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Propriété ou possession pour Robinson ?


A Jacqueline Kelen, pour son exploration des mythes pour notre temps.

Notre lecture du personnage de Robinson Crusoé est inspirée par ce que les stagiaires du Réseau d'Activités à Distance nous confient de leurs difficultés. En cette occasion, nous les remercions de leur confiance.


* Plan

Introduction

1. Stades du parcours de Robinson

2. Vers l'ici et maintenant

Conclusion


* Introduction

Le présupposé de l'économisme, la conservation de la valeur, n'étant pas validé, nous avons exploré les conditions d'une économie du temps. Le mythe de Robinson Crusoé nous a permis de nous extraire d'une vision salariale et monétaire de la production des richesses. La découverte de plusieurs temporalités, relatives à chacun des éléments de la trialectique: sujet, objet et projet, nous a conduit à considérer le travail comme une narration. L'histoire des hommes est le récit de cette relation de présupposition réciproque entre la nature et la culture. Il s'agit bien d'une communication sémiotique, en un sens élargi, où s'intègrent les activités de production. La relation d'appropriation concerne indistinctement les relations entre les hommes et leurs relations avec la nature, mais dans des sens et sous des formes bien différentes. Robinson illustre les rapports complexes entre l'appropriation, la propriété et la possession. Pour lui, faute de monnaie et de marché, l'appropriation n'est pas le processus qui met en place les revenus de la propriété. L'appropriation est le développement d'une communication du sujet avec l'objet dont il dépend. Elle évite au naufragé solitaire, victime de tous les abandons, de sombrer dans un délire de persécution ou de possession.


* 1. Stades du parcours de Robinson

Pour Robinson, le naufrage de son navire, la mort de ses compagnons et la solitude sont vécus comme un abandon quand il aborde l'île du Désespoir. Ce trauma, qui ressemble au traumatisme de la naissance, est le début d'une nouvelle vie. Pendant les 28 années de son séjour, la relation de Robinson avec le système naturel passe par des étapes assez classiques. Nous les avons étudiées dans le développement psychologique de l'enfant. Nous les retrouvons dans les stades décrits par Freud. Et, s'il fut un homme dont l'amour fut soumis à une contrainte de sublimation, à coup sûr, Robinson fut celui-là:

Dans un cas, il ferait de ses ressources un objet total, une sommation d'objets partiels, un totem, pour une dévoration cannibalique.

Dans l'autre, il se constituerait en sujet unique par un choix d'objet. Nouvel Oedipe, il serait propriétaire d'un objet d'amour qui ne serait pas tourné vers plus grand et plus ancien que lui.

C'eut été ne pas comprendre la nature et le lieu exacts de cette apparente totalisation. L'opération n'est pas extérieure à Robinson. Elle ne concerne pas la matérialité de l'île. Elle est intérieure à Robinson. Mais elle ne concerne pas sa matérialité corporelle. Il ne s'agit pas d'une omnipotence réelle. L'opération est intérieure et symbolique. Il s'agit d'une centralisation de la représentation de ses pulsions sur un symbole: le phallus. Le découpage des objets partiels, comme leur apparente totalisation, ne concerne pas la matérialité du référent, mais la matérialité du signifiant. La nuance est d'importance. Cela ne change rien au réel et c'est cela qui change tout. Les seuls objets partiels, véritablement isolables de leur contexte, sont les mots qui les désignent. Les signifiants discrets semblent découper des signifiés séparables dans un monde global.

Certes, la polysémie du verbe <aimer> fait dire à l'amant "j'aime caresser ta poitrine" et au psychotique cannibale "j'aime tes seins" comme le gourmet dit à sa bouchère "j'aime toujours autant votre bavette". Mais les passages aux actes n'ont pas les mêmes conséquences sur les objets de leurs amours respectifs. A défaut de découper des objets partiels, dans l'objet de son désir, comme le ferait le cannibale, le fétichiste se contentera d'un objet isolé lui appartenant. Le fétiche est le résultat d'une métaphore et d'une métonymie. Mais le seul isolable, c'est le signifiant. C'est bien cela le signifiant-phallus cher à Lacan. La matérialité particulière du signifiant, le poids des mots, ou le choc des photos, en quelques sortes.

