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La Haine de l'Autre


Ce document est la suite de L'Amour du Même
* Plan

Introduction

1. La fin de l'appartenance

2. Le retour de la diversité

3. Identité et différence

4. Le réel et le désir

5. Les dialectiques dangereuses

6. Heureux mortel

Conclusion


* Introduction

Depuis l'économie du temps, en passant par Robinson Crusoé et les trois niveaux d'organisation, nous sommes à la recherche d'une définition réaliste de la productivité. L'usage courant de ce mot est tributaire des fantasmes de génération ex nihilo sur lesquels se sont constituées nos représentations de la réalité. C'est pourquoi, après être revenu, avec Oedipe, aux sources de la culture, nous avons vu comment Robinson échappe à cette illusion ethnique selon laquelle le verbe se fait chair. Il est alors plus pertinent de considérer son travail comme une narration.

Pendant des millénaires, les organisations ethniques se sont posées comme des totalités. Une vision holiste de la société fait de l'ethnie un sujet collectif. En économie, cette croyance se manifeste par la confusion entre l'hypothèse de reproduction, nécessaire à toute quantification abstraite, et une improbable loi de reproduction automatique de la société. Cette pensée du même et cette logique de l'appartenance s'instaurent par une propriété du groupe sur les corps des individus. Le verbe imaginaire s'approprie la chair réelle. Il n'y a pas de propriété sans domination. Ensuite de quoi, la séduction fait monter les enchères. Cette propriété primitive fut inaugurée par la prohibition de l'inceste naturel. Faute d'interdire un crime impossible à commettre, elle instaure un échange de femmes entre hommes.

Les femmes, parce que les plus concernées, furent les premières à revendiquer la responsabilité de leur corps. Le point de rupture fut souvent la maternité (viol, grève du sexe, contraception, avortement, "elle a fait un enfant toute seule", etc). Il faut poursuivre cette critique de la pensée du même et de la domination du verbe sur la chair. Sinon, l'amour du même qui les sous-tend, renforcera la haine de l'autre qui nous menace. Dans l'impossible consolation de ne pas être acteur, elle refuse à l'autre le statut de sujet. "Le racisme contemporain fait de l'Autre un anti-Sujet pour exprimer son malheur et sa honte de n'être plus un Sujet lui-même (Touraine)". La haine de l'autre vient d'un renoncement à l'identité différenciée, au profit d'une conformité acquise par l'appartenance.


* 1. La fin de l'appartenance

La constitution de sujets individuels est un défi de la modernité mondialisée. Elle requiert une pensée de la diversité, pour que chacun puisse se réaliser. Elle implique une pratique du nomadisme sur des réseaux socio-techniques. La constitution des sujets individuels remplace l'appartenance octroyée par des liens volontairement tissés.

L'autonomie relative des sujets suppose leur double liaison:

Dans un cas comme dans l'autre, le réseau tend à remplacer la citadelle, tant pour l'entreprise que pour l'ethnie.

Pour le nomade primitif, la médiation entre l'individu et l'Univers était l'ethnie. Mais l'individu n'était pas reconnu. L'ethnie était le seul sujet. L'individu n'existait pas. L'ethnie s'appropriait les corps (femmes, enfants, guerriers) ou les expulsait (vieillards, déviants, bannis). L'ethnie s'appropriait les esprits (conformisme, culture ethnique). C'est dans l'ethnie que le verbe prétendait se faire chair. C'était le règne du signifiant-phallus (Lacan).

Pour le nomade moderne, la médiation entre l'individu et l'Univers est assurée:

Le réseau physique du système productif est mondial. Il est constitué par un ensemble de réseaux socio-techniques construits, administrés et maintenus par des entreprises partenaires.

Par "réseau informationel mondial", nous entendons: les autoroutes de l'information, les programmes, les textes, les illustrations, les agents intelligents, les bases de données qui les constituent.

