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Réseau d'Activités à Distance

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Sommaire


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Pourrons-nous vivre ensemble?


* Plan

Introduction

1. La démodernisation

2. Le Sujet

3. Les mouvements sociaux

4. Haute, moyenne et basse modernités

5. La société multiculturelle

6. La nation

7. Déclin de la démocratie?

8. L'école du Sujet

Conclusion


* Introduction

Ce document est consacré à la présentation du livre d'Alain Touraine, "Pourrons-nous vivre ensemble? Égaux et différents" (Fayard, 1997). Cet ouvrage constate que, contrairement à la tradition sociologique, qui définissait les individus et les groupes par leurs relations sociales, les institutions ont perdu leur capacité de régulation et d'intégration. En premier, "l'Etat, comme agent central de la croissance et de la justice, est attaqué d'un côté par l'internationalisation de l'économie, de l'autre par la fragmentation des identités culturelles (Alain Touraine, p. 24)". Cette dissociation de l'économie et de la culture, ou démodernisation, marque la fin du temps de l'ordre moderne. Dans un monde en changement, le seul point d'appui que pourrait trouver Archimède est "l'effort de l'individu pour transformer des expériences vécues en construction de soi comme acteur (ibid, p. 28)".

Ce changement de la théorie sociologique est d'importance puisqu'il consiste à reconstruite une conception de la vie sociale à partir d'un principe non social. Pour tout dire, ce changement nous a séduit, car il permet de sortir la sociologie (holisme sociétal) et l'économie (individualisme méthodologique) de leurs ghettos respectifs. Ces deux spécialités de l'observation de la société deviennent une conception collective de la démocratie.


* 1. La démodernisation

L'Etat n'a pas la capacité de réconcilier le mouvement d'industrialisation de la planète et la recherche personnelle d'identité. Ces deux aspects de la modernité ne sont pas associés. Dans la société nationale, la constitution de l'espace public et celle de l'espace privé sont des processus divergents. La démodernisation est le développement et la conscience de cette dissociation. Tandis que le post-modernisme est le constat désabusé de cet écart, la démodernisation est la volonté de l'individu d'assumer ces deux expériences pour être acteur de sa vie. Si la modernité est la séparation des pouvoirs, elle doit se poursuivre au fur et à mesure que l'individu les assume. Et, devenir acteur suppose de ne pas assimiler passivement les conditionnements du système. On nommera désinstitutionnalisation cette réduction de l'importance des institutions au profit de l'autonomisation individuelle. Les Sujets se libèrent des normes sociales qui reproduisaient les institutions. La désocialisation caractérise le fait que la société, jadis régulée par les institutions et leurs rôles, est tiraillée par les forces des marchés et les initiatives des acteurs. La société (nationale) perd sa belle unité structurelle. Du coup, le système des rôles sociaux perd de sa force contraignante. C'est la représentation d'une société rationnelle, produisant à la fois sa richesse nationale et son identité culturelle, qu'il faut abandonner. Puisque la modernisation se traduit par l'autonomisation croissante des sphères de la vie sociale, la société perd ce rôle unificateur. C'est à chacun de donner sens à son action économique et à sa recherche d'identité. "Nous vivons une double dégradation: celle de l'activité économique qui, cessant d'unir techniques, rapports sociaux de production et marché, se réduit à un marché internationalisé, et celle des identités culturelles qui servent à légitimer des pouvoirs autoritaires (p. 51)". La crise de l'institution familiale et de ses rôles convenus met chacun au défi de construire sa condition, masculine ou féminine. Et puisque l'Etat n'est plus le lieu de la synthèse des institutions, nous assistons à une dépolitisation de la société. "La mondialisation des activités économiques brisa les contrôles sociaux et culturels qui les réglaient. Les institutions politiques, stimulées ou utilisées par le mouvement ouvrier et les campagnes de réforme sociale, ont tenté à plusieurs reprises de reprendre le contrôle qu'elles avaient perdu. Elles ont construit d'abord la démocratie industrielle et la social-démocratie, et plus tard l'Etat providence (p. 64)". De même que l'industrie passe de la production de masse à la diversité, pour répondre à la multitude des situations concrètes, de même, les individus n'ont plus de modèles sociaux de masse. Chacun construit son individualité d'acteur à son niveau très local."Là où certains voyaient, avec la fin de la guerre froide, un mouvement d'unification du monde autour d'un modèle unique, je vois au contraire une rupture plus profonde que celle qui a opposé les classes sociales dans les sociétés industrielles (p. 71)".