Sur le plan de la matérialité, le temps et la force de Robinson Crusoé sont limités. Il n'est pas omnipotent comme le voudrait l'idéal du moi ou comme pourrait l'exiger le sur-moi. Robinson ne peut emmener avec lui, pour consommer sur la mer, les ressources du système naturel. Il est soumis à une contrainte physique de localité. Son corps ne pourra jamais posséder tout ce que son esprit embrasse par la pensée, à travers les signes de la langue naturelle. Les corps, à commencer par le cèdre dont on fait le bois des pirogues, pèsent plus lourd que les mots. Toute transformation matérielle prend du temps et requiert des forces. Pour aboutir dans ses projets, Robinson doit planifier sa temporalité dans celle du système naturel. Il doit joindre les forces de l'île aux siennes. Ainsi s'amorce un échange concret (phénomène) et un dialogue abstrait (être). Certains prétendent que cela se nomme <travail>. Nous pourrions aussi bien parler d'amour. Une chose est sûre: pour posséder celle que l'on considère comme un phénomène, il faut l'aimer et lui faire sentir qu'on aime son être.

Dans la mesure où il renonce à se l'approprier par la dévoration, l'objet initial, reconnu dans son être, tend à devenir un sujet. Robinson ne commande à la nature (réalité empirique) qu'en lui obéissant (réalité indépendante). L'île n'est pas un objet qu'il pourrait posséder pleinement. Il est obligé de lui reconnaître, non pas une intention, mais une intentionnalité. D'où une relation à distance, entre eux.

L'île n'est pas une organisation réelle. Mais elle est une organisation potentielle. Robinson doit d'autant plus chercher à la comprendre que, privé de congénères, la sympathie et l'identification sont plus délicates. En outre, l'île est le lieu de forces telluriques (tempêtes, courants, tremblements de terre, éboulements) qui les dépassent tous deux. L'île n'appartient pas à Robinson. L'île appartient à un ensemble naturel plus vaste. Ainsi apparaît un Destinateur transcendant. Il peut être persécuteur ou rassurant. S'approprier l'île, ce n'est pas la forcer (viol) à produire pour soi. C'est reconnaître que, si leur conjonction dépend d'elle et de lui, sa fertilité est soumise à des lois qui ne dépendent ni d'elle ni de lui. C'est de la connaissance de ces lois et de l'apprivoisement de ses êtres que Robinson tire la véritable appropriation de l'île.

Il cherche à la comprendre, à l'apprivoiser, à la mettre en valeur, à exalter sa beauté, à deviner ses pensées cachées. Il cherche à lui faire accepter sa présence puis les transformations qu'il induit dans son corps. Son travail, passionné, créateur, productif, fertile, novateur, attentif, délicat, héroïque est une négociation avec le système naturel. Difficile négociation avec un réel voilé. Mais quelles satisfactions! Quel plaisir en retour! Quelle complicité dans l'action, quand l'eau qui coule dans la rigole aide le terrassier qui la creuse! Quelle intimité quand, après l'averse, l'île retrouve son calme, se refait une beauté, tandis que Robinson, encore émerveillé par tant d'effusions, retrouve lentement ses esprits!


* 2. Vers l'ici et maintenant

Nous venons de décrire l'évolution de Robinson. Elle ressemble au développement psychique de l'enfant. Elle reflète la mise en place de la structure oedipienne. Stade oral, stade anal, stade du miroir, stade phallique, stade génital. Pourtant, il ne s'agit pas de la maturation biologique d'un organisme prématuré. Robinson est déjà adulte et solide. C'est un "beau pétard" diraient nos amis québécois. De plus, Robinson étant seul, il n'y a aucun roman familial, aucune théâtralité là-dedans. Il s'agit des relations d'un sujet avec son objet. Nous sommes bien dans une sémiotique naturelle. Là où s'articulent la langue et le monde naturels.

En variant le ton, on pourrait présenter autrement la même évolution. Au diable la maturation du primate prématuré. Mettons l'accent sur la nouveauté dans ce parcours du désir. Montrons comment s'y introduisent le temps comme l'espace. Notre nouvelle lecture transforme un Robinson objet du destin. Elle en fait le sujet de son histoire.

Le Bret:

Mais où te mènera la façon dont tu vis?

Quel système est le tien?

Cyrano:

J'errais dans un méandre;

J'avais trop de partis, trop compliqués, à prendre;

J'ai pris...

Le Bret:

Lequel?

Cyrano:

Mais le plus simple, de beaucoup.

J'ai décidé d'être admirable, en tout, pour tout!