Nous entrons dans un monde de la liaison interindividuelle et de la décentralisation. Il fait suite à un monde des citadelles centralisées, rivalisant pour des territoires de chasse, des royaumes agricoles ou des marchés industriels. Les citadelles croyaient faire émerger un plein absolu, ex nihilo, du vide, du chaos primordial, de la forêt sauvage, ou d'un marché amorphe. Hors des citadelles, pas de civilisation. Juste les barbares, la vie sauvage, le désert, l'inhumain, le wilderness.

L'appartenance à une citadelle ou à une totalité imaginaire n'est plus la condition de l'existence sociale. L'appartenance s'obtenait en échange de la soumission aux normes de la conformité, car le même concernait d'abord les humains. Maintenant, dans le monde des objets et des machines, c'est la compatibilité des machines et des logiciels, la complémentarité géométrique des formes des objets, qui permettent de construire et d'améliorer les systèmes socio-techniques. Chaque fois que le même est requis, les humains sont remplacés par des machines ou des programmes plus standardisés. Les gestionnaires disent que l'on y gagne en productivité. Heureux hommes s'ils ont trouvé la définition et la mesure de ce dont ils parlent. Toujours est-il qu'ils licencient en proportion. Et même si c'est la conséquence d'un fantasme ou d'une imagination, ce résultat est un fait. Cette recherche de productivité locale (lisez: rentabilité) est une des composantes du développement actuel du chômage.


* 2. Le retour de la diversité

Dispensés de se conformer à la pensée du même, les humains pourraient développer leur diversité naturelle. C'est parce qu'ils ne le font pas encore assez que la productivité des services, celle du tertiaire relationnel, n'est pas suffisante pour y développer durablement de nouvelles activités. La mise en place de l'économie de la diversité est beaucoup trop lente. Cette lenteur est une autre composante du développement actuel du chômage. Elle provient d'une nette insuffisance de la productivité globale (lisez: efficacité ou cohérence). Pour être plus juste, il s'agit d'un défaut de percolation des besoins comme des revenus.

Le développement d'une pensée de la diversité est une urgence économique autant qu'humaine. La diversité humaine est du côté de la chair, de ses émotions et de ses affections. Le même, la conformité au concept, la réduction par l'abstraction, sont du côté du verbe, de la logique et de la signification. Ils pensent devoir dominer la chair et les émotions.

Le verbe comme la chair, quand ils sont soumis à la pensée du même et à la pratique de la répétition, sont plus ou moins rapidement remplaçables par l'ordinateur, par la machine ou par l'ingénierie génétique (L. Vandelac, La face cachée de la procréation artificielle).

Le verbe comme la chair, quand ils s'adonnent à la pensée de la diversité, à la pratique de la création, ne sont pas remplaçables. Ils sont assistés par des ordinateurs et des machines constitués en réseaux socio-techniques sur lesquels se déplacent et se développent les nomades modernes.

Toute une éducation de l'appartenance (ethnie, entreprise), de la dépendance (filiation), de la propriété (identité statique, possession) prépare l'enfant biologique à se comporter comme un néo-enfant dans sa vie dite adulte. Cette éducation de l'appartenance est compatible avec un monde immobile. Elle est encore possible quand les changements ne sont pas perceptibles pendant la durée de vie d'un individu. Dans un monde économique qui évolue rapidement cette éducation n'a plus de sens. Lorsque l'emploi et l'employabilité ne sont plus assurés par l'entreprise, cette attitude de dépendance est un comportement dangereux. Elle est inadaptée à la situation.


* 3. Identité et différence

Chacun doit assumer sa différence. Chacun doit valoriser sa particularité. Mais, passer du même à la diversité ne va pas sans bouleverser nos systèmes de représentations. Car l'identité était basée sur l'identique. Venue du même, l'identité doit basculer du coté de la diversité. L'identité personnelle remplace l'identité sociale. L'identité statique se transforme en identité dynamique. Hier octroyée par le verbe ethnique, l'identité doit être produite à partir de la chair individuelle. Encore attribuée au Deus ex machina de la raison, l'identité nouvelle s'élabore dans les émotions et les sentiments.