* 2. Le Sujet

Nous assistons à la destruction d'un Moi, jadis déterminé par la reproduction des institutions. Avec la norme sociale, c'est aussi l'identité individuelle, attribuée, qui disparaît. L'individu doit alors se construire comme Sujet ou acteur de sa propre identité. C'est la crise de l'identité. La désocialisation ne révèle pas un Sujet qui serait déjà là comme principe fondateur. Elle laisse un individu affaibli. Le Sujet naît de la volonté de devenir acteur. L'individu est au défi de réunir, dans son identité propre, les deux versants de son expérience. La genèse du Sujet n'est rien d'autre que cette obligation de faire une synthèse personnelle, à partir des versants économique et culturel de l'expérience de chacun. Le Sujet personnel n'est pas donné au départ. Il est le fruit d'un processus de subjectivisation dont il est aussi l'acteur. Pour cela, il échappe à une identité fondée sur l'appartenance. Car ni les communautés, trop limitées, trop statiques, ni les organisations, de plus en plus virtuelles, ne peuvent fournir à la fois l'identité et l'instrumentalité. Pour se construire, dans sa composante instrumentale et dans sa composante culturelle, l'individu doit se dégager des normes, souvent antagoniques, du marché et de la communauté. Ce double dégagement fait de lui un double acteur. Il est acteur dans le champ de la production et dans celui de la culture. L'individuation ou la recherche du bonheur est une combinaison particulière de l'économie et de la culture. Si l'enfant réalise son apprentissage individuel par une équilibration de l'accommodation et de l'assimilation, l'entrée dans la vie professionnelle ne marque pas la fin de ce processus de construction du Sujet. Bien sûr, cette construction n'est pas solitaire. Elle se fait dans la communication. Cette communication est requise par la coopération ou la conception collective. Mais le rapport aux autres est conditionné par le rapport à soi-même. Nous avons déjà vu que la coopération accompagne les co-opérations. Alors, la société moderne se caractérise par le remplacement des institutions par les acteurs. Le système ne peut se reproduire seul. En se construisant comme Sujets, les acteurs n'ont plus à reproduire le système à l'identique. Et la modernité réalisée remplace l'ordre des systèmes par les bricolages de l'expérience. C'est au prix de l'autonomie que le sujet donne sens à sa combinaison personnelle d'instrumentalité et de culture.

L'occasion de cette individuation est l'action collective, dans le cadre d'un mouvement social. Au lieu que les sujets de la vie sociale soient des institutions ou des classes sociales rivalisant par leurs systèmes d'appartenance, un mouvement social est une association volontaire d'acteurs sociaux. L'identité n'est plus octroyée par l'appartenance, mais construite par la participation volontaire à une combinaison particulière de mouvements sociaux. Ce ne sont plus les institutions ou les classes qui s'affrontent, mais les acteurs qui se reconnaissent. Le développement de la rationalité instrumentale (marchés, production) a soumis les communautés locales d'hier à un premier choc libéral. Ce mouvement social a produit les États démocratiques. Le choc libéral d'aujourd'hui sépare la société de sa culture. Le sujet national disparaît. Il ne reste que l'individu pour réconcilier l'identité et l'instrumentalité. Ce que l'on dénonce trop rapidement sous le nom d'individualisme est l'égoïsme d'un individu socialement conformé. Paresse de celui qui se contente d'appartenir à..., comme d'autres se bornaient à descendre de.... "Vous descendez. Moi je monte!" (Beaumarchais). L'égoïsme ne peut se confondre avec la construction d'une vie sociale par un acteur, sur la base, non sociale, de son individualité. La dénonciation rapide de l'individualisme confond deux mouvements opposés: le développement de forces centrifuges dans des communautés fusionnelles et la construction de liens interpersonnels dans un marché déréglé. L'utilitarisme correspond à cette libération, déjà ancienne, du versant économique du sujet (homo economicus). Le mouvement actuel, créateur de liens, constructeur de solidarités, ne procède pas seulement de l'utilité. Il élabore les valeurs du Sujet, dans le cadre de l'action collective des acteurs sociaux.


