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Trois Niveaux d'Organisation


* Cycle

Cycle Robinson Crusoé


Notre lecture du personnage de Robinson Crusoé est inspirée par ce que les stagiaires du Chapitre - Emploi du Réseau d'Activités à Distance nous confient de leurs difficultés. En cette occasion, nous les remercions de leur confiance.
* Plan

Introduction

1. Les deux mondes

2. Le passage d'un monde à l'autre

3. Le clivage des représentations

4. La médiation de l'organisation Crusoé

5. Progression ou régression

6. Obtention et abandon de la propriété

Conclusion


* Introduction

Nous avons montré, dans Robinson Crusoé que l'isolement du naufragé sur l'île du Désespoir fait de lui une société ou même l'humanité. Il assume les trois fonctions politiques de producteur, de guerrier et de prêtre. Dans les sociétés traditionnelles, le monde des positions, ces fonctions font l'objet de la division politique du travail.

Dans les textes qui suivirent, nous avons maintes fois constaté que l'individu Robinson, l'organisation Crusoé et l'île de Robinson forment trois niveaux d'organisation grâce auxquels, faute de division hiérarchique du travail, Robinson assume pleinement la fractalité de son temps et de son espace.

Le présent texte sera plus particulièrement dédié à la comparaison du monde des trois ordres et du monde des trois niveaux. La transition historique entre les deux mondes, amorcée dans Des Marchés et des Métiers se poursuit dans Des Réseaux et des Nomades.

Dans le nouveau monde, chaque individu doit passer par une double initiation. Il se constitue comme sujet par ses réponses à deux questions successives:

Dans le nouveau monde, elle tend à devenir: "quel sera mon projet dans ce monde ?".


* 1. Les deux mondes

Nous pourrions schématiser les caractéristiques des deux mondes successifs par les doubles trinités suivantes:

Les trois ordres du déterminisme causal:

Les trois niveaux du parcours désirant:

Entre le monde des trois ordres et celui les trois niveaux, il y a une inversion des problématiques:

Le déterminisme causal recherche l'explication de tout, dans le passé. La représentation dominante est celle de la création du monde comme totalité. Le tout est constitué d'objets. Le seul sujet est Dieu voire l'ensemble des dieux ou des esprits. Le seul Sujet est défini par le Verbe, le souffle ou l'inspiration. Dépossédé par son double divin, le réel n'est plus qu'une totalité d'objets matériels déterminés. Les objets de la nature sont le résultat de la Force exercée par la Cause des causes. La hiérarchie des représentations donne une importance considérable à l'opposition des idées (idéalisme) et de la matière (matérialisme). Entre ces deux sphères, une formidable interrogation. Comment passe-t-on d'une sphère à l'autre? Toute la "Grande Logique" de Hegel n'est-elle pas un commentaire de la formule: "Et le Verbe s'est fait chair."? Cette question est celle de la création. C'est aussi la question de la procréation. Elle ne réussit pas à sortir d'une relation de sujet à objet. C'est pourquoi elle est limitée par les représentations de la relation sexuelle.

Le parcours désirant est tourné vers la construction d'un avenir par un projet de l'individu. Chaque projet est créateur de sujets. C'est par un choix d'objet que le désir rencontre le réel. Le sujet du verbe devient sujet de désir. Il entre en communication sémiotique avec son objet d'amour. C'est par un mécanisme de reconnaissance que l'objet du désir, cet alter ego du sujet, devient, à son tour, un autre sujet. C'est bien le désir de Pygmalion pour Galatée, exaucé par Aphrodite au vu du magnifique travail de celui-ci, qui peut transformer un objet (sculpture) en sujet (femme). La reconnaissance culturelle et scientifique du désir permet de mieux comprendre comment la chair naît de la chair plutôt que du souffle divin ou du Verbe sacré. Le désir et le travail, si possible réunis, sont bien la réconciliation des idées et de la matière. Leur union est constitutive de l'allégresse, ce bonheur secret de la présence du réel: le fait ontologique qu'il y ait quelque chose plutôt que rien. Cet amour du réel, réconciliation du principe de plaisir et du principe de réalité, ne se limite pas à l'amour de la vie ou à l'amour de l'art. Car même la mort du réel, toujours partielle, ne supprime pas l'amour du réel. Faire qu'il y ait un sujet de désir là où il pourrait n'y avoir qu'un objet du désir participe bien à l'essence du réel. Et c'est le but de la relation amoureuse.


