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Une lecture familiale d'Oedipe


Ce document est la suite de Oedipe, Fatalité ou Parcours?
* Plan

Introduction

1. Le système de la signification

2. La double nature

3. La dissymétrie fondamentale

4. Le meurtre du père

5. Une lecture familiale d'Oedipe

Conclusion


* Introduction

A partir de l'expérience de Robinson Crusoé, naufragé solitaire de l'île du Désespoir, nous avons dégagé trois niveaux d'organisation.

Ils sont, par largeur croissante:

Ces définitions peuvent être généralisées à toute ethnie ou à toute société plus complexe, mais sous des formes différentes qui les caractérisent et les séparent.

Par niveau organisationnel de la nature, nous entendons le fonctionnement spontané, non conscient, non délibéré, l'organisation potentielle du système naturel de l'Univers. Des phénomènes physiques s'y déroulent. Nous les répertorions dans notre connaissance de la réalité empirique. Des processus biologiques sont construits par les branchements chaotiques des machines désirantes. Ils sont soumis à la sélection et à l'évolution. Certain s'y développent.

Les organisations réelles utilisent ces potentialités. Elles s'adaptent aux contraintes de ce monde naturel. Chaque génération humaine le trouve déjà-là. Elle le laissera, modifié mais toujours-là, à sa propre mort. Dans cette perspective historique et évolutive, celle des générations, cette nature est double: matière et symbole. La vieille opposition nature/culture, qui prend naissance avec la prohibition de l'inceste, est bien réelle mais n'est que relative. Elle n'est pas datée, une fois pour toutes, par un repas totémique (Freud) qui aurait instauré, définitivement, la civilisation et son malaise. A chaque génération, l'opposition nature/culture se déplace, comme la frontière américaine du far west. La culture formée par les hommes d'hier fait partie de cette double nature pour l'humanité d'aujourd'hui. D'autant que le niveau organisationnel de la nature et ses machines désirantes ont été refoulés par cette première machine sociale que fut la prohibition de l'inceste. L'impact croissant de l'humanité contemporaine dans ce monde naturel nous incite à redécouvrir ce paradigme perdu: la nature humaine... et non humaine.

Nous savons l'inéluctabilité de l'inceste au niveau organisationnel de la nature. Cette indifférence à l'inceste est celle des machines désirantes, de la biologie et de l'inconscient. Nous avons assisté à cette instauration ethnique de la prohibition de l'inceste naturel. Cette machine sociale permet de marquer les corps par les noms de la filiation. Elle code les flux sur le territoire du groupe. Elle contrôle les échanges de l'alliance.

Nous savons que dès l'apparition du signe, le spectacle du signifiant cherche à cacher le silence du signifié sur l'arbitraire du pouvoir masculin. Cette astreinte du signifiant phallus à un spectacle perpétuel est fondamentale. Elle explique l'évolution historique et culturelle. Celle qui sépare l'arbitraire de la prohibition d'un inceste non désiré et l'émergence tardive d'un complexe d'Oedipe.

Du constat même de Freud, le complexe d'Oedipe ne ressemble pas à son concept. Le fils désire autant son père que sa mère. Il agresse autant sa mère que son père. Car l'inconscient ne connaît pas les personnes. Tout au plus ressent-il, les cellules, les tissus, les organes, les flux et leurs intensités. Il faut des rôles sociaux, et surtout des relations interindividuelles, pour créer des personnes à partir des réseaux d'organes. D'où l'importance des processus de personnalisation comme des processus de dépersonnalisation.

Les interactions virtuelles des N.T.C.I, par le malaise qu'elles procurent chez certains d'entre nous, incitent à redécouvrir le rôle des virtualités dans notre pensée et dans notre action. Car la virtualité ne date ni de l'imagerie informatique ni d'internet. Elle est aussi ancienne que la fonction symbolique et donc que la prohibition de l'inceste qui l'accompagne.

Dans le complexe d'Oedipe, il nous faut distinguer la nécessité de l'accidentel. Autant pour le meurtre du père que pour les épousailles de la mère.


* 1. Le système de la signification

Dès son origine, le système de la signification a refoulé une nature considérée comme matérielle. En la refoulant, il a chargé cette nature de symboles féminins. Par opposition, il affirme la nouveauté d'un esprit, chargé d'une symbolique masculine. Cette symbolique est celle de la pensée conceptuelle, du filtrage, de l'abstraction, du détachement, de la séparation, du classement, de l'opposition paradigmatique dans les systèmes, de la coupure syntagmatique dans les chaînes, pour tout dire, de la castration.

