 | Réseau
d'Activités à
Distancerad2000.free.fr

|
Vous lisez
http://rad2000.free.fr/ab960802.htm
Le libre
jeu des émotions permet les
réminiscences
Hommage rendu aux premiers stagiaires
du R.A.D. !Nous prendrons un détour littéraire pour
exprimer ce que nous ont dit les premiers stagiaires du Réseau
d'Activités à Distance.
- La brutale situation de
chômage est une expérience de l'exclusion.
D'abord une exclusion de la vie professionnelle. Ensuite une exclusion de la
parole politique. La pénible sensation d'être prétexte
à discours. Accentuée par l'absence d'une réelle
théorie du chômage. Philippe
Séguin insistait, à très juste titre, sur
l'insuffisance de la pensée économique
sur le chômage. Pour la théorie classique, le chômage
massif et durable que nous constatons ne peut pas
exister. D'un point de vue macroéconomique, cela ne favorise
guère sa résolution. D'un point de vue personnel, il aggrave la
situation de ceux qui le subissent. Car ils vivent quelque chose qui n'est pas
socialement exprimé. Ce qui est dit, même ou surtout en
période d'élections, n'est pas ce qui est vécu. C'est
pourquoi les chômeurs, bien que constituant la catégorie sociale
la plus nombreuse, sont les moins entendus. Leur premier mouvement est apparu
à la fin de 1997.- Le chômage est vécu comme une
mort sociale. Comme l'immigration ou le bannissement. Une mort dont il faut
revenir. La mort biologique est une nécessité que le sujet doit
assumer pleinement. Le sujet est et se sait mortel. D'une mort dont on ne
revient pas. La mort biologique doit être admise par l'individu,
même si l'ethnie s'efforce de la lui cacher pour lui proposer
l'éternité de sa filiation unilinéaire ou imaginaire. Par
contre, la mort sociale n'est pas tolérable. L'existence du
chômage suppose un amour du même qui se
transforme en haine de l'autre. La mort sociale est
innommable.
- L'écriture est un retour dans le monde du
discours. Pour cela il faut que deux conditions soient
réunies. Avoir la force de regarder cette mort en face, dans son
présent, pour l'exprimer. Avoir une chance d'être
entendu.
- Ces deux conditions circonstancielles sont rarement
simultanées. C'est pourquoi le discours spontané a peu de chance
d'être entendu. Le détour littéraire ou la formalisation
scientifique peuvent être d'un grand secours.
- Le discours didactique,
celui qui cherche à démontrer, n'est pas propice aux
réminiscences. Il lui manque la chaleur émotionnelle. Il ne
facilite pas l'écoute du lecteur. C'est pourquoi il faut varier les
styles. C'est pourquoi il vaut changer les points de vue. Chaque style
favorise une part de l'expression personnelle.
- De cette
vérité, l'expérience de Jorge Semprun
fera foi. Son très beau livre, "L'écriture ou la vie" est un
merveilleux exercice de discours chaotique. Il procède par associations
d'idées. On le croirait conçu pour l'hypertexte. Nous en donnons
quelques extraits, entre <<>>.
<<Mais peut-on
raconter? Le pourra-t-on? Le doute me vient dès ce premier
instant.
Nous sommes le 12 avril 1945, le lendemain de la libération
de Buchenwald. L'histoire est fraîche, en somme. Nul besoin d'un effort
de mémoire particulier. Nul besoin non plus d'une documentation digne
de foi, vérifiée. C'est encore au présent, la mort. Cela
se passe sous nos yeux, il suffit de regarder. Ils continuent de mourir par
centaines, les affamés du Petit Camp, les Juifs rescapés
d'Auschwitz.
Il n'y a qu'à se laisser aller. La réalité
est là, disponible. La parole aussi.
Pourtant un doute me vient sur
la possibilité de raconter. Non pas que l'expérience
vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est
tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne
concerne pas la forme d'un récit possible, mais sa substance. Non pas
son articulation, mais sa densité. Ne parviendront à cette
substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront
faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de
création. Ou de recréation. Seul l'artifice d'un récit
maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la
vérité du témoignage. Mais ceci n'a rien d'exceptionnel:
il en arrive ainsi de toutes les grandes expériences
historiques.
On peut toujours tout dire, en somme.