* 2. Le passage d'un monde à l'autre

Le mythe littéraire de Robinson Crusoé nous raconte l'aventure d'un marin qui refuse la séparation des trois ordres et l'initiation d'un naufragé au monde des trois niveaux d'organisation. Nous savons que ce n'est pas un hasard s'il y a "trois hommes dans un bateau". Robinson est membre de la nouvelle classe, celle qui se définit par la moyenne, le prochain Tiers Etat. Contre les conseils de son père, Robinson s'embarque pour côtoyer les extrêmes une société féodale qui disparaît. Le naufrage du navire de Robinson est l'échec de la société esclavagiste aux colonies. Comme les indépendantistes américains, Robinson veut être sujet de son discours et acteur de sa vie. Le vieil homme est mort. Le héros connaît une nouvelle naissance sur l'île de Robinson. Des trois ordres aux trois niveaux, Robinson franchit le passage délicat qui mène de la société comme totalité déterminante à l'individu comme acteur dans la globalité.

Pour l'humanité, une telle mutation reflète deux changements considérables:

Ces deux transformations lui permettent de sortir de la représentation d'une réalité subie.

Pour l'individu, il s'agit de dépasser le premier monde en assumant les trois fonctions politiques. Il s'agit de réunir l'enfant et le parent dans le même adulte. C'est une condition pour que le sujet puisse laisser le désir s'exprimer en une demande adressée à un objet. Seule la confrontation aux trois réalités, aux trois dimensions du réel, permet cette réconciliation du désir et du réel.

C'est bien la question du pouvoir créateur (d'où viennent les enfants, d'où vient le monde) qui est à la base de l'organisation selon les trois ordres politiques. Il y a la question infantile (d'où viennent les enfants?) à laquelle chacun doit répondre et la question adulte (d'où vient le monde?) à laquelle répondent les prêtres, seuls détenteurs de la vérité. Les deux questions sont liées par une régression infinie de la même question:

D'où viens-je? De mes parents. D'où viennent mes parents? De leurs parents. D'où viennent les premiers parents (Adam et Eve)? De la création divine.

Dans le monde des trois ordres, c'est bien le même pouvoir, magique, de produire quelque chose à partir de rien qui est dans toutes les questions. A partir de la réponse à la dernière question, le pouvoir divin re-traverse toute la série en sens inverse. Toute conception est une création déléguée. Les parents héritent du pouvoir divin de créer à partir de rien. Il y a donc un lien indissoluble, une continuité, entre le mystère de la Création (Dieu invisible a créé le monde visible) et les mystères de la conception (d'où viennent les enfants?, comment sont conçus les produits?, d'où vient l'oeuvre d'art?). Délégation, héritage, continuité sont les maîtres mots du pouvoir dans les sociétés de la tradition.

Dans le monde des trois ordres, la question du pouvoir sur les hommes est identique. Dieu crée le monde. Il parle aux prêtres, qui sont ses délégués. Les prêtres éduquent et justifient les guerriers. Les guerriers commandent aux producteurs. On est toujours dans la série des représentations. Une domination comme principe, un principe d'organisation, qui produit des chaînes hiérarchiques comme des chaînes de filiation.