Le réel était supposé rationnel (Hegel, Marx). Le verbe était normalisateur par la raison. La chair sera reconnue différenciatrice par les émotions. Le primat du verbe de l'ethnie doit laisser place à la reconnaissance de la chair de chaque individu. Or, si chacun peut revendiquer la responsabilité de son corps (habeas corpus), il n'en va pas de même pour les signes. Car le signe est à deux faces: le signifiant appartient à l'ethnie; le signifié, comme la connaissance, appartient à l'individu.

Au-delà des émotions qu'il ressent dans son corps, chacun exprime sa différence avec des signes à deux faces ou des mots à triple valeur. Dans sa chair, la symbolique associée au signe lui est propre. Mais, dans le verbe, le sens commun ne lui appartient pas. Car si le signe et le symbole se distinguent rigoureusement par leurs concepts, ils sont inséparables dans les mots avec lesquels nous désignons les choses. Le mot est à la fois signe collectif et symbole individuel. En effet, la mémorisation des signes de la représentation collective passe par des symboles personnels affectés. Le verbe ethnique, s'enracine dans la chair individuelle. Aujourd'hui, le signe se transforme en signal dans le dialogue homme-machine. Il dirige la transformation de la matière naturelle. C'est ainsi que le verbe organise, aussi, la production des marchandises par les marchandises.

Né dans les cerveaux de nos lointains ancêtres, le verbe a développé un don d'ubiquité:

Mais cette généralisation du verbe triomphant entraîne maintenant sa relativisation. Le temps du bluff conquérant est révolu. Le verbe doit s'interconnecter avec la chair et avec la matière. Le signe doit s'interfacer avec le symbole et le signal.

Il faut tenir compte de la priorité de la nature sur la culture. Nous devons intégrer la double localisation, interne et externe, de la nature par rapport à l'individu. Cela implique de donner toute son importance au dialogue du verbe et de la chair dans le développement du sujet. Pour cela, la science ne peut pas fonctionner uniquement sur le mode réducteur, en direction de la physique. L'information ne se réduit pas au signal. Toute information signifiante pour l'être humain a une composante émotionnelle en plus de sa composante opératoire. C'est d'ailleurs pourquoi le signe, contrairement au signal, est à double face.


* 4. Le réel et le désir

Puisque le sujet doit faire la synthèse personnelle de l'identité (symbole) et de l'instrumentalité (signal), le système des signes doit communiquer avec les êtres humains et avec les automatismes physiques. C'est un bouleversement du système de représentation qui s'annonce et qui s'amorce. Le verbe (logos, philosophie) ne peut pas flotter au-dessus d'un vide pré-culturel et anti-naturel. Le verbe émerge de la nature interne par le fonctionnement de l'inconscient. Les désirs et les émotions sont donc premiers par rapport au logos (raison). C'est l'échange des émotions, dans le réseau des liaisons, qui conditionne l'orientation des désirs et l'élaboration des besoins. Comme le disent Deleuze et Guattari: "Ce n'est pas le désir qui s'étaie sur les besoins, c'est le contraire, ce sont les besoins qui dérivent du désir: ils sont contre-produits dans le réel que le désir produit. Le manque est un contre-effet du désir, il est déposé, aménagé, vacuolisé dans le réel naturel et social. (L'Anti-Oedipe, p. 34)". C'est le manque organisé dans l'économie de propriété (Bataille). Par contre, la percolation des besoins est la clef de l'évolution des réseaux socio-techniques de l'économie de location (réduction de la sphère de l'appropriation).

Dans le dialogue du verbe et de la chair, le verbe va perdre son primat. Il ne faut pas partir du verbe, mais partir de l'être. Il ne faut pas reproduire le même, mais admettre la diversité. Et, avec elle, la complémentarité, la solidarité et une certaine réciprocité.