La symbolique de l'esprit pénétrant est la symbolique du mâle dominant, prêtre ou guerrier. Jacques Lacan a surestimé l'influence du signifiant. Ce faisant, il a contribué à perpétuer la psychanalyse historique, en sous-estimant l'organisation des signifiés. L'expression "signifiant phallus" résume parfaitement cette symbolique. Mais elle n'explique pas son origine. C'est ainsi que se sont constitué, séparément, une masculinité marquée par la domination et une féminité marquée par la séduction. Les deux stratégies, sexuelles ou sexuées, n'ont rien de fatal ou de nécessaire. Elles ne doivent leur apparente nécessité qu'à la solidarité de leurs présuppositions réciproques. Elles s'originent dans l'arbitraire de la prohibition de l'inceste et son résidu contemporain, le complexe d'Oedipe. Pour naturels que paraissent ces rôles masculin et féminin, à chaque nouvelle génération, ils ne relèvent pas de la fatalité mais de l'historicité de nos cultures. Nous devons poursuivre l'évolution sémantique commencée par le dialogue de Cratyle et Hermogène.

Par son arbitraire, la prohibition de l'inceste met en place un système de la signification. La fonction signifiante ou symbolique désigne les individus par des noms totémiques. Elle repère les corps par des peintures rituelles. Elle marque les organes par des scarifications, des excisions, des tatouages, des circoncisions. La sémiotique opère un codage des flux, par les règles de l'échange des femmes et celles de l'échange des biens dotaux correspondants. Comme Cratyle nous ne savons pas voir que des mots codent des choses. Pour ne pas rester esclaves entre des mots et des choses, nous devons comprendre les mécanismes de la signification.

Par le codage des flux se crée un tissu social, comme nouvelle surface d'inscription. Le corps de la nature mère devient un territoire possédé. Revendiqué, il est borné de pieux et de limites phalliques. Un système d'oppositions se crée de toutes pièces. Il est comme un ensemble d'axiomes pour les trois niveaux: vie et mort pour l'individu, homme et femme pour la société, nature et culture pour l'Univers... Au coeur de ce système, une opposition fondamentale, pure, formelle. Elle est le maître mot de ce système: le signifiant phallus. La question, fondamentale par son arbitraire, est simplement: l'avoir ou pas.

Telle semble l'origine de l'opposition sémantique, la base des catégories. Les sémiologues la dégagent. Nous la retrouvons dans la structure élémentaire de la signification.

Pour comprendre la structure élémentaire de la signification, il faut partir de l'opposition qu'instaure la prohibition de l'inceste: la question du phallus. La structure sémantique est un réseau relationnel. A la base du réseau, une relation élémentaire. Par exemple, <haut> s'oppose à <bas> comme <droite> s'oppose à <gauche> et <devant> à <derrière>. Le plus souvent, c'est une relation d'opposition, comme les trois ci-dessus. Elle est souvent formelle, comme son prototype phallique: l'avoir ou pas. Mais chaque structure élémentaire exige une interprétation. Elle entre alors en relation avec d'autres oppositions. Les sémiologues proposent une reformulation logique dans le carré sémiotique. Chaque structure élémentaire est un modèle d'articulation des significations. Elle concerne les structures profondes et abstraites.

Toutes ces oppositions sont implicites dans les discours qui les véhiculent. Les enfants les assimilent. Avec quelques modifications, elles sont transmises, de génération en génération. Basées sur des structures profondes inconscientes, elle paraissent naturelles ou nécessaires à chacun d'entre nous. Elles semblent même décrire le réel, comme le croyait Cratyle, un disciple de Socrate. Hermogène, au contraire, croyait les mots arbitraires.


* 2. La double nature

Nous avons défini la nature comme le déjà-là et le toujours-là. Pour chaque génération humaine, est naturel ce qu'elle trouve . Les mammouths ou les légions romaines pour certains, les pyramides ou les voitures pour d'autres, les ordinateurs et internet pour nos enfants. C'est une définition historique ou relative de la nature.