Cyrano, patient orfèvre d'un amour lointain, nous donne une autre indication:

"Qui j'aime?... Réfléchis, voyons. Il m'interdit

Le rêve d'être aimé même d'une laide,

Ce nez qui d'un quart d'heure en tous lieux me précède,

Alors, moi, j'aime qui?... Mais, cela va de soi!

J'aime - mais c'est forcé! - la plus belle qui soit!"

Quel sera l'objet d'amour de Robinson? De qui peut-il le recevoir? Dans une épreuve qualifiante, Robinson a reçu l'île en cadeau. Pour lui, elle était, sans plus, le déjà-là, un vil objet. Un processus matériel en mouvement. Ce don, il le reçoit d'un Destinateur transcendant qui n'est autre que la réalité. Mais, cette fois-ci, envisagée comme système de contraintes, un quasi-sujet dont il faut saisir et traduire les signaux. Celle qui est toujours-là. Celle que Bernard d'Espagnat nommerait la réalité indépendante. Celle qui doit être comprise, construite par l'esprit. Elle est, nous pouvons le craindre, une réalité lointaine, un réel voilé. Elle, dont l'ouvrage, mille fois, sera remis sur le métier.

Avant que, belle et nue, elle ne sorte du puits, son Pygmalion consacre un temps infini à la façonner. Avant que Vénus ne sorte nue de l'écume de la mer, un dieu (Ouranos) aura souffert au plus profond de sa chair. Car celle qui est déjà-là ne se confond pas avec celle qui sera toujours-là. Même si elle est déjà donnée à l'homme, comme ressource, ce n'est que par son désir, par son travail, par son dialogue attentif, qu'il peut la transformer. Il se transforme lui-même, tandis qu'il l'aime assez pour se l'approprier. Dans le cas de Robinson, il ne connaît pas encore celle qui sera sa femme. Mais il la gagne. Dans le cas de Roxane, Cyrano connaît depuis longtemps sa cousine Madeleine Robin. Il connaît déjà la beauté de son visage. Mais il ne peut la conquérir que par ses mots. Car c'est elle, qui inspire les poètes et les savants. Elle, qui pousse au développement de la langue naturelle comme système paradigmatique, la connaissance. Jacqueline Kelen décrit cette lente marche solitaire vers la connaissance:

"L'expérience de la solitude est préalable à toute vraie rencontre. Pour avoir pendant vingt-six ans creusé son silence, Robinson est prêt pour le partage et pour l'alliance. Rien d'étonnant à ce que le jeune homme qui débarque sur l'île soit appelé Vendredi, jour de Vénus, planète de la tendresse et de l'amour; et rien d'étonnant à ce que son âge, vingt-six ans, corresponde exactement au temps de captivité du naufragé en l'île. Comme pour Enkidu et Gilgamesh, Vendredi est pour Robinson un alter ego, un frère: il est l'ombre sauvage de celui qu'il fut lorsqu'il échoua lamentablement sur un bout de terre mauvaise. Parce que, vingt-six ans plus tard, c'est Robinson qui représente l'homme sage, l'esprit plus que la civilisation, et c'est Vendredi qui figure le cannibale, l'homme non dégrossi, la pierre brute qu'il va falloir travailler. Nouvelle leçon d'espoir donnée, mine de rien, par Daniel Defoe: la connaissance se transmet, en dépit de tout. Chaque individu est un maillon de cette chaîne de l'infini. (L'éternel masculin, p. 286)".

Alors, qui donc Robinson aime-t-il?

Qui sera, enfin, son amie?

Il aime - mais c'est forcé! - la vie.

Cette nouvelle lecture de l'évolution de Robinson montre que plusieurs parcours narratifs, s'ils connaissent, en fonction du contexte, des acteurs, des lieux et des temps différents, peuvent être décrits par un même système d'actants. Et inversement. Que nous nous attachions, ou non, à la théâtralité freudienne, le parcours de Robinson est d'abord la constitution d'une relation de communication entre le sujet du désir et l'objet du réel. La poursuite de cette communication est constitutive de leur projet commun. Car la distinction du sujet et de l'objet n'est pas aussi tranchée, dans les faits, que la radicale opposition des deux termes ne le suggère. Le développement de leur relation ne va pas sans changements dans leurs positions respectives.


* Conclusion

Nous sommes parvenus à deux conclusions majeures. Mais chacune pose une nouvelle question. Et bien d'autres en cascade.

Robinson connaît l'amour de l'autre, mais sous quelle forme? Son frère, Cyrano, ne peut-il nous apporter d'autres éléments d'information que Daniel Defoe ou Michel Tournier ne donneraient pas?