* 3. Le clivage des représentations

Avec le développement historique de la science et la complexification de l'organisation sociale au XIX ème siècle, les réponses aux différentes questions tendent à devenir incompatibles. La science ne parle pas de création par un Dieu. Depuis Pasteur, elle réfute l'idée d'une génération spontanée. Avec Lavoisier, elle pose comme principe, que rien ne se perd et que rien ne se crée. Depuis Carnot, elle refuse tout mémoire sur le mouvement perpétuel. La question du pouvoir créatif devient ambiguë. Notre discours spontané (remémoration automatique) en est rempli, tandis que nos postulats scientifiques modernes l'excluent catégoriquement. N'y aurait-il pas un clivage des représentations?

Nous avons fait remarquer son apparition sous Louis XI, à propos de la tenure féodale. Depuis, l'écart n'a cessé de croître entre la théorie et la pratique sociales. L'inertie de la hiérarchie auto-reproductible fait diverger l'explication scientifique et la pratique organisationnelle. Nous savons que la décision comme représentation sociale n'est pas favorable à l'apprentissage organisationnel et que les mécanismes d'appropriation remettent en cause la loi de la valeur ou la reproduction des conditions de la production.

Dans ce contexte d'évolution des représentations, il n'est pas surprenant que la psychanalyse soit apparue au début du XX ème siècle. La vie moderne exprime des questions nouvelles. Nombreuses sont celles auxquelles l'individu n'arrive pas à répondre. Des notions contradictoires peuplent nos discours. Les questions des enfants mettent les parents dans l'embarras. Heureusement qu'il reste l'argument d'autorité et l'argument de la tradition. (Psychanalyse historique. Fonction historique de la psychanalyse). Mais le problème de l'enfant reste non résolu. Les contradictions internes du système de représentations perturbent le développement et l'intériorisation de ces représentations dans le psychisme enfantin.

La question du phallus est au nombre de ces interrogations. Qu'est-ce que le phallus ? La femme l'a-t-elle ou pas ? Ces questions ne concernent pas seulement le fétichiste. Au fétichisme de l'individu correspond un fétichisme de la totalité qui le prépare et le conditionne. Qu'est-ce que la mère ? Qu'est ce que le père ? Y-a-t-il un pouvoir créateur des parents ? Comment est-il distribué entre eux ? La réponse à ces questions est-elle si simple pour qui veut comprendre l'Oedipe ? Car l'inconscient n'est pas capable de distinguer des niveaux d'organisation. Il finit toujours par tout relier, par association ou déplacement, puis il condense les représentations. Qu'est-ce que la nature ? Qu'est ce que la production ? Qu'est-ce que le produit net ? Qu'est-ce que la productivité ? Ces questions ne sont simples que pour les ignorants. Car la stratégie de l'ignorance procure à l'ignorant un confortable avantage sur tous les autres: il peut feindre d'ignorer qu'il est ignorant de quelque chose.

La complexité augmente quand l'humanité passe du premier monde au second.


* 4. La médiation de l'organisation Crusoé

L'évolution du rapport de l'individu Robinson face au système naturel s'accompagne d'une transformation de l'organisation Crusoé bien avant l'arrivée d'autres humains. L'activité de l'organisation dépasse la seule subsistance de Robinson. Elle ne fonctionne pas selon le principe de la valeur d'échange, de l'optimisation selon le passé, mais selon celui de la valeur d'usage, de la mise en valeur pour l'avenir.

Si, dans la dernière phase de son séjour, riche en rebondissements, Robinson peut offrir l'hospitalité sur son île, c'est parce qu'elle dispose de ressources en nombre suffisant. Mais cette abondance tient à la manière dont Robinson la met en valeur. Si Robinson s'était contenté de cueillette et de chasse, s'il avait eu un comportement prédateur, il n'aurait probablement pas pu accepter d'autre immigrant que Vendredi.