En fait, ce déjà-là est double. La sémiotique naturelle est, pour chaque génération, le couple formé par le monde naturel et la langue naturelle. Ceux qui prévalent à cette époque. En d'autres termes, sont naturels la matière et l'esprit de l'époque. Dans la symbolique du phallus, dans le refoulement de la matière naturelle et la projection sur la théâtralité ethnique, il s'agit de la mère et du père. Mais on peut leur associer d'autres couples: le verbe et la chair, ou bien, la réalité indépendante et la réalité empirique.

Chaque génération humaine se détache d'un fond d'inconscience naturelle. Elle se projette temporairement dans un monde de représentations. Chaque génération hérite d'une certaine sémiotique naturelle. Elle lui est présentée dans son enfance. A un mot de la langue naturelle semble correspondre une chose du monde naturel. Ce sont les fameuses leçons de choses. Chaque génération humaine élabore quelques projets, enclenche quelques processus, avant de se fondre à nouveau dans l'inconscience naturelle. Dans notre Univers, la conscience est, pour le moins, discontinue.

Cette dualité et cette historicité de la nature ont des conséquences pour chaque génération. Nous ne reviendrons pas sur l'indifférence à l'inceste des machines désirantes. Nous voudrions développer l'autre partie de la fatalité du mythe grec: la nécessité sémiotique du meurtre du père.


* 3. La dissymétrie fondamentale

Ce que nous avons nommé la dissymétrie fondamentale de toute activité (productive ou amoureuse) se retrouve dans la dualité de la nature. Il y a dissymétrie entre le monde naturel qui sert de substrat et la langue naturelle qui cherche à le représenter. Il y a dissymétrie entre le verbe et la chair. Exprimé dans la symbolique oedipienne: le meurtre du père et les épousailles de la mère ne sont pas sur le même plan. Analysons cette dissymétrie au niveau organisationnel de la nature.

Reprenons la distinction entre connaissances et informations. Nous savons qu'il n'y a pas de transmission directe des connaissances. Il y a d'abord formalisation des connaissances en informations. Il y a ensuite transmission des informations. Puis vient une acquisition de connaissances à partir des informations reçues. Car les grains de connaissances ne sont pas identiques aux grains d'informations. Dans le meilleur des cas, il y a enfin une assimilation de ces connaissances. Cette terminologie traduit la distinction sémiotique entre le système de la langue ou dimension paradigmatique des connaissances implicites et le procès de la parole ou dimension syntagmatique des informations manifestées. Dans la sémantique contemporaine, cette distinction est marquée par les mots et les sèmes.

Il y a nécessaire utilisation des matières premières de la nature. La mère, comme la nature, transmet directement le substrat matériel. De la matière est transformée en chair dans l'organisme de la mère. La transformation se poursuit dans l'organisme du foetus et celui du nourrisson. Nous sommes "tels que notre mère nous a faits". Nous ne pouvons presque rien y changer.

Le père ne peut transmettre, ni sa chair, ni ses connaissances. Cette médiation était vue par Marx (1844) comme une aliénation. Le père ne peut transmettre que des produits et des informations. Ses informations ne sont pas ses connaissances. Elles sont structurées par la langue naturelle et par le support de transmission. Elles ne traduisent pas la structuration interne de son esprit, ses mèmes et les sèmes. Tandis que ses connaissances sont le résultat engrammé de son expérience corporelle (même mentale), ses informations (lexèmes) utilisent des matériaux conventionnels (signifiants) qui ne lui appartiennent pas. Elles sont la manifestation de son expérience dans la matérialité d'un signifiant (masse d'air, encre). Ces informations ne sont pas directement assimilables.


* 4. Le meurtre du père

Le père, comme quiconque, ne peut pas transmettre ses connaissances dans l'état où elles sont compilées dans son esprit. Il doit d'abord produire, émettre ou transmettre un discours. Ce discours linéaire n'a pas la structure paradigmatique de ses connaissances. Il est une traduction, une médiation, une déformation. Une fois transmis, le discours du père sera obligatoirement transformé, parfois trahi, éventuellement détruit. Car seul le fils ou tout autre destinataire peut en faire quelque chose. Éventuellement ne rien en faire. Les connaissances du destinateur doivent être recréées dans l'esprit du destinataire. Le procès syntagmatique des informations, le fil du discours, doit reconstituer, dans le cerveau du fils, un nouveau système paradigmatique. Et le nouveau système ne sera jamais identique ni isomorphe au premier. Même si le fils était un clone biologique du père.