Le réel est premier, dans sa qualité d'être. Ceci étant admis, nous n'avons plus de problème de fondement (cogito, mystère) par un double du réel. Si nous admettons le réel sans chercher à le "fonder", nous pouvons admettre la diversité. La différence est alors possible sans être la déviance d'une identité première. La pensée de la diversité admet le réel sans condition. Par la même occasion, elle admet une différence première. Comme le réel, la différence est. Le fait d'être suffit. Il n'y a plus besoin de hiérarchie, de dérivation, de déviance ou de dégénérescence pour expliquer la différence et la diversité.

On aura compris que l'on s'éloigne d'autant de la haine de l'autre (racisme, sexisme, domination, ségrégation, purification ethnique). Cet autre, qui empêche le même de tourner en rond, est l'ennemi juré du totalitarisme. Mais, si le verbe et la raison ne sont pas premiers, il faut admettre que les émotions et le désir suffisent à produire l'horreur quand leur percolation est en défaut. Comme le disent encore Deleuze et Guattari, à propos de la psychologie de masse du fascisme: "Jamais Reich n'est plus grand penseur que lorsqu'il refuse d'invoquer une méconnaissance ou une illusion des masses pour expliquer le fascisme, et réclame une explication par le désir, en termes de désir: non, les masses n'ont pas été trompées, elles ont désiré le fascisme à tel moment, en telles circonstances, et c'est cela qu'il faut expliquer, cette perversion du désir grégaire. Pourtant Reich n'arrive pas à donner de réponse suffisante, parce qu'il restaure à son tour ce qu'il était en train d'abattre, en distinguant la rationalité telle qu'elle est ou devrait être dans le processus de la production sociale, et l'irrationnel dans le désir, seul le second étant justiciable de la psychanalyse. (L'Anti-Oedipe, p. 37)". Car le désir peut pousser à vouloir l'esclavage, pour les autres bien sûr (domination), mais aussi pour soi. D'où l'inanité d'une lutte anti-idéologique contre le fanatisme. Le remède contre la haine de l'autre, comme la racine du mal, doit être plus profond que le verbe. Le verbe arrive toujours après-coup car il prend naissance dans les émotions et les souffrances de la chair.

Du fait de l'opposition inaugurale entre chaos et philosophie, la pensée du même ne semble laisser le choix qu'entre une philosophie tragique (Sophistes, Lucrèce, Montaigne, Pascal, Nietzsche) qui affirme le malheur dans une logique du pire et une philosophie sérieuse (Descartes, Freud) qui offre le bonheur à force d'intelligence. Mais le dilemme entre le mieux-être et le mal-être n'existe que pour ceux qui croient devoir fonder l'être en raison. On peut s'en sortir, ou plutôt démarrer, autrement. Ne pas chercher à construire une culture sans nature est une solution probablement trop simple pour le génie philosophique, tant qu'il ne s'est pas autonomisé de l'illusion ethnique. Ne pas vouloir exhiber, ex nihilo, un verbe capable de produire la chair et la matière, est la solution retenue par la méditation. Entre le bonheur garanti et le malheur certifié, elle procure la joie d'être ici et maintenant.

Quand elle n'est plus hiérarchisée pour satisfaire le même, la différence du verbe et de la chair traverse le masculin tout comme le féminin. Elle devient une différence commune. Le travail productif et la reproduction ont longtemps séparé le masculin et le féminin. Mais, dans la pensée de la diversité, ils n'ont pas à être hiérarchisés non plus. La reproduction n'a pas à être subordonnée à la production (bras) ni à l'anti-production (chair à canon). Les émotions n'ont pas à être subordonnées à la reproduction. Sinon, l'inéluctable retour du refoulé est désastreux.

L'inconscient n'est pas un théâtre, mais une usine. Le désir ne concerne pas que le spectacle social. On ne peut considérer le désir comme production de fantasme. Il faut prendre le désir comme production de réel. L'inconscient est production: ça fonctionne, avec des machines désirantes.