* 3. Les mouvements sociaux

Le conflit culturel désigne la double lutte que mène le Sujet pour se dégager simultanément du marché et des communautés. Ce conflit caractérise notre modernité, comme jadis le conflit politique contre l'arbitraire du roi et hier le conflit économique contre la domination du capital. Mais à chaque type de conflit correspond une forme d'action collective et donc une représentation du mouvement social. Parmi les nombreuses formes de mouvements sociaux, Alain Touraine se propose de dégager les caractéristiques des mouvements sociétaux, adaptés au conflit culturel. Les mouvements sociétaux remettent en cause les orientations générales de la société. Les mouvements précédents les invoquaient contre l'adversaire: le progrès ouvrier contre le progrès bourgeois, la foi protestante contre la foi catholique, le pouvoir royal contre le pouvoir populaire.

Les mouvements sociétaux ne sont pas totalitaires. Ils ne forment pas un corps de doctrine. Ils n'opposent pas des groupes politiques homogènes. Leur autonomie, leur indépendance, est aussi leur faiblesse apparente. Contrairement à la Révolution et au Libéralisme, les acteurs des mouvements sociétaux produisent leur histoire en construisant leur culture. Ils ne se soumettent pas aux lois, quasi divines, de la Main Invisible ou de l'Histoire. Tandis que la connaissance du Bien Suprême justifie que "qui veut la Fin veuille les moyens", les acteurs des mouvements sociétaux travaillent à la cohérence de la fin et des moyens. Il s'agit pour eux de faire la synthèse, personnelle, de l'instrumentalité économique et de l'identité culturelle. Cette cohérence n'est possible qu'au niveau de l'individu. C'est ainsi que l'acteur donne sens à son action. Lui seul peut combiner sa vie privée et sa vie publique, contre les viols de l'Etat d'hier ou des Médias d'aujourd'hui. Au niveau de l'Etat, cette cohérence serait plutôt celle de la folie totalitaire. C'est pourquoi les mouvements sociétaux respectent la diversité sociale et culturelle. A l'opposé, les mouvements politiques prônent l'égalitarisme ou l'homogénéisation, au nom de l'universalisme. L'indépendance du mouvement social le sépare de l'action politique.

Les mouvements culturels et les mouvements historiques sont les plus opposés. Les mouvements culturels affirment une identité et protègent des minorités. Ils refusent l'identité sociale, définie par le système, pour affirmer l'identité personnelle, construite par l'acteur. Les mouvements historiques renforcent l'Etat au nom de l'homogénéité. Le mouvement des femmes fait partie de ces mouvements culturels où s'élaborent de multiples identités, sauf quand il se transforme en mouvement politique homogénéisateur.

Les nouveaux mouvements historiques opposent le peuple aux élites, comme le grand conflit français de fin 1995. "Les mouvements historiques mettent en cause une élite plutôt qu'une classe dirigeante et en appellent au peuple contre l'Etat, ce qui leur donne une grande force de mobilisation mais les prive aussi de la pureté des mouvements sociétaux qui expriment clairement leur propre nature, celle de leur adversaire et celle des enjeux pour le contrôle desquels le conflit a éclaté (p. 138)". La formation des mouvements sociétaux reflète cette opposition, voire cette succession, des mouvements culturels (centrifuges) et des mouvements historiques (centripètes). Par peur des changements, le pouvoir politique en appelle aux valeurs universelles pour transformer les mouvements historiques en antimouvements sociaux. Ils peuvent aboutir à des systèmes de domination, ou des régimes totalitaires.

"Plus le progrès technique est abstrait, plus il crée un monde virtuel, et plus le monde réel reflue vers les identités et les communautés... Le racisme contemporain fait de l'Autre un anti-Sujet pour exprimer son malheur et sa honte de n'être plus un Sujet lui-même (p. 149)". C'est pourquoi les mouvements sociaux doivent combiner la démocratie et l'autonomie du Sujet. Car notre époque se caractérise par la dissociation de l'Etat et de la société.