Dans le cas de Robinson, comme dans bien d'autres, les connaissances du père sont restées lettres mortes. Pourtant elles avaient été acquises par la terrible expérience des responsabilités. Ce n'est pas faute de transmission des informations. Le père Crusoé a-t-il eu le temps de les rabâcher ses conseils, avant que son dernier fils ne prenne la mer! Mais là n'est pas la question. Dans le domaine de la connaissance, le meurtre du père, quoique symbolique, est inévitable. Il n'est pas accidentel. Il est nécessaire.

Les conseils du père, si pertinents soient-ils, sont filtrés et déformés. Pour être entendus par le fils, ils doivent passer par les connaissances préalables du fils. Les premières connaissances du fils se structurent de l'intérieur, au stade sensori-moteur. Comme structure d'accueil, elles structurent les suivantes. C'est le rôle des schèmes dans l'assimilation et l'accommodation. Car le cerveau n'est pas une "table rase", une tablette d'argile sans trace. Il est structuré par ses premières expériences. Et le pire, dans la symbolique du pouvoir masculin, c'est que les premières connaissances du fils ne viennent pas du père. Elles résultent de son contact avec la matière ou la réalité empirique. Elles sont acquises par des gestes et par des caresses. Autrement dit, la connaissance du fils ne s'acquiert qu'au contact du corps de la nature mère. Mais, il ne s'agit pas de la connaissance biblique. L'inceste n'y est pour rien. Nous sommes toujours dans la métaphore.

Le fils (Oedipe) ne tue pas le père (Laïos) pour posséder la mère (Jocaste). Le fils traduit le discours du père dans un système paradigmatique dont la structure s'élabore à partir de sa connaissance métaphorique du corps de la mère. Connaissance métaphorique, parce que les mots sont très loin des choses. Il n'y a pas d'application biunivoque entre deux ensembles isomorphes comme le croyait Cratyle. L'idéalisme phallique du verbe se faisant chair est pris en défaut. Le fantasme de l'esprit dominant la matière, initié par la prohibition de l'inceste naturel et le pouvoir masculin, est contredit. Il manque là où il serait le plus important qu'il soit vrai: l'acquisition de la connaissance. C'est toute l'importance du niveau sensori-moteur dans le développement cognitif. "Piaget, salaud, les phallocrates auront ta peau !".

Tout au plus, les connaissances du fils peuvent-elles se formaliser en discours, rencontrer les paroles du père et les reconnaître. Cela suppose que les unes et les autres soient formulées sur l'axe syntagmatique. Mais, pour cela, père et fils doivent fabriquer un lieu commun par l'échange, pour l'échange. Sur ce terrain commun, il n'y a pas de connaissance immédiate, ni par le père ni par la mère. Par le croisement et la réponse de leurs discours. C'est ce que l'on peut nommer un dialogue. Il est productif d'une intertextualité, d'un corpus commun.

C'est la rencontre des connaissances, par l'échange de textes, qui permet une reconnaissance. Sinon, il n'y a que la présentation qui permette une illusion de connaissance immédiate. En fait, il n'y a pas connaissance mais codage, assignation ou désignation.

Nous avons traité de ce problème en Conception Assistée par Ordinateur pour la reconnaissance du modèle dans le composant et réciproquement. Toute reconnaissance suppose de comparer deux formulations, deux rédactions, deux écritures. Il n'y a donc pas de connaissance directe, immédiate, biblique, qui ne s'accompagne nécessairement d'une formalisation. C'est en ce sens que formalisation et invariance sont dans une relation de présupposition réciproque. Il arrive souvent que la formalisation produise, dans l'imaginaire, l'invariance qu'elle croit déceler dans le réel. Le paradigme doit se manifester dans le syntagme pour être connu et reconnu. Mais le mouvement inverse est tout aussi nécessaire. Le discours syntagmatique n'est compris et assimilé que s'il trouve, dans l'esprit du destinataire, un système de paradigmes susceptible de l'accueillir sans trop le déformer.

Au niveau d'organisation de l'Univers, et pour la Science, l'écriture collective qui tente de le décrire et de le comprendre, l'hypothèse d'une réalité indépendante et les modèles de sa structuration sont nécessaires à la compréhension partagée de la réalité empirique. Faute de quoi le discours collectif ne sort jamais du bavardage. Et l'humanité, enchaînée volontairement au fond de la caverne aux ombres projetées, reste fascinée par la contemplation docile d'une réalité subie.