Dans son apparente solitude, Robinson n'aurait-il pas inventé cet "art de faire coïncider le désir et le réel, qui est la définition de l'allégresse (Clément Rosset)"?

En filigrane de notre lecture, on aura compris que Robinson surmonte une perte, un deuil. A corps perdu, c'est à un travail de deuil qu'il se livre. Il échappe au complexe d'abandon comme à la névrose d'abandon. Il surmonte tout autant la dépression que la mélancolie. Si Robinson réalise un tel travail amoureux, c'est par une certaine résolution de l'Oedipe. Mais il affronte bien d'autres épreuves. Sa névrose obsessionnelle ne se déroule pas à Vienne, en famille, au début de notre siècle. Sans division politique ni technique du travail, les questions du pouvoir, du clivage et du phallus sont quelque peu transformées. Celle-ci n'est que l'attente de la femme de sa vie. Il finira par la trouver, à son retour en Angleterre. De plus, sans monnaie, Robinson dépasse une forme classique de fétichisme. Enfin, par son épreuve décisive, Robinson se prépare à surmonter le cannibalisme social.

Le Robinson baroudeur a finalement réussi à s'installer dans l'ici et maintenant. Mais ses représentations de l'espace et du temps sont plus fractales que celles qu'imposerait une division hiérarchique du travail. C'est parce qu'il échappe au fétichisme de la monnaie que Robinson Crusoé nous intéresse, pour explorer l'économie du temps.

Nous savons que sa temporalité est complexe, particulière. Robinson reste ouvert à plusieurs avenirs possibles. Il peut servir de modèle en nos temps d'incertitudes. Ce processus fractal du futur est une manière de vivre ici et maintenant. Mais il suffit qu'un bateau passe au large pour que sa vie connaisse une bifurcation. Par son analyse du fétichisme, Clément Rosset nous donne encore une piste: "Le fétichiste reste froid devant la chose elle-même, laquelle lui apparaît comme muette, incolore et sans saveur; il est ému non par la chose mais par quelque chose qui la signale. D'où un refus du présent et de l'ici, c'est-à-dire un refus du réel en général, puisque le présent et l'ici en sont les deux coordonnées fondamentales. On ne peut s'intéresser à la fois au fétiche (c'est-à-dire au réel) et à ce que le fétiche est censé représenter (c'est-à-dire au <<vrai>>, par opposition au double, au faux). Qui cherche le fétiche trouvera le fétiche; mais qui cherche ce que le fétiche représente ne trouvera rien, et en tout cas pas le fétiche. Bref: ne cherchez pas le réel ailleurs qu'ici et maintenant, car il est ici et maintenant, seulement ici et maintenant. (Le Réel, p. 152)".

A travers la mise en valeur de l'île, Robinson entre en communication avec la vie elle-même. Nous savons qu'il existe, qu'il pense, qu'il agit simultanément à trois niveaux d'organisation. Il est l'individu Robinson et l'organisation Crusoé. Il aime la vie à travers l'île de Robinson. N'étant pris dans aucune division hiérarchique du travail, Robinson assume pleinement cette fractalité du temps et de l'espace, de la matière et de l'énergie. N'y a-t-il pas là une invitation à poursuivre notre recherche dans cette direction?

Hubert Houdoy

Créé le 18 Mars 1998

Modifié le 10 Juin 1998


* Suite

Trois niveaux d'organisation


* Précédent

Le Travail comme Narration


* Compléments

Thématique de la Civilisation

Thématique de la Globalité

Thématique de la Totalité


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* Bibliographie

Vie et aventures de Robinson Crusoé

Daniel Defoe

Maxi-Poche, Classiques étrangers

Bookking International, Paris, 1996

Tome 1, 348 pages, 10 Francs

Tome 2, 315 pages, 10 Francs

L'éternel masculin

Traité de chevalerie à l'usage des hommes d'aujourd'hui

Jacqueline Kelen

Robert Laffont

Paris, 1994

354 pages

109 Francs

Le Réel, traité de l'idiotie

Clément Rosset

Les Éditions de Minuit

Paris, 1977

153 pages.

Linguistique et Anthropologie

Benjamin Lee Whorf

Les origines de la sémiologie

Denoel/Gonthier

Paris 1969

Une incertaine réalité

Bernard d'Espagnat

Gauthier-Villars

Bordas

Paris, 1985


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Mise à jour: 16/07/2003