A ceux qui échouent ou qui accostent sur l'île, Robinson propose de participer à sa mise en valeur. S'il peut faire une telle proposition, c'est parce que lui-même a déjà évolué dans le sens de la mise en valeur mutuelle. Ce n'est pas la pression démographique qui l'a poussé dans cette direction. Sinon, comme beaucoup de peuples, de nomades primitifs, il aurait massacré les arrivants. Non, le projet de mise en valeur de l'île résulte d'un développement de la personnalité de Robinson, son corps virtuel. Il correspond à un stade avancé des relations du sujet et de l'objet. La reconnaissance de l'objet mène le sujet vers un comportement curieux, actif et exploratoire (Konrad Lorentz). Vis-à-vis des immigrants, Robinson ne se comporte ni en propriétaire esclavagiste, ni en propriétaire rentier, ni en employeur capitaliste, ni en banquier prêteur. C'est donc que, dans sa solitude, il a instauré avec son île une relation qui ne saurait supporter de telles attitudes. L'attitude de Robinson avec l'île du Désespoir n'est pas une relation de sujet à objet. Robinson instaure et développe une relation de sujet à sujet. Le modèle de la relation n'est pas dans la relation sexuelle, la relation hiérarchique ou la relation de domination. Ce que Robinson développe, c'est une véritable relation amoureuse.

Notre question est de savoir quel parcours désirant mène Robinson à cette attitude d'accueil. En quoi l'épreuve décisive prépare-t-elle l'épreuve glorifiante ? Comment une nouvelle socialité s'élabore-t-elle dans une solitude subie puis assumée ? Comment l'exclusion du marché et de l'organisation réelle rend-elle sensible à ce qui fait le lien social ? Connaissant ces aspects de l'épreuve glorifiante, nous essayerons de voir en quoi ils ont été préparés dans le secret de l'épreuve décisive.

De même, dans la Guerre des Étoiles, si Luke Skywalker peut affronter son père Darth Vader et l'Empereur, c'est parce qu'il s'est préparé auprès de Obiwan Kenobi et de Yoda à utiliser le côté lumineux de la Force. Chez tout héros, le comportement extérieur manifeste témoigne d'une évolution intérieure, secrète, préalable.

Si Robinson accueille d'autres personnes, c'est que l'île n'est pas à sa disposition exclusive. Elle est donc à la disposition de l'organisation Crusoé. C'est à ce titre que Robinson détiendra le titre de Gouverneur. L'île n'est pas un objet isolé (produit), aliénable comme une marchandise. C'est donc que Robinson a échappé au fétichisme de la marchandise, de la monnaie et du phallus.

L'île n'est pas, non plus, un domaine sur lequel Robinson aurait un titre de propriété. Il ne vend pas l'île à ses nouveaux occupants, lorsqu'il embarque pour l'Angleterre. L'île n'est pas un domaine sur lequel Robinson aurait un pouvoir l'autorisant à prélever un tribut (rente) ou à exercer une domination (redevances). Robinson met la terre à disposition des immigrants, victimes de la mort sociale, sans leur demander aucune redevance. Il demande à chacun de respecter les autres. Il compte sur leurs initiatives. Il leur demande de pratiquer une solidarité qu'il aura lui-même pratiqué pendant 27 ans. Il s'agit de la solidarité qui résulte de la compréhension d'une présupposition réciproque entre la nature et la culture. C'est donc la fin de l'illusion ethnique.

L'individu Robinson et l'organisation Crusoé ont été dépassés par l'île de Robinson. Elle est devenue le lieu de développement de l'humanité comme population. L'organisation Crusoé est le moyen de développement de l'humanité comme qualité. C'est le but de la troisième épreuve du schéma narratif de Robinson. L'épreuve glorifiante aboutit à la reconnaissance unanime de l'humanité de Robinson.

L'île est un système naturel global. Ce système a la propriété de permettre le développement de l'humanité, en la personne de Robinson. L'île partage cette propriété d'hominisation avec la langue naturelle. L'île est déjà-là, comme système physique, quand Robinson arrive. Avec la fonction sémiotique, Robinson apporte ce qui permet de comprendre le toujours-là. Pour Robinson, grâce à l'organisation Crusoé, l'île devient un système sémiotique, au même titre que la langue naturelle. Si Robinson ne peut dialoguer par la langue naturelle qu'avec lui-même (réflexion et méditation) il lui reste toutes les ressources de la sémiotique corporelle pour communiquer avec l'île par ses gestes.