* 4. Haute, moyenne et basse modernités

Alain Touraine distingue trois époques de la modernité. "La haute modernité s'organisait autour d'un principe central d'ordre; la modernité moyenne était dominée par les tensions entre le progrès et les conflits sociaux à travers lesquels celui-ci prend forme historique; la basse modernité n'est dominée ni par une unité ni par une dualité, mais par la position à la fois centrale et faible du Sujet entre les deux univers opposés des marchés et des communautés (p. 166)".

La position d'Alain Touraine s'écarte de celle d'Hannah Arendt. "Mon désaccord principal avec Arendt porte sur l'affirmation de la supériorité absolue de la vie politique sur les autres aspects de la vie sociale et sa méfiance extrême à l'égard de toutes les formes d'individualisme et en particulier de l'intimité; elle choisit la liberté des Anciens contre la liberté des Modernes (p. 170)". Touraine rejette les principes universalistes, le volontarisme et le vide de la vie sociale. Il refuse donc de choisir entre les libéraux et les communautariens. Plus qu'un principe universel, toujours coupable de domination et d'exclusion, la conscience de soi est un défi que l'individu doit relever. Son travail d'individuation est la construction d'un lien social. "Il n'y a plus de principe central de construction de la vie sociale, ni l'utilité sociale, ni la rationalisation, ni la lutte des classes (p. 176)". L'organisation de la société repose sur une base non sociale, l'individu. La solidarité est alors une valeur construite. Elle ne découle pas d'une appartenance. Elle "repose sur la reconnaissance du droit de chacun à agir conformément à ses valeurs et à ses projets (p. 177)". "Ainsi se construit une société sans normes, sans ordre, mais non sans principes (p. 181)". La basse modernité n'est pas tournée vers la croissance mais vers le développement. Entres les cultures figées de la haute modernité et la nouveauté permanente de la moyenne modernité, la basse modernité doit "faire du neuf avec du vieux, en réinterprétant ou en réactivant les cultures héritées (p. 183)". D'où le rôle central de la liberté du Sujet puisque c'est à chacun de produire le sens pour lui. Mais, la liberté ne se réduit pas au libre choix du consommateur.


* 5. La société multiculturelle

La démodernisation est la dislocation croissante des sociétés modernes. "Nous ne parviendrons à vivre ensemble que si nous reconnaissons que notre tâche commune est de combiner action instrumentale et identité culturelle, donc si chacun de nous se construit comme Sujet et si nous nous donnons des lois, des institutions et des formes d'organisation sociale dont le but principal soit de protéger notre demande de vivre comme Sujets de notre propre existence (p. 196)". C'est le but de la démocratie. Le choix du consommateur, la liberté de la presse, la liberté d'opinion et la tolérance culturelle ne peuvent faire une société. C'est pourtant le non-projet du libéralisme économique globalisateur qui confond marché et société. Puisque la démodernisation fait divorcer l'instrumentalité et l'identité, il faut un complément culturel au marché. D'où la tentation du communautarisme, pureté culturelle qui donne les purifications ethniques en Yougoslavie et les purges idéologiques ailleurs. Le multiculturalisme n'est pas cette fragmentation du monde en espaces culturels étrangers. Dans les changements de la société moderne, ni les marchés ni les communautés ne peuvent produire une culture adaptée. Seule l'expérience individuelle, enrichie par le multiculturalisme, peut produire le lien social et le sens. La communication entre des individus et des groupes socialement et culturellement différents est un principe de la société multiculturelle. Contrairement aux communautés et aux États, "le Sujet est à la croisée de principes généraux et de principes particuliers de conduite (p. 211)". Ainsi, plus chaque culture s'efforce d'être un ensemble cohérent, différent des autres, plus elle s'affronte avec les autres. Tandis que l'individu ne peut produire sa culture efficace, synthèse personnelle de l'instrumentalité et de l'identité, que par une participation négociée à plusieurs mouvements sociétaux.

