'un côté ma vie était une vie d'affliction, de l'autre c'était une vie de miséricorde (p. 159)". Ce travail gestuel externe et ce dialogue sémantique interne sont le projet de l'organisation Crusoé.

Cette organisation réelle, bien qu'unipersonnelle et localisée, ne se confond ni avec l'individu Robinson ni avec l'île de Robinson. Elle introduit une décentration affective et cognitive, une distance entre Robinson et lui-même. Elle instaure une médiation entre Robinson et ce qui devient son île, sans être sa propriété. Elle situe Robinson dans une historicité qui n'est pas la linéarité factice de la filiation. Nous développerons ce point dans un document dédié à la temporalité.

Cette historicité est plutôt une anticipation de cette communication intergénérationnelle, y compris avec les générations très lointaines concernées par nos déchets nucléaires, que, depuis la Conférence de Rio de Janeiro, l'humanité cherche sous le vocable de développement durable. Car Robinson développe amoureusement son île sans aucune certitude d'y avoir une descendance et en renonçant à tout pouvoir de domination sur ce territoire. Dès que nous cessons de considérer la planète Terre comme notre propriété, dès que nous ne considérons plus nos enfants comme nos objets, la Terre devient la médiation entre eux et nous. Nous retrouvons l'intuition du dialogue incestueux de chaque génération avec la nature. C'est donc l'île aménagée qu'il considère comme sa descendance naturelle, sa filiation naturelle. Dans l'expression <île de Robinson>, la copule <de> ne marque plus une relation de possession, dans un sens ni dans l'autre, mais une relation de développement réciproque, de mise en valeur mutuelle ou d'attachement affectif que nous appellerons l'amour de Robinson.

L'Oedipe de Robinson est donc son amour pour la nature. Pour cet Oedipe moderne, la nature est, non seulement sa mère et sa femme comme Jocaste, mais encore sa fille, comme Antigone.

C'est ainsi que, grâce à l'organisation Crusoé, l'île devient un système sémiotique naturel, au même titre que l'anglais, la langue naturelle de Robinson. Ce dialogue avec la nature interne et externe, ce projet d'intelligibilité, est constitutif de la démarche scientifique, mais sans le clivage des disciplines. Sans la coupure des producteurs du savoir et des spectateurs de la technique. Dans le cas de Robinson, qui assume les trois fonctions politiques faute de division politique du travail, la distance sémiotique est tout sauf une aliénation à soi-même. Car elle n'est pas une distance sociale. Au contraire, indemne du délire de possession, Robinson est enfin libre, sujet et acteur. La méditation lui permet de se distancier de son ego. Il se trouve à égal distance, observateur neutre de la nature externe et de lui-même.

Directement connectée à son action pratique, cette relation à la nature est une relation de sujet à sujet. L'homme et la nature sont conçus comme une globalité discontinue. Ils ne sont pas des totalités opposées comme dans la lutte contre la nature. Ils ne sont pas une totalité continue comme dans une vision holiste de l'Univers. Cette relation n'est pas spontanée puisqu'elle implique une maturation de l'homme. Elle ne s'instaure qu'avec un certain développement du processus d'hominisation. Elle ne peut regrouper tous les hommes dans une continuité imposée et une identité totalitaire. Cette relation consciente, volontaire, délibérée, s'apparente à un projet d'amour. Il s'agit d'accepter l'autre, de le comprendre, pour vivre, évoluer et se développer durablement avec lui. A l'opposé du pouvoir masculin et de la prise de possession de l'île, Robinson prend le contre-pied de Laïos. Au lieu de la trahir, il développe l'hospitalité comme une vertu. Rétablissant la productivité de la nature, l'hospitalité de Robinson discrédite le spectacle du signifiant phallus. On peut difficilement imaginer meurtre du père plus complet. Les hommes qui constituaient l'héliée, le tribunal populaire d'Athènes, firent boire la ciguë à Socrate pour bien moins que cela.


* Conclusion

Nous avons amorcé ce long détour par Oedipe en nous demandant comment Robinson évitait la dépression, la mélancolie, la névrose d'abandon et les autres maux de la solitude.

Robinson surmonte une perte. A corps perdu, c'est à un travail de deuil qu'il se livre. Il échappe au complexe d'abandon comme à la névrose d'abandon. Mais il affronte bien d'autres épreuves. Sa névrose obsessionnelle de travailleur infatigable ne se déroule pas à Vienne, en famille, au début de notre siècle. Sans division politique ni technique du travail, les questions du pouvoir, du clivage et du phallus sont transformées. Sans monnaie, Robinson dépasse la forme classique du fétichisme. Par son épreuve décisive, Robinson se prépare à surmonter le cannibalisme social.

Il ne s'agit pas seulement du cannibalisme exotique des congénères de Vendredi. Il s'agit surtout de celui, caché, inconscient, de sa propre culture. Celui que Freud faisait remonter au repas totémique. Contrairement à Hegel, Robinson ne se demande plus comment le verbe se fait chair. Contrairement à Marx, il ne se pose pas la question inverse, celle de l'exploitation ou de la plus-value. Loin du cannibalisme social, par son travail, son amour et sa méditation, Robinson semble avoir trouvé, dans son amour du réel, la synthèse particulière de son corps et de son esprit.

Hubert Houdoy

Créé le 22 Avril 1998

Modifié le 11 Juin 1998


* Précédents

Economie du temps

Robinson Crusoé


L'île de Robinson

Le travail comme narration

Propriété ou possession

Trois niveaux d'Organisation

Oedipe, Fatalité ou Parcours?

Une lecture familiale d'Oedipe


* Suite

Comment le verbe se fait chair


* Compléments

Thématique de la Civilisation

Thématique de la Globalité

Thématique de la Totalité


* Bibliographie

Vie et aventures de Robinson Crusoé

Daniel Defoe

Maxi-Poche, Classiques étrangers

Bookking International, Paris, 1996

Tome 1, 348 pages, 10 Francs

Tome 2, 315 pages, 10 Francs

L'Anti-Oedipe

Capitalisme et schizophrénie

Gilles Deleuze, Félix Guattari

Les Éditions de Minuit

Paris, 1972


* Définitions

Les termes en gras sont définis dans le glossaire alphabétique du Réseau d'Activités à Distance.


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Mise à jour: 16/07/2003