Les relations initiales de l'individu Robinson avec le corps de la nature sont passées par deux phases:

Contrairement aux symboles, toujours personnels quand à leur résonance affective, les signes sont d'emblée sociaux. Ils signifient dans une intertextualité. Même dans la solitude, la mise en oeuvre des opérations réflexives de la pensée, exige de Robinson une co-opération entre des instances pour une coopération de compétences distinctes. L'épisode de la pirogue, poussé par le désir d'aventure, montre qu'un défaut de coopération entre les métiers de Robinson condamne des mois de travail à la désolante inutilité de la friche industrielle. C'est l'échec de cette tentative qui marque la création de l'organisation Crusoé. C'est elle qui permettra la concertation des instances dans l'acteur.

La nature (Robinson, île) et la culture (signes) sont solidaires dans ce processus de signification ou de sémiotisation. Elles ne sont pas extérieures l'une à l'autre, comme le suggérait le point de vue créationniste de l'illusion ethnique. A chaque génération humaine, l'une et l'autre s'interpénètrent. Leur résultat semble naturel pour la génération suivante. Mais il faut comprendre leurs relations dans les trois niveaux d'organisation. A commencer par l'information.

Le signe et le référent sont de même nature sémiotique. La relation de référence, que l'on invoque à propos du signe linguistique, n'est pas une relation d'extériorité entre la langue naturelle et une réalité qui serait atteignable sans elle. Même toucher du doigt, c'est faire signe, non pas verbal mais gestuel. La relation de référence est une relation interne à la sémiotique, entre un système sémantique (purement verbal) et un ensemble de systèmes sémiotiques plus vastes (pas seulement verbaux).

Par la mise en valeur mutuelle, le procès économique de mise en valeur de l'île est, ipso facto, le procès d'hominisation de Robinson. Le monde du travail et le monde de l'amour ne sont plus séparés par la fracture de l'illusion ethnique. L'organisation Crusoé est le médium commun à ces deux processus.

A la fin de l'épreuve décisive, Robinson est devenu nomade sur le réseau du système naturel de l'île. Il le met en valeur. Mais il n'est pas propriétaire. A choisir, le terme de locataire serait plus approprié. Robinson anticipe une économie de location. Il développe. Mais il ne possède pas. Il n'est plus possédé par la compulsion d'appropriation. Ayant fait la paix avec lui-même il n'a plus à se protéger de l'angoisse. Ses causes (le clivage du fétichiste et le conflit des instances) ont disparu. Robinson n'est plus soumis à une tension entre un désir et une défense. Il n'est plus la proie occasionnelle d'un délire de possession. Sa mise en valeur de l'île n'est pas la mise en valeur (exploitation) d'un objet par un sujet. Il y a mise en valeur mutuelle et reconnaissance réciproque de deux sujets. C'est la définition de la relation amoureuse. C'est pourquoi nous parlons du travail amoureux de Robinson.


* 5. Progression ou régression

Le processus d'hominisation ou parcours désirant du sujet est le développement de la relation du sujet et de l'objet. Il se traduit par un échange des qualités du sujet et de l'objet. Il est aussi un processus de signification, un procès de sémiotisation, au cours duquel le sujet élabore ou modifie ses représentations de l'objet. Les représentations du sujet, relatives à l'objet, peuvent être orientées vers la progression ou vers la régression, vers l'avenir ou vers le passé.

La progression s'effectue par une différenciation croissante, à partir d'un syncrétisme initial. Elle est poussée par la pulsion de vie. Elle fait appel aux processus secondaires qui se déroulent dans les systèmes préconscient ou conscient. Une démarche progressive met en place des systèmes de plus en plus complexes. Cette différenciation des agents s'accompagne d'une coopération des nouvelles fonctions. D'où un principe de globalité, de communication et d'échanges. C'est ce qui se passe avec la distinction des niveaux d'organisation.