La nécessité du meurtre symbolique du père dans l'apprentissage réel du fils n'est jamais que l'inanité du signifiant phallus. La dominance du signifiant phallus n'est jamais que la prétention fantasmatique du phallus à inséminer directement les cerveaux. C'est le mythe de la connaissance biblique. L'illusion d'une connaissance corporelle immédiate.

Cette forme d'Auctoritas n'est pas sans lien avec la pédophilie, et dans le cas des hommes seuls, de la pédérastie. Elle se prend facilement pour une forme de pédagogie. Certains se souviennent peut-être d'une émission de Bernard Pivot pendant laquelle la canadienne Denise Bombardier avait fortement apostrophé Gabriel Matznef et violemment contesté les prétentions initiatiques de ses amours particulières. La connaissance biblique est une illusion. Ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, que l'amour ne soit pas, avec le travail, une des deux sources de la connaissance. C'est d'ailleurs pourquoi nous regroupons ces deux termes sous le vocable plus général d'activités. Mais la connaissance corporelle n'est pas plus immédiate que la connaissance intellectuelle. L'une et l'autre passent par une médiatisation. Dans les deux cas, la connaissance immédiate relève du fantasme. Il n'y a pas de connaissance véritable, d'amour respectueux de la personne ou de travail productif de richesses sans une distance nécessaire. Dans l'Auctoritas, et pour les parents, il y a la responsabilité des "auteurs des jours", ce qui n'est pas rien. Mais il n'y aura jamais, pour le pédagogue, l'écriture directe des connaissances dans l'esprit du disciple.

Cette interprétation du meurtre du père s'appuie sur l'homosexualité de Laïos. N'oublions pas que c'est par le crime pédophile ou pédérastique commis par Laïos sur Chrysippos (fils de Pélops) que commence l'histoire d'Oedipe. Le suicide de Chrysippos provoqua la malédiction d'Héra, déesse du couple, sur la descendance mâle de Laïos. Pélops invoque Héra après que Laïos eut commis un double crime à ses yeux. Reçu et protégé à la cour de Pise, Laïos a enfreint les règles sacrées de l'hospitalité en enlevant le fils de son hôte. Chargé de l'éducation équestre de Chrysippos, Laïos abusa de son autorité morale et pédagogique pour détourner un enfant qui se pendit.

Au niveau individuel, l'homosexualité active de Laïos est un accident. Au niveau ethnique, cette relation d'hommes pour l'échange de femmes est arbitraire et institutionnelle. Elle est constitutive d'un pouvoir masculin sur les femmes et les enfants. Au niveau de l'Univers, les machines désirantes branchent des organes ou débranchent des flux en ignorant les personnes. La caractéristique du mythe est de mélanger tous les niveaux dans un langage symbolique qui reflète le syncrétisme de l'inconscient. Le propre de l'intelligence adulte est de reconstituer la plénitude du sens en séparant les niveaux pour mieux les faire dialoguer.

C'est donc au niveau d'organisation de la nature que le meurtre du père et les épousailles de la mère sont inévitables. En s'adressant à celui qu'il considère comme le créateur de l'Univers, Robinson se souvient de la prophétie de son père. "Dans cet intervalle me revinrent à l'esprit les bons avis de mon père, et sa prédiction, dont j'ai parlé au commencement de cette histoire, que si je faisais ce coup de tête Dieu ne me bénirait point, et que j'aurais dans la suite tout le loisir de réfléchir sur le mépris que j'aurais fait de ses conseils lorsqu'il n'y aurait personne qui pût me prêter assistance. <<Maintenant, dis-je à haute voix, les paroles de mon cher père sont accomplies, la justice de Dieu m'a atteint, et je n'ai personne pour me secourir ou m'entendre. J'ai méconnu la voix de la Providence, qui m'avait généreusement placé dans un état et dans un rang où j'aurais pu vivre dans l'aisance et dans le bonheur; mais je n'ai point voulu concevoir cela, ni apprendre de mes parents à connaître les biens attachés à cette condition. Je les ai délaissés pleurant sur ma folie; et maintenant, abandonné, je pleure sur les conséquences de cette folie. J'ai refusé leur aide et leur appui, qui auraient pu me produire dans le monde et m'y rendre toute chose facile; maintenant j'ai des difficultés à combattre contre lesquelles la nature même ne prévaudrait pas, et je n'ai ni assistance, ni aide, ni conseil, ni réconfort.>> Et je m'écriai alors: <<Seigneur, viens à mon aide, car je suis dans une grande détresse !>> Ce fut la première prière, si je puis l'appeler ainsi, que j'eusse faite depuis plusieurs années. (Daniel Defoe, p. 112)".