Le verbe n'est pas premier ni fondateur. Le désir et les machines désirantes sont déjà-là quand le verbe prétend rationnaliser des activités qui se déroulent déjà. La différence du verbe et de la chair est la schize commune de toutes les activités: travail ou affections. C'est donc la fente (Lacan), la différence, la non-identité à soi-même qui fait fond, et non le même. C'est de ce point de départ que nous pouvons analyser les activités: les activités à distance comme les activités de proximité.

L'inconscient n'est pas un théâtre. Mais notre système de représentation en est un. Le verbe est un théâtre d'ombres. Nous affublons les acteurs de masques pour les faire rentrer dans nos oppositions binaires. Sur le chaos structurant des machines désirantes, nous caricaturons l'opposition du sujet et de l'objet, pour que chacun soit identique à son concept. Nous attachons trop d'importance à l'aspect chosiste des organismes et à l'aspect intentionnel des activités humaines. Nous repoussons l'un vers l'objet inanimé. Nous tirons l'autre vers le sujet doté d'une âme.

Toujours pour la primauté du verbe, nous sous-estimons les contraintes des systèmes au profit des formes visibles. Or, la chose et les contraintes ont le même degré de réalité. Insister sur les choses et masquer les contraintes, oblige à inventer des forces pour mouvoir ces objets et des sujets pour manier ces forces. Dieu, rareté et homo oeconomicus font partie des forces et des sujets de ce théâtre d'ombres. Par contre, insister sur le réseau, c'est mettre sur le même plan les choses et les contraintes. C'est reconnaître le chaos structurant des systèmes spontanés, sans pensée organisatrice. Sans leurs masques (les mots qui les désignent) certains prétendus sujets montrent qu'ils sont des faisceaux de contraintes. De prétendues décisions recouvrent de réelles bifurcations non prévues. Connectés aux faisceaux de contraintes (fond ou environnement), les faisceaux de relations (formes matérielles) sont déformés par l'environnement (contraintes) autant qu'ils l'informent (conditionnent). Il n'y a pas déterminisme hiérarchisé, mais solidarité et influence réciproque. Le verbe a trop tendance à refouler tant le réel que le désir.


* 5. Les dialectiques dangereuses

La coupure du verbe et de la chair est accentuée par cette perception insuffisante des interactions spontanées dans les réseaux. C'est pourquoi nos pensées dualistes ou dialectiques sont dangereuses. Les pensées dialectiques donnent toujours le primat à une seule composante de la réalité, même quand elles affirment sa complexité. D'où l'importance de la hiérarchie des représentations dans la réduction. D'où l'importance de la hiérarchie des décideurs dans la totalisation des citadelles.

Des pensées aussi différentes que le matérialisme et l'idéalisme ont pu donner des totalitarismes aussi mortifères que le stalinisme et le nazisme. Car le danger est dans la simplification, la recherche obstinée du même. Elle transforme l'abstraction comme réflexion en abstraction comme exclusion. Le matérialisme (primat de la chair ou de la matière), l'idéalisme (primat du verbe ou de la forme) et l'animisme (primat des forces ou des esprits) mettent chacun l'accent sur un aspect de la réalité complexe. Mais c'est le mouvement d'ensemble que nous devons observer, comprendre et utiliser. La réalité subie, la réalité apparente et la réalité construite appartiennent à une seule et même réalité lointaine.

Ce n'est pas le verbe qui se fait chair. La chair reproduit la chair en puisant dans les systèmes naturels de la matière et de l'énergie. Le verbe dialogue avec le verbe en utilisant le minimum de matière possible pour le signifiant. Les forces interagissent (avec les forces). Ceci ne suppose pas toujours une conscience ni une intention. Il y a le hasard, les accidents et le chaos. Même en l'absence de pensée organisatrice, avant tout projet humain, il y a déjà un chaos structurant.