La globalité est du côté de la progression, de la pensée de la diversité. En séparant les niveaux d'organisation, en leur appliquant des méthodes spécifiques adaptées à la nature des phénomènes qui s'y jouent, on se donne une chance d'organiser des systèmes plus complexes en augmentant la différenciation des institutions, des compétences ou des instances.

Inversement, pour l'individu, l'organisation ou la société, la régression tente de réduire la différenciation. Elle est poussée par la pulsion de mort, la pensée du même, la méconnaissance de la différence des sexes. Elle traduit la tentation d'un retour à une illusoire simplicité ou immédiateté. La domination comme principe, comme principe simplificateur. Il y a régression comme conséquence d'un conflit non résolu. Non seulement le conflit est masqué à la conscience, mais les questions et les modes de résolution se confondent de manière irrationnelle. C'est la justification du pouvoir masculin ou guerrier par la fonction signifiante qui a conduit la religion à une régression historique vers la seule question du pouvoir créateur et de l'origine du monde. Elle ne traite pas la question de la progression vers un avenir possible. Ou bien, ce sont l'alpha et l'oméga qui se rejoignent.

Alors, dans un conflit non résolu, faute de dialogue, les représentations restent largement inconscientes. Pour chaque individu, les questions infantiles et les questions adultes se mêlent aux questions du pouvoir. Les niveaux d'organisation fusionnent dans l'amalgame. Les questions se confondent. Les argumentations sont bonnes en toutes circonstances. Les différenciations acquises disparaissent. Chacun assimile la divinité créatrice à une image indistincte des parents. Auctoritas, autorité parentale et puissance absolue se confondent. La différenciation (différence des sexes) et la dissociation (personnalités particulières) disparaissent. D'où des images ambiguës, avec condensation et déplacement des attributs. L'image de la mère phallique en est un exemple. Beauté et séduction, amour et violence se confondent. Les modes de symbolisation qui permettent une distance (geste, écriture) laissent la place à ceux qui donnent une plus grande immédiateté (image et son). D'où la possibilité des hallucinations audio-visuelles.

La totalité est du côté de la régression. Dans un processus régressif, l'illusion de la totalité est favorisée par l'apparente clôture de l'image. La captation visuelle du désir, le primat du sens de la vision dans le spectacle social favorisent la régression. D'où l'importance considérable du spectacle décisionnel. C'est, nous l'avons vu, la fascination pour les biens de luxe, le spectacle des dominants, qui les a mis dans la dépendance des marchands et des banquiers. La conséquence en fut un clivage des représentations pour sauver l'illusion ethnique de la totalité, au prix d'un déni par la totalité. D'où le fétichisme de la marchandise et celui de la monnaie. Ils découlent du fétichisme d'un phallus toujours plus visuel que tactile, par crainte de la désillusion.

Le clivage du moi est lié à la séparation des trois fonctions politiques en trois ordres sociaux. Le parcours psychologique de Robinson nous en donne l'illustration inverse. Le clivage et le déni sont liés à la question de l'objet partiel (pénis en érection ou phallus, tenant lieu de pouvoir créateur) qui symbolise le pouvoir, la puissance. Par le mécanisme de la métonymie, la partie en vient à signifier le tout. Par le mécanisme de la métaphore, un objet externe, détaché, vient représenter l'objet partiel non détachable. C'est ainsi que se constitue le fétiche. La régression ne fait appel qu'aux processus primaires de l'inconscient. Elle court-circuite les processus secondaires de la pensée et du jugement. Mais le fétichisme de l'individu, du fétichiste à proprement parler, est préparé par le fétichisme de la totalité.


o 6. Obtention et abandon de la propriété

Robinson passe par une période pendant laquelle il se sent propriétaire de l'île. Puis, au moment où cette propriété privée lui serait volontiers reconnue par ses nombreux débiteurs, il abandonne toute prétention aux honneurs, titres, revenus et pouvoirs que cette propriété pourrait lui rapporter. Avant d'étudier, dans les textes suivants, l'évolution psychologique qu'implique cette obtention et cet abandon, nous nous efforçons de repérer le terrain conceptuel.