Les valeurs individuelles de la basse modernité s'opposent à l'universalisme abstrait générateur d'homogénéité et d'exclusion. La prétention universaliste ne peut produire qu'une identité intemporelle, une identité sans utilité ni efficacité. Bien au delà de la simple tolérance du supermarché culturel, le multiculturalisme cherche à construire une vision globale du développement industriel dans lequel la culture prolétarienne ou la culture féminine se développent par la communication. Reconnaître la différence entre les sexes est une manière de dépasser l'humanisme indéterminé de la société industrielle. La reconnaissance de la dualité évite que la revendication de la différence n'entraîne un mouvement culturel dans la violence (FLNC, ETA). La reconnaissance des identités personnelles doit remplacer l'objectif d'intégration par la seule appartenance. La seule communication interculturelle possible passe par une décommunautarisation. Car le projet personnel est le meilleur garant de la réussite économico-culturelle de l'acteur. La construction de la vie sociale ne peut se baser sur l'assimilation sociale, puisque toute communauté délimite un territoire culturel. Elle intègre un intérieur autant qu'elle exclut un extérieur. A l'inverse, la libération culturelle participe à cette création individuelle de sens qu'est "la recomposition du monde".


* 6. La nation

Les sociétés traditionnelles sont tournées vers la transmission culturelle de l'identité au sein de l'ethnie. "Par conséquent, c'est dans les situations où la vie sociale est organisée par des croyances, des mythes, des règles et une langue, celles qu'étudient les ethnologues, que l'"identité" ne peut se constituer qu'en relation avec l'altérité et qu'on peut accepter le principe d'analyse que les anthropologues ont tiré de la linguistique: le rapport à soi est commandé par le rapport à l'Autre; la communication détermine l'identité (p. 261)".

La nation apparaît avec un développement de l'instrumentalité économique. On connait le rôle du Mercantilisme en France et en Angleterre. L'Union douanière ou Zollverein fut cruciale pour l'unité de la nation allemande. La République s'efforce d'instrumentaliser la communauté par la création d'une vie publique, organisée autour du vote de l'impôt. Elle crée une distinction entre les droits et devoirs censitaires (vie publique) et les droits et devoirs de l'homme (vie privée). C'est pourquoi la démocratie s'oppose à la république par la priorité donnée aux droits de l'homme. Quitte, parfois, à oublier les devoirs implicites. "La frontière ainsi placée entre vie publique et vie privée a conduit, en continuité avec la tradition de la cité grecque, à construire la société sur l'opposition entre les êtres capables de participer à la vie publique et ceux qui doivent rester limités à la vie privée, les femmes en premier lieu (p. 246)".

La nation est un Sujet politique et non pas un Sujet culturel. "Le couple identité-altérité est remplacé par le couple normalité-différence. Quand on passe d'une culture de la reproduction à une culture de la production, on voit parallèlement le thème de la différence se substituer à celui de l'altérité (p. 262)". Quand l'État croit pouvoir fusionner l'instrumentalité et l'identité sur le territoire d'une nation, il donne un État nationaliste. Pourtant, soit il privilégie la modernisation soit il privilégie l'identité. L'Iran, comme d'autres, est brutalement passé d'une forme à l'autre. Il n'est pas de point fixe pour construire ni une nation pure ni un empire pour mille ans. L'identité collective basée sur la transmission invariante doit faire place à une identité individuelle tournée vers la conception collective. Et la production collective tournée vers la justice sociale tourne au totalitarisme culturel avant de s'épuiser dans l'inefficacité instrumentale (URSS). L'Etat national ne peut assurer "la combinaison de l'unité de gestion et de la diversité des appartenances (p. 256)".