L'ineffable dont on nous rebattra les oreilles n'est qu'alibi. Ou signe de
paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout...>> (page
23)
Pour beaucoup de chômeurs, a contrario de Jorge Semprun qui fut au
contact des plus grands intellectuels avant son expérience de la mort
sociale, l'écriture est une véritable difficulté. Les
mots leur manquent. C'est pourquoi leur expérience leur semble
indicible. D'où l'utilité des ateliers
d'écriture.
<<Mais peut-on tout entendre, tout
imaginer? Le pourra-t-on? En auront-ils la patience, la passion, la
compassion, la rigueur nécessaires? Le doute me vient, dès ce
premier instant, cette première rencontre avec des hommes d'avant, du
dehors - venus de la vie -, à voir le regard épouvanté,
presque hostile, méfiant du moins, des trois officiers.>> (page
24)
C'est dire que les sources inconscientes du révisionnisme et la
nécessité du devoir de mémoire étaient en place
dès le jour de la libération des camps. Le refus de voir et de
savoir était contemporain des camps, comme il est contemporain du
chômage.
- Il faut longtemps à Jorge Semprun pour comprendre
la raison de cette difficulté. Et cinquante ans plus tard, il lui faut
de nombreux détours pour nous confier l'origine de ce
malaise.
<<Le Mal est l'un des projets possibles de la
liberté constitutive de l'humanité de l'homme... De la
liberté où s'enracinent à la fois l'humanité et
l'inhumanité de l'être humain...>> (page 99)
- La
solitude vécue par le chômeur est-elle
très différente de la solitude vécue par
le rescapé des camps nazis? C'est une question de degré plus que
de nature. La sensation de distance est commune. Dans les deux cas, il y a
l'évidence d'une rupture du lien social traditionnel. Il manque la
complicité inconsciente que donne l'appartenance au même statut.
Cette complicité, qui allait de soi, doit être reconstruite. Dans
notre société, le lien social principal est lié à
l'emploi. La perte de l'emploi est la perte d'un
statut. Risque alors de s'instaurer un autre lien social, celui de la
dépendance ou de l'infériorité. Un lien social se propose
alors, celui des relations de dépendance, celui des rapports
parent/enfant. Pour maintenir des rapports d'adulte à adulte il faut
imposer un autre type de relation. Seule son attitude, son dynamisme peut
forcer le respect et maintenir une relation qui ne correspond pas à son
statut. Pour cela, le licencié qui ne veut pas être chômeur
ne peut compter que sur lui-même. Ce que le statut fournissait
automatiquement doit être reconstruit systématiquement. C'est un
travail de tous les jours. Chacun est confronté à sa
liberté, à ses propres choix. Comme dans les camps où
chacun, face au Mal absolu, n'avait pas d'autre
rempart que sa propre attitude de collaboration ou de résistance.
- Le
discours que le chômeur voudrait tenir, c'est celui de sa
vérité, de l'essence de son chômage: l'exclusion du
travail. Ce qu'il vit chaque jour ne ressemble pas à
l'expérience quotidienne du salarié. Ils se cotoient. Ils ne
vivent pas dans le même monde. Sous l'apparence trompeuse des heures
d'activité de l'un et de l'autre, se cache la différence
radicale de ceux qui n'ont pas le même statut. La sensation que sous la
démocratie apparente, les ordres ou les castes ne sont pas si
lointains. D'où l'étrangeté de cette expérience.
Les mots pour l'exprimer ne font pas partie des systèmes de représentations quotidiens.
Dans de très belles pages, Jorge Semprun exprime ce décalage. Ce
qu'il ressent ne peut être entendu. Ce qui se vit et se dit autour de
lui exige, de sa part, un travail d'adaptation, de traduction, de
mimétisme.
- S'il veut s'en sortir, le chercheur d'emploi doit tenir
un autre discours. Non pas celui de son vécu. Mais celui de la vie, de
l'appartenance, de la vraisemblance. Entre la vérité ou la vie,
il faut choisir. Ou plutôt, il faut trouver le moyen d'un
détour.
- Les expériences vécues dans le chômage
et le camp de concentration ne sont pas assimilables. Mais la
difficulté du choix du discours est de même nature.