Comme pour Oedipe, la prophétie s'est accomplie, comme il était nécessaire et comme il le sera pour toutes les générations humaines. Mais nous avons vu que cette détresse de Robinson, sur l'île du désespoir est le point de départ de sa longue mutation vers l'autonomie. Elle fait partie du parcours de l'Oedipe. Elle n'est pas très éloignée du travail comme narration. Par contre, en société, y compris salariale, la dépendance de la famille par rapport aux normes de comportement social, ne permet pas toujours la constitution d'acteurs, de personnes autonomes ou de véritables sujets.


* 5. Une lecture familiale d'Oedipe

Le mythe d'Oedipe nous parle aussi, et sans métaphore, d'une sombre histoire de famille. Sous un prétexte plus que douteux, un père pédophile et sa femme soumise décident de tuer leur fils nouveau-né. Comme chez Agatha Christie, rien ne se passe comme prévu. Et là, tout se termine très mal. Sinistre événement de la longue rubrique des faits-divers. Comme nous le montre Freud, l'amour de l'homme pour la femme, des parents pour leurs enfants et des enfants pour leurs parents ne sont pas si spontanés, généreux ni exclusifs qu'une éducation naïvement moralisatrice voudrait le faire croire.

Parricide, infanticide, inceste, pédophilie, pédérastie, viol, assassinat, trahison, lâcheté, l'histoire réelle ne comporte pas autant de "bon fils, bon époux, bon père" que les rubriques nécrologiques et les épitaphes le proclament. Dans la mythologie grecque on serait bien en peine d'en trouver un seul. Le plus innocent est peut-être Oedipe. Après tout, "il ne l'a pas fait exprès", comme disent les enfants.

Sur son char qu'il n'arrêtait pas volontiers, Laïos se prenait facilement pour Ben Hur. Il utilisait son véhicule pour séduire les petits garçons. Il enlevait les enfants de ses amis et protecteurs. Le combat avec Oedipe sur la route de Delphes à Thèbes? Ne s'apprêtait-il pas à écraser ce piéton avec son char? Ne l'a-t-il pas frappé de son fouet? Que fait donc la police? Non, à coup sûr, Oedipe peut invoquer la légitime défense.

Trois générations de personnes

Laïos, Oedipe, Antigone. Trois générations successives, trois destins tragiques. Pédophilie, inceste, désobéissance publique. Quelle famille ! La fatalité c'est qu'à chaque génération, l'Oedipe, comme parcours, est à re-traverser. Chacun à sa manière. C'est pourquoi la connaissance de la malédiction ne change rien à celle-ci. Il n'y a que dans les mondes imaginaires, en croissance linéaire, qu'un homme averti en vaut deux. Dans le monde réel, plus chaotique que nos représentations simplificatrices, la connaissance ne sera jamais la lecture du réel à livre ouvert. Car la réalité est lointaine, le réel est voilé.

Mais cette damnation est aussi notre liberté. Car au niveau individuel, une personne doit se produire elle-même. Et le travail de personnalisation est à reprendre pour chaque génération. La personnalisation, comme parcours d'hominisation, n'est d'ailleurs jamais définitivement acquise pour aucun d'entre nous. Tout accident peut provoquer un processus de dépersonnalisation.

Au niveau individuel, la grande question est l'opposition idiolectale entre vie et mort. Le chemin nécessaire, fatal. Cette relation définit l'univers idiolectal de la personnalité. C'est pourquoi il est facile de rapprocher le parcours d'Oedipe du mythe de Sisyphe. Deux hommes de Corinthe qui ont récolté les raisins de la colère. Pour avoir, temporairement, fait échapper les hommes à la mort, Sisyphe est condamné par Zeus à remonter un rocher au sommet du Tartare. A chaque voyage Sisyphe est une nouvelle génération. Il est un nouvel Oedipe. Mais il garde, dans sa chair, le souvenir pesant de toutes les générations précédentes. Contrairement à Sisyphe, pour notre soulagement, la mort déchargera chacun de nous de son fardeau. La vie le confiera à d'autres.