Dans le parcours sémiotique qui nous intéresse, la relation du sujet et de l'objet est généralement définie par les termes de propriété et d'appropriation. Leurs significations sont multiples.

Les significations classiques de la propriété sont:

Les significations classiques de l'appropriation sont:

Limitons-nous, pour l'instant, à caractériser les périodes où Robinson revendique puis abandonne la propriété de l'île.

Quand l'île est la propriété de Robinson, Robinson possède l'île. A l'époque où Daniel Defoe situe l'action ou même lorsqu'il écrit ce roman, le droit de propriété est récent. Il date de la Révolution Française ou de l'économie de rente en Angleterre. Ce droit de propriété est une transformation de la domination féodale sur les travailleurs (perception de la redevance féodale) et de la hiérarchie politique (fief, tenure féodale). Cette transformation s'est effectué sous l'influence de la séduction marchande (biens de luxe, artisanat, marchands) et de la fascination de l'or (fétichisme bullioniste). Ce fétichisme a fait déroger les seigneurs de leur ordre guerrier (ils ne s'acquittent plus de la demande, la rogation, qui leur est faite), comme le fétichisme des marchés financiers fait déréguler les Etats de leurs monopoles territoriaux.

Mais si Robinson abandonne cette propriété, c'est qu'il se sent possédé. Il semble donc que ce qui était possible pour le père de Robinson et ce qui sera possible pour lui-même, à son retour en Angleterre, soit dangereux ou aliénant pour son humanité solitaire. La propriété privée serait possible en société, du fait de la division politique du travail qui y règne. En dehors de ce contexte, cette propriété comme cette division se transformeraient en possession psychique ou diabolique. L'hypothèse mérite d'être explorée. Selon la psychanalyse, le délire de possession est un trouble hallucinatoire. Il donne au sujet la sensation d'être habité par une autre personne, un animal, un démon. Par la sensation de morcellement, ce trouble peut être rapproché du clivage dont souffre le fétichiste.

Quand Robinson n'est pas propriétaire de l'île, c'est elle qui a la propriété de permettre le développement de l'humanité à la fois comme population et comme qualité. L'île n'est plus un objet partiel, mais une approche de la globalité. C'est plutôt Robinson qui devient minuscule (fétu de paille flottant sur la mer) devant cette immensité. Elle apparaît alors comme une nature. Elle est ce que nous appelons un système spontané. Cette organisation potentielle est déjà-là, antérieure à toute humanité. Elle est à la fois rassurante (protectrice, nourricière), énigmatique (mystères, complexité) et terrifiante (orage, tempête, incendie, éboulement). Face à elle, il faut assumer les trois fonctions politiques.

L'assomption puis l'abandon de la propriété font partie du parcours désirant de Robinson. La propriété est une étape intermédiaire. Mais dès que l'individu Robinson la reçoit, comme reconnaissance de son travail, il la transmet à l'organisation Crusoé. Cela veut dire aussi que l'objectif et l'horizon du travail de Robinson changent considérablement. Ce n'est plus à la reproductibilité de son organisme que Robinson se consacre. Il doit produire et reproduire un mode de subsistance qui soit compatible avec les seules ressources de l'île. Un mode de vie qui ne suppose pas les merveilles technologiques que Robinson a eu le bonheur de tirer, plusieurs jours durant, de l'épave de son navire. Robinson utilise son héritage technique pour préparer la nécessaire disparition de celui-ci. Il inscrit son travail dans la longue durée.