Dans le cas d'une production consciente faisant suite à une conception délibérée, comme c'est le cas pour les projets industriels, des formes de la pensée orientent les acteurs. Ceux-ci utilisent les forces des systèmes spontanés englobants. Ils les canalisent pour modifier les formes de la matière. La production consciente ne fait pas disparaître les systèmes spontanés. Elle les utilise. Elle les transforme. Le développement de la culture ne fait pas reculer la nature. Il la modifie, il la transforme. Le développement de la culture s'inscrit dans une production de la nature par la nature. La nature n'a pas attendu l'apparition de l'homme et de sa conscience réflexive pour se dérouler. Tous les processus ne supposent pas un projet. D'ailleurs, que valent les projets dont nous sommes si fiers, une fois le compte tenu des rejets qui les accompagnent?

L'opposition du matérialisme et de l'idéalisme se base sur un refoulement commun de l'animisme. L'animisme est une pensée des systèmes naturels ou des systèmes spontanés. L'homme était d'abord absent de ces systèmes spontanés. Certes, l'homme est de plus en plus présent. Les systèmes spontanés les plus proches (sur la Terre) ressemblent de plus en plus à des réseaux socio-techniques. Mais il serait faux (fou) que l'homme se prenne pour le créateur, ex nihilo, de ces réseaux. Les organisations réelles ne seraient rien sans les organisations potentielles qui les rendent possibles. Vouloir toujours se poser comme sujet conduit à réduire tous les autres à des objets. La haine de l'autre n'a pas d'autre origine.

La dialectique du sujet et de l'objet n'est donc qu'apparente. Ce théâtre d'ombres vient du refoulement d'un troisième terme. Réintroduire la nature change tous les rôles. Il n'y a pas de création ex nihilo, du verbe vers la chair. Il n'y a pas d'exploitation. Car il n'y a pas de plus-value. Mais il y a domination. Le verbe n'a pas la propriété de se faire chair comme le croyaient, sous des formes diverses Descartes (De la formation du foetus), Hegel et Marx (la femme n'est qu'un vase). Le verbe et la chair sont solidaires des systèmes naturels ou spontanés qui les ont précédés et produits. Par contre, avec la haine de l'autre, il ne reste plus que des objets dans un délire de possession.


* 6. Heureux mortel

Robinson Crusoé est un héros particulier. Il minimise la coupure du verbe et de la chair. Il est sujet et acteur, mais comme partenaire. L'individu Robinson n'a pas d'ethnie d'appartenance pour élargir cette coupure. Au contraire, après l'épisode de la pirogue, il crée l'organisation Crusoé pour la réduire. Il ne peut maintenir des systèmes de représentation qui nient l'importance des systèmes naturels. L'action de Robinson reste discrète, minimale, adaptative. Il ne se croit pas inengendré. Car, dans la solitude, il ne peut pas fonder le réel. Cette opération exige une certaine duplicité, dans la division du travail, pour produire ses effets rassurants.

Robinson sait donc qu'il est mortel. C'est d'ailleurs le résultat de son épreuve qualifiante, le naufrage. Cette claire conscience est nécessaire à la pertinence de son action. La cohérence du verbe, la pertinence des gestes de la chair et la motivation au dialogue de l'un et de l'autre sont les composantes de son adaptation à l'île du désespoir et de sa transformation en île de Robinson. Le verbe et la chair sont deux facettes de la réalité complexe que Robinson doit assumer seul, loin des divisions du travail et des institutions subséquentes.

L'individu Robinson se sait mortel. Son horizon charnel est donc limité. Pourtant, son horizon verbal ne connaît pas de limites. Il crée l'organisation Crusoé pour élargir son horizon. Ce n'est pas une institution sociologique, lui fournissant un horizon imaginaire. Tant qu'il est seul (27 ans), l'organisation est une instance psychique. Faute de filiation, l'organisation ne prétend pas à l'éternité. Mais elle lui fournit un horizon relais. Robinson admet l'île, et non pas l'ethnie, comme plus durable que lui. C'est pourquoi elle est non-appropriable. Elle ne sera pas sa possession ni sa propriété.