Aujourd'hui, face à la mondialisation des marchés, la nation n'est ni un marché (trop petite) ni une communauté (trop grande). Elle est un médiateur entre le monde de l'instrumentalité économique et celui de l'identité culturelle. Or, "il n'y a pas de nation qui n'ait une dimension ethnique. Une nation c'est à la fois un État national et un peuple (p. 263)". Et, "plus on entre dans l'économie internationalisée et plus la volonté politique d'autonomie, d'autodétermi-nation, se construit sur une conscience d'origine, d'identité culturelle et ethnique, et non pas, comme on l'a longtemps cru, sur des projets de modernité rationalisatrice (p. 264)". Si les nations ont fait progresser les ethnies dans la direction de l'instrumentalisation, la crise de l'identité oblige à passer de l'économie à la culture. L'antiracisme doit intégrer cette composante ethnique du problème pour combattre le totalitarisme autrement que par de belles paroles. Car le totalitarisme n'est pas le despotisme instrumentaliste des Lumières mais un intégrisme identitaire, un fantasme communautaire. C'est pourquoi il donne libre cours au Mal Absolu. "Bien loin du populisme russe du XIXdeg. siècle, et surtout des régimes nationaux-populaires latino-américains, ce nationalisme intégriste réagit à la séparation croissante de l'économie mondialisée et des cultures nationales qui, de plus en plus, face à l'internationalisation de l'économie, se définissent par une tradition et non plus un projet (p. 274)". L'Etat n'est pas périmé. C'est la relation entre État et nation qui est en crise. Il faut faire primer la diversité sur l'unité. Faut-il encore parler de nation? "C'est de démocratie au sens libéral de respect de la diversité économique, culturelle et sociale, qu'il faut parler ici, mais en précisant que cette démocratie ne peut pas vivre sans que soit reconnues l'unité et l'intégration d'un territoire, donc d'une nation, sans une mémoire collective et des politiques publiques (p. 279)".

Le totalitarisme croyait lutter contre l'exploitation. La démocratie doit construire des liens pour éviter la double exclusion des marchés et des communautés.


* 7. Déclin de la démocratie?

"Est-il impossible de concevoir une démocratie qui protège la liberté des opinions et des choix mais qui combatte aussi l'inégalité? (p. 283)". Touraine critique le libéralisme économique quand il confond démocratie et économie de marché. En France, nous devons passer de la République à la Démocratie par la reconnaissance de la diversité. Il y a crise d'une démocratie définie négativement par l'absence de pouvoir absolu et le règne de l'économie de marché. Cette notion révolutionnaire de démocratie est inadaptée aujourd'hui. Il faut redéfinir les rôles entre État et société civile, entre instrumentalité et culture. La définition positive de la démocratie suppose un esprit démocratique, des mouvements sociaux qui défendent la liberté du Sujet. La défense de la propriété ne peut suffire à la démocratie quand les systèmes d'appropriation perturbent ou paralysent la production des richesses. Quand la hausse de la Bourse accompagne celle du chômage. Il faut un véritable processus démocratique pour étendre l'espace de liberté des acteurs de la société civile. Face au chaos des marchés, signal qui n'a pas de sens, et à la globalisation, qui en tiendrait lieu, le Sujet doit construire un sens personnel sur des valeurs culturelles. D'où une démocratie culturelle défendant des droits face à la domination. Car ce problème est plus réel que la lutte des classes. L'équité et la laïcité doivent contribuer à dissocier la vie privée et la vie publique pour donner à chaque individu la chance de se construire comme acteur. C'est ainsi que les institutions peuvent retrouver leur rôle médiateur au lieu d'être des relais de la domination par l'intégration.


* 8. L'école du Sujet

Puisque le Sujet se construit à partir de la faiblesse d'un individu écartelé entre les impératifs de l'instrumentalité et ceux de l'identité, la démocratie culturelle doit réduire le divorce de l'entreprise et de l'école en favorisant la synthèse du Sujet par chaque individu. L'éducation classique développait l'abstraction européenne comme si elle était universelle. L'école moderne a voulu fonder la hiérarchie sociale sur celle des connaissances. Aujourd'hui, l'école du Sujet doit être au service de la liberté du Sujet personnel. Elle n'est plus tournée vers une société mais vers la communication interculturelle. Elle utilise la diversité et la dualité pour permettre à l'individu de concilier en lui, comme acteur, la vie publique et la vie privée. Au lieu que l'une soit dictée par le système (rôles convenus, stéréotypés) et l'autre violée par les médias (Hommage à Madame Diana Spencer). L'importance, nécessaire mais excessive, accordée à la transmission fait de l'école moderne une école des inégalités. Une plus grande sensibilité à la construction fera de l'école du Sujet une école des projets. L'apprentissage de l'action collective passe par une école de la communication.