C'est elle qui justifie notre parallèle. Et puis, la lutte contre
l'exclusion d'aujourd'hui est le meilleur rempart contre d'autres
expériences du Mal.
<<Le bonheur de l'écriture, je
commençais à le savoir, n'effaçait jamais ce malheur de
la mémoire. Bien au contraire: il l'aiguisait, le creusait, le
ravivait. Il le rendait insupportable.
Seul l'oubli pourrait me
sauver.>> (page 171)
On sait que Primo Levi, autre rescapé des
camps, n'a trouvé l'oubli que dans le suicide.
<<Voilà
où j'en suis: je ne puis vivre qu'en assumant cette mort par
l'écriture, mais l'écriture m'interdit littéralement de
vivre.>> (page 174)
- Le discours que la société
produit sur elle-même est un discours d'espoir. Liberté,
Égalité, Fraternité. Cela suppose de ne parler que d'une
partie de la réalité. Le discours officiel rejette toujours le
Mal ou l'exclusion dans l'inhumanité. Dans le mythe de chaque
société, seuls les Barbares, c'est-à-dire les
étrangers, sont capables de commettre le Mal. Seuls les Barbares sont
inhumains. C'est pourquoi toute expérience de l'exclusion n'est
pas indicible mais inaudible.
<<D'où
l'impossibilité de décréter l'inhumanité du Mal...
A Buchenwald, les S.S., les Kapo, les mouchards, les tortionnaires sadiques,
faisaient tout autant partie de l'espèce humaine que les meilleurs, les
plus purs d'entre nous, d'entre les victimes... La frontière du Mal
n'est pas celle de l'inhumain, c'est tout autre chose.>> (page
175)
- Cette découverte ne peut être formulée dans le
moment où le rescapé cherche à revenir à la vie
quotidienne. Ces deux objectifs, le témoignage et le retour,
sont simultanément incompatibles. Il faut choisir entre le
présent de la vie ordinaire et celui du témoignage d'une
expérience radicale.
<<Mon problème à moi,
mais il n'est pas technique, il est moral, c'est que je ne parviens pas, par
l'écriture, à pénétrer dans le présent du
camp, à le raconter au présent...>> (page 176)
- Il y
a quelques mois, nous avons renoncé à publier sur le site web du
Réseau d'Activités à Distance un texte écrit par
un chômeur de longue durée. La vérité de son
discours lui fermait définitivement les portes du retour à
l'emploi. La vérité a souvent besoin de littérature pour
être entendue. Ce fut le génie d'Emile
Zola.
- "Le vrai peut, quelquefois, n'être pas vraisemblable". Ceux
qui ont rencontré le skieur de l'extrême, Patrick
Vallençant, le 15 Août 1975 à la Fête des Guides de
La Chapelle-en-Valgaudemar et qui l'ont entendu plus tard dans ses
conférences, savent que le public choisit la description du
héros qu'il accepte d'entendre.
<<A Ascona, dans le
Tessin, un jour d'hiver ensoleillé, en décembre 1945, j'avais
été mis en demeure de choisir entre l'écriture ou la vie.
C'est moi qui m'étais mis en demeure de faire ce choix, certes. C'est
moi qui avais à choisir, moi seul.
Tel un cancer lumineux, le
récit que je m'arrachais de la mémoire, bribe par bribe, phrase
après phrase, dévorait ma vie. Mon goût de vivre, du
moins, mon envie de persévérer dans cette joie
misérable.
... Seul un suicide pourrait signer, mettre fin
volontairement à ce travail de deuil inachevé: interminable. Ou
alors l'inachèvement même y mettrait fin, arbitrairement, par
abandon du livre en cours.>> (page 204)
- Ce suicide fut, par
exemple, celui de Primo Levi, le 11 Avril 1987, jour
anniversaire de la libération du camp de Buchenwald. Ce même
jour, Jorge Semprun rédigeait "Netchaïev est de retour". Un
personnage fit irruption dans l'écriture de son roman. Il ressemblait
trop à l'auteur. Jorge Semprun le mit de côté, ainsi que
le titre de l'ouvrage. Il lui fallu attendre 1994 pour rédiger
"L'écriture ou la vie".
<<J'avais choisi une longue cure
d'aphasie, d'amnésie délibérée, pour
survivre.>> (page 205)
- A Ascona, dans le Tessin, pendant l'hiver
1945, Jorge Semprun choisit entre deux projets. Il abandonne son projet de
témoignage sur l'expérience des camps. Il veut réussir
son projet de retour à la vie ordinaire.