Oedipe et Sisyphe, deux destins tragiques. L'un et l'autre mythes nous parlent de l'homme. Sa liberté, son intelligence, les conditions de sa connaissance, les contraintes de sa liberté. La damnation de Sisyphe, c'est l'impossibilité de l'oubli, l'absence de la mort. La connaissance n'a pas l'occasion de se reconstituer, sous d'autres formes, dans d'autres esprits. Sur le Tartare, avec son rocher, Sisyphe est seul et immortel. Zeus le contraint à méditer sur la nécessité de la mort pour les humains. Il est face à sa mémoire. Condamné à la reproduction identique du code, à l'impossible évolution des connaissances. Le supplice de la mémoire de Sisyphe. Comme dans la réplication de l'ADN, la transmission des connaissances est la seule occasion de leur évolution.

La nécessité de la reprise du parcours par la génération suivante, est l'autre face de la liberté de chaque génération. La liberté d'une génération commence là où s'arrête celle d'une autre. Et réciproquement! Mais les parcours commencent au même point. Au pied du Tartare. L'acceptation de la liberté de l'autre est le renoncement aux fantasmes de la toute puissance. L'humanité est une qualité qui ne s'acquiert pas par la naissance mais par l'expérience personnelle. Principalement celle de la mort. C'est le point commun de tous les héros. Sisyphe nous montre que la Mort (Thanatos) peut être trompée par qui ne craint pas de mourir. Car l'acceptation de la mort est seconde, facile, par rapport à l'acceptation, primordiale, difficile, de la réalité. La mort, comme principe, comme nécessité, comme propice défaut de mémoire, fait partie de la réalité indépendante.

Rôle de la métaphore

Laïos s'approprie les corps, immédiatement, sans distance. La femme Jocaste, l'enfant Chrysippos, il se les approprie sans métaphore c'est-à-dire sans amour. Comme le Sphinx, il les prend. Il les possède, eux et leurs produits. Puis il les jette. Si la propriété privée est une institutions juridique très récente, le comportement qui la sous-tend ne date pas d'aujourd'hui. C'est parce que Laïos, mari abusif, s'approprie le corps et dispose des émotions de Jocaste (pour prendre son pied), qu'il dispose aussi de celui de son fils, Oedipe. C'est ainsi qu'il ordonne son exposition, les pieds cloués.

Homme de connaissance, héros formé dans les épreuves, Oedipe détruit le Sphinx des énigmes par la métaphore de la langue naturelle. Il montre ainsi que cette femme lion, cette femme phallique, cette mère dévorante, cette femme fatale n'est qu'une métonymie, une chimère, doublée d'une métaphore. Les jeunes populations ignorantes, dont le fils de Créon, sont les victimes d'une production désirante de leur inconscient. Oedipe ne tue pas la Sphynge en la transperçant de sa lance, comme le prétend une version non-métaphorique et plus-que-fataliste du mythe. Oedipe n'a pas besoin d'employer des armes de guerre contre la Sphynge. Cette idéalisation de la mère qu'il n'a pas connu, du père qu'il vient de tuer, ce fantasme des parents combinés, n'existe que dans son esprit. Dès qu'Oedipe s'en retourne et n'y pense plus, la Sphynge tombe du piédestal où lui-même l'avait mise.

A Thèbes, la Sphynge n'existe que par la rumeur qui la fait vivre. Mais, à chaque génération, faute de la mémoire de Sisyphe, le problème est à reprendre. Créon, l'homme du pouvoir masculin, le régent de l'intérim, l'homme par qui la femme et le pouvoir circulent, celui dont le nom est synonyme de souverain, ne peut croire qu'il s'agisse de métaphores et de métonymies. Il s'occupe de choses sérieuses. Il bosse, lui. Et, à la génération suivante, les enfants d'Oedipe doivent découvrir la métaphore. Au lieu de cela, ils accuseront leur père d'avoir désiré et voulu les crimes fatidiques qu'il a commis. La mise en place de la culpabilité. Déshonorer le coupable.

Certains se laisseront piéger, d'autres seront victimes:

Au niveau individuel, il n'y a plus la nécessité naturelle d'un inceste asignifiant car achronique. Il n'y a plus l'arbitraire d'un système de parenté. Au contraire, le parcours narratif de chaque individu, qui se construit comme personne ou comme sujet, se déroule dans un contexte de relations interpersonnelles. Les hasards, les accidents, les événements donnent à ce parcours une allure chaotique. Seul un processus fractal du futur permet de passer de la fatalité d'une réalité subie (externe ou interne) à un parcours personnel signifiant.