Car il faut prendre conscience que l'école de la transmission était surtout vouée à la reproduction d'une bourgeoisie d'Etat. Considérer l'enfant comme une mémoire vide qu'il faut remplir de savoirs fait de l'école une école taylorienne. La dimension affective est alors récupérée par le groupe (chahut, bizutage) pour renforcer le conformisme social. C'est ainsi que se prépare la pseudo-culture d'entreprise par le développement, non programmé mais renforcé, de l'esprit grégaire. Au contraire, il faut donner à l'enfant l'occasion de formuler ses émotions, de développer son intelligence émotionnelle. "Aussi importante que la connaissance scientifique, qui découvre les lois de la nature, est un savoir interprétatif, celui des sciences humaines, qui porte sur des conduites intentionnelles (en reconnaissant qu'il existe des sciences naturelles de l'homme qui se sont beaucoup développées, en particulier dans le domaine des sciences cognitives) (p. 342)". "Il faut surtout, comme le demande Jürgen Habermas, apprendre à argumenter de manière à dégager dans chaque message ce qui en lui est universalisable (p. 343)". Car la communication, entendue comme dialogue et non comme publicité, est nécessaire, tout comme l'étude approfondie, à l'apprentissage de l'autonomie.

L'individu ne résistera aux conditionnements antagonistes des marchés et des communautés que s'il peut affirmer sa liberté et produire son projet personnel face à la logique des systèmes. Il faut combattre le sacrifice politique des innovateurs et des exclus. L'acteur n'échappe au système qu'en développant sa capacité d'initiative. L'action collective continuera de produire des acteurs sociaux au sein de la société civile. Si la nation fut produite par des passions politiques, le Sujet personnel, seul capable de donner sens à sa vie publique et privée, sera le produit d'une passion éthique. "C'est d'un retard dans les idées que nous souffrons, plus encore que de la résistance d'intérêts économiques ou de formes d'organisation administratives périmées (p. 363)". "La politique est soumise à l'éthique, alors que pendant longtemps elle a voulu se constituer elle-même en éthique, en morale civique ou en défense d'un avenir radieux contre le passé (p. 371)".

Contrairement aux groupes de pression et de conquête du pouvoir qui se définissent contre le système, comme des anti-mouvements, le sujet personnel se construit positivement par son affirmation culturelle. Nous savons maintenant que nos actions sont influencées par une représentation du monde. Celles des anti-mouvements sont trop simplistes pour construire dans le réel et trop universelles pour favoriser une action au plan local. "Telle est la ligne directrice de ce livre: c'est du Sujet personnel qu'il faut partir, c'est à la démocratie qu'il faut arriver, et la communication interculturelle est le chemin, qui permet de passer de l'un à l'autre (p. 369)". "Le Sujet, la communication, la solidarité sont trois thèmes inséparables, autant que l'ont été la liberté, l'égalité et la fraternité dans l'étape républicaine de la démocratie (p. 369)". Les projets du sujet personnel sont les instruments culturels de la nouvelle modernité.


* Conclusion

Nous avons vu avec Michel Crozier que nous ne sortions pas de la société industrielle, mais que les objets de l'industrie seraient de plus en plus mis en réseaux pour produire des services personnalisés. Nous venons de voir avec Alain Touraine que la société nationale ne peut enfermer les citoyens dans les rôles de ses institutions, écartelée qu'elle est entre les forces instrumentales et les revendications identitaires des communautés. C'est donc au sujet personnel d'être l'acteur de sa synthèse, toujours locale et originale, entre l'instrumentalité et la culture. Ni l'Etat ni l'entreprise ni la famille ne peuvent offrir simultanément les outil et le sens. L'entreprise est le lieu de l'instrumentalité. Elle fournit les techniques, les matériels et les logiciels. Mais elle offre de moins en moins l'appartenance. Elle ne peut plus garantir l'emploi à vie en échange duquel elle imposait ses normes de comportement. Elle ne peut même plus garantir l'employabilité. Tout au plus peut-elle conseiller à l'individu de s'en préoccuper lui-même. C'est aux acteurs de produire le sens.

Nous avons créé le Réseau d'Activités à Distance pour répondre à la demande de personnes licenciées, en manque d