<<J'avais
présumé de mes forces... Mais il s'avérait
qu'écrire, d'une certaine façon, c'était refuser de
vivre.>> (page 235)
- Ce choix n'était pas facile à
faire. Car, dans chaque branche de l'alternative, il y avait un renoncement ou
une trahison. Renoncer à la vérité ou renoncer à
l'intégration.
<<Je suis devenu un autre, pour
pouvoir rester moi-même... j'ai vécu plus de quinze ans,
l'espace historique d'une génération, dans la béatitude
obnubilée de l'oubli.>> (page 236)
- Il sait bien que cet
oubli tourne le dos à une vérité découverte dans
et au retour des camps.
<<A portée de la main, cette
certitude: rien n'est vrai que le camp, tout le reste n'aura été
qu'un rêve, depuis lors.>> (page 245)
Car le camp, comme toute
expérience de l'exclusion, nous apprend à lire un fondement
social que le discours social masque si bien: l'amour du même, la haine de l'autre, l'
abstraction comme exclusion.
- La vie sociale est superficielle et
mystificatrice. Le discours apparent masque des ruptures considérables.
La parole et l'écriture ne se déroulent pas sur le même
plan. Pendant de nombreuses années Jorge Semprun a connu l'oscillation
entre le vrai et le vraisemblable. Il ne pouvait formuler la
vérité des camps et connaître le goût de vivre,
<<cette joie misérable>> qui ferme les yeux ou
détourne le regard. Quand l'écriture est devenue possible, elle
ne visait aucun lectorat, aucune lecture particulière. Il s'agissait
d'un dialogue intérieur objectivé par le papier.
- D'abord, l'écriture pour soi, pour se retrouver.
- Plus
tard, l'écriture pour les autres, pour témoigner.
Mais
nous pouvons témoigner que ce bonheur de vivre est au bout de ce
travail d'écriture.
<<J'étais étrangement
calme, serein. Tout me semblait clair, désormais. Je savais
comment écrire le livre que j'avais dû abandonner quinze ans
auparavant. Plutôt: je savais que je pouvais l'écrire,
désormais. Car j'avais toujours su comment l'écrire: c'est le
courage qui m'avait manqué. Le courage d'affronter la mort à
travers l'écriture. Mais je n'avais plus besoin de ce courage...
J'allais écrire pour moi-même, bien sûr, pour moi
seul.>> (page 251)
- Et maintenant que le texte existe, nous
espérons vous avoir donné le goût de le lire. Et,
peut-être, d'écrire...
Hubert
Houdoy
Créé le 22 Avril 1997
Modifié le 24 Mai
1998
Références bibliographiquesJorge
Semprun, "L'écriture ou la vie"
NRF, Gallimard, Paris,
1994.
Sur la difficile liberté:
Pascal Bruckner,
"La tentation de l'innocence"
Grasset, 1995.
Sur l'émergence du
Sujet:
Alain Touraine, "Pourrons-nous vivre ensemble?
Égaux et différents"
Fayard, 1997.
Nos commentaires
Sur les problèmes de
l'écriture:
Jacques Poulin, "Le vieux
chagrin"
Leméac éditeur, 1989
ComplémentsLa mémoire trouve son origine dans les
affects
Différencier les
sensations
Théories du
Chômage
Totalitarisme
Thématique de la Civilisation
Thématique de la Globalité
Thématique de la Totalité
Avis de l'expert en
sciences cognitivesAndré
Bonaly
Revue de Web- Un beau texte sur
l'exclusion
Le
chômage d'exclusion
Interrogations éthiques sur fond
religieux, par Éric Volant, spécialiste en éthique,
ancien professeur au Département des sciences religieuses de
l'Université du Québec à
Montréal.
http://www.unites.uqam.ca/religiologiques
Retours
Pour votre prochaine visiteQuoi de neuf sur le Réseau d'Activités
à Distance?
Reproduction
interdite
Association R.A.D. - Chez
M.Houdoy - 18, rue Raoul Follereau - 42600 Montbrison -
FRANCE.
Fax: 04 77 96 03 09
Mise à jour: 16/07/2003