* Conclusion

Le chemin de progression de Robinson relie des systèmes de reproductibilité entre eux. Robinson ne vit pas à crédit. Il n'épuise pas les ressources. Il évite que la progressive usure de son stock de poudre et d'outils ne le mette dans un processus de régression technologique autant que psychologique. Robinson anticipe. Il englobe son horizon personnel dans un horizon qui n'est même plus celui de l'organisation réelle. Prototype du nomade moderne, Robinson travaille sur l'organisation potentielle de l'île. Son horizon est celui du système physique naturel. Puisque l'économie et la psychologie se confondent en Robinson, son travail est aussi son amour. Le meilleur indice est celui-ci: Robinson se soucie de la reproduction de l'objet (l'île) et pas seulement de celle du sujet (lui). Voilà une preuve d'amour pour l'objet du désir. Le sujet et l'objet peuvent échanger leurs rôles, dans leur communication sémiotique. C'est cela qui fait passer de la dialectique sujet-objet (lutte des classes) à la trialectique sujet-objet-projet. On passe de la hiérarchie dans l'organisation réelle à la fractalité des horizons. Le sujet et l'objet sont au même niveau dans le projet. Cette composition des horizons, c'est la découverte de la fractalité du temps et plus généralement de la réalité. C'est un changement dans la problématique de l'appropriation. Assurer la reproductibilité de l'objet, c'est se consacrer à sa mise en valeur, comme sujet ou partenaire. C'est la découverte de la mise en valeur mutuelle. C'est l'invention du travail amoureux.

Par l'intermédiaire de l'organisation Crusoé, l'horizon de Robinson pour l'île est devenu plus englobant que l'horizon de Robinson pour lui-même. Ce changement de perspective est fondamental. Il témoigne d'une ouverture vers l'avenir. Il est le contraire de la régression dans le passé. Car cette démarche régressive est trop dangereuse pour un solitaire. Cette impossible régression explique le côté prométhéen de notre héros. Non seulement Robinson va laisser l'île dans un état de développement bien supérieur à celui qu'il a trouvé en arrivant. Mais cet état dépasse ce qui est requis par ses besoins. Contrairement à la régression historique de la religion, l'image d'une création du monde pour l'homme est remplacée par celle d'un développement du monde par l'homme. Nous constatons aussi un retournement de la fonction guerrière. Préalablement tournée vers le pillage et la suppression du rival, elle devient la lutte contre les mécanismes destructeurs du système naturel. Robinson lutte contre la pesanteur en construisant des murs. Il lutte contre l'érosion en remontant la terre des champs. Il lutte en nettoyant les fossés, en réparant les clôtures, en canalisant les rivières, en drainant les marécages. La lutte pour la vie, par la vie donnée ou maintenue, remplace la lutte pour la vie, par la mort donnée à l'autre.

C'est à une écriture sur le terrain, par le système des objets, que se livre Robinson. Se sachant mortel, il laisse une trace positive et durable de son existence. Si quelqu'un arrive sur l'île après sa mort, il y trouvera la trace d'une intelligence. Il ne s'agit pas d'un monument à la manière des pyramides, dédiées à la mort. Il s'agit d'un hymne à la vie, à l'intelligence, à la beauté, comme à la mort acceptée. Cette allégresse sera inscrite dans le système naturel lui-même.

Il nous reste à voir quelle évolution psychologique prépare cette dimension écologique du mythe de Robinson.

Hubert Houdoy

Créé le 22 Mars 1998

Modifié le 23 Octobre 1998


* Suite

Oedipe, fatalité ou parcours?


* Précédent

Propriété ou Possession?


* Compléments

Thématique de la Civilisation

Thématique de la Globalité

Thématique de la Totalité


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* Bibliographie

Vie et aventures de Robinson Crusoé

Daniel Defoe

Maxi-Poche, Classiques étrangers

Bookking International, Paris, 1996

Tome 1, 348 pages, 10 Francs

Tome 2, 315 pages, 10 Francs


* Définitions

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Mise à jour: 16/07/2003