* Conclusion

Au niveau de la nature, les machines désirantes sont en parfaite indifférence à l'inceste.

Au niveau organisationnel de l'ethnie, la prohibition de l'inceste est purement arbitraire. Pour coder les flux, marquer les corps, distinguer les générations, elle instaure la fiction d'une filiation linéaire et d'une alliance transversale. La constitution de ce tissu social n'autorise pas à en inférer un désir typiquement oedipien. Dans le cabinet de l'analyste, il ne se retrouve jamais identique à son concept normalisateur. Mais la constitution des personnes se déroule sur le théâtre des rôles sociaux et des identifications familiales. "Bric-à-brac d'identifications", je suis mon père, je suis ma mère, je suis mon frère, je suis ma soeur, mais aussi, famille, je vous hait! Amour, haine, inextricablement, indissolublement.

Au niveau individuel, nous quittons la nécessité ethnique pour l'accident familial. Tout est toujours à reprendre, pour chaque génération. C'est la condition et la limitation de la production des personnes à partir des réseaux d'organes. Mais ces personnes sont dessinées, en silhouette, sur un paysage de rôles sociaux. La génération des parents, en donnant la vie, doit accepter cette inéluctable reprise du rocher de Sisyphe ou de la malédiction d'Oedipe pour la génération de ses enfants. Ce sont la liberté et la responsabilité pour la génération filiale.

Cette reprise du rocher est aussi ce qui relativise la responsabilité de la génération parentale. Non, les parents ne sont pas définitivement coupables des névroses de leurs enfants. Mais, c'est par la découverte de l'inéluctabilité symbolique tant de l'Oedipe que du meurtre du père que les enfants peuvent dédouaner leurs parents. Comme dans la conclusion du "Mythe de Sisyphe" de Camus, il faut imaginer Oedipe heureux. Une fois de plus, par l'intertextualité des mythes, ce sont deux mythes modernes, Robinson et Cyrano, qui font dialoguer deux mythes anciens, Sisyphe et Oedipe.

Dès qu'il accepte l'inéluctabilité de sa mort, sur l'île ou ailleurs, Robinson met en valeur son île tout en abandonnant tout droit de propriété. De même Cyrano chante la femme et l'amour sans cueillir lui-même le baiser de Roxane. Non pas par masochisme. Mais par cet amour de l'amour qui participe de l'allégresse, cette acceptation non-fataliste du réel.

Dans un bel hommage métaphorique, avec la distance des notes et des mots, mais la même passion que dans la relation immédiate d'hier, Jean-Jacques Goldman remercie "les stars de son adolescence", filles prétendument faciles, mais véritablement généreuses, "précieuses, une à une", pour qui "ça n'a pas trop d'importance, quand c'est l'amour qu'on aime aimer".

Quant à Cyrano, avant de monter dans la lune opaline, son amie de toujours, dès lors qu'avec Roxane, "une robe a passé dans sa vie", à l'opposé d'Ouranos et de Cronos, il accepte la génération humaine suivante: "Molière a du génie et Christian était beau !"

Hubert Houdoy

Créé le 7 Avril 1998

Modifié le 1 Sept 1998


* Suite

Quel Oedipe pour Robinson?


* Précédents

Economie du temps

Robinson Crusoé


L'île de Robinson

Le travail comme narration

Propriété ou possession

Trois niveaux d'Organisation

Oedipe, Fatalité ou Parcours?


* Compléments

Sémantique Psychologique

Les Mots et les Sèmes

Thématique de la Civilisation

Thématique de la Globalité

Thématique de la Totalité


* Bibliographie

Vie et aventures de Robinson Crusoé

Daniel Defoe

Maxi-Poche, Classiques étrangers

Bookking International, Paris, 1996

Tome 1, 348 pages, 10 Francs

Tome 2, 315 pages, 10 Francs

L'Anti-Oedipe

Capitalisme et schizophrénie

Gilles Deleuze, Félix Guattari

Les Éditions de Minuit

Paris, 1972

Maudits mots

Se parler

Anne Sauvagnargues

Philo, Seuil

Paris, 1996

Sémantique Psychologique

Jean François Le Ny

Le Psychologue

PUF

Paris, 1979

257 pages

Ce dernier ouvrage est commenté dans:

Sémantique Psychologique

et

Les Mots et les Sèmes


* Définitions

Les termes en gras sont définis dans le glossaire alphabétique du Réseau d'Activités à Distance.


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Mise à jour: 16/07/2003