Pourtant l'île est aménageable. Le but de l'organisation Crusoé est la double mise en valeur de l'île et de Robinson. Contrairement à l'ethnie qui cherche le développement de la culture contre la nature, par la soumission des individus, l'organisation Crusoé cherche la mise en valeur mutuelle de la nature et de l'individu. Robinson n'est pas certain de passer le témoin à l'horizon relais. Mais l'expérience d'être, tirée de sa méditation en actes, lui procure une joie d'être suffisante. Combinée à une pensée et une pratique de la diversité, elle compense la haine de l'autre qui sommeille en chacun de nous. Le terme de médiation s'applique beaucoup mieux à l'organisation Crusoé qu'à l'ethnie. Elle fournit le niveau intermédiaire entre l'individu et l'Univers.


* Conclusion

Robinson ne passera le témoin que beaucoup plus tard (anglais, espagnols, indiens). Il est heureux qu'il ait trouvé une motivation suffisante dans sa solitude. Jacqueline Kelen a remarqué que l'âge de Vendredi égalait la durée du séjour de Robinson Crusoé sur l'île. Vendredi est le jour où le Verbe interdit de manger la chair animale. Le jeune cannibale pourrait être le fils naturel du travail amoureux de Robinson et de l'île. Avant de le sauver de la dévoration, Robinson se sauve lui-même du désespoir en se ré-appropriant sa culture. Découvrant l'illusion de la productivité masculine absolue, il utilise au mieux la productivité naturelle relative. Il rétablit symboliquement la nature dans ses qualités de productrice (femme) et de reproductrice (mère). Ce travail amoureux de la mise en valeur mutuelle est son épreuve décisive. Elle se termine par le baptême et l'émancipation de Vendredi.

On sait que Robinson Crusoé sauve Vendredi du cannibalisme primitif. Dans son épreuve glorifiante, il sauve d'autres arrivants d'un cannibalisme social. Le cannibalisme social relève d'une croyance en l'appropriation des qualités des richesses par leur possession. C'est cette relation de domination que l'on nomme généralement exploitation. La croyance en la plus-value (ou la valeur ajoutée) est le coeur du cannibalisme social. Cette tentative d'appropriation est une forme de possession. Les plus cannibales des visiteurs furent les marins anglais. Une mutinerie les mettait sur le chemin du pillage et de la grande piraterie.

L'illusion ethnique montre que le cannibalisme social et la haine de l'autre commencent par l'affirmation spectaculaire d'une productivité masculine absolue. A l'opposé, Robinson a découvert, à travers l'île et la nature, l'amour du réel. Le projet de l'organisation Crusoé sera donc la la mise en valeur mutuelle.

Hubert Houdoy

Créé le 26 Mai 1998

Modifié le 18 Juin 1998


* Précédents

Economie du temps

Robinson Crusoé


L'île de Robinson

Le travail comme narration

Propriété ou possession

Trois niveaux d'Organisation

Oedipe, Fatalité ou Parcours?

Une lecture familiale d'Oedipe

Comment le verbe se fait chair

L'Amour du Même


* Suite

La mise en valeur mutuelle


* Compléments

Thématique de la Civilisation

Thématique de la Globalité

Thématique de la Totalité


* Bibliographie

Vie et aventures de Robinson Crusoé

Daniel Defoe

Maxi-Poche, Classiques étrangers

Bookking International, Paris, 1996

Tome 1, 348 pages, 10 Francs

Tome 2, 315 pages, 10 Francs

L'Anti-Oedipe

Capitalisme et schizophrénie

Gilles Deleuze, Félix Guattari

Les Éditions de Minuit

Paris, 1972

470 pages.

Logique du pire

Éléments pour une philosophie tragique

Clément Rosset

Bibliothèque de Philosophie Contemporaine

PUF

Paris, 1971

180 pages.

L'éternel masculin

Traité de chevalerie à l'usage des hommes d'aujourd'hui

Jacqueline Kelen

Robert Laffont

Paris, 1994

354 pages

109 Francs


* Définitions

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Mise à jour: 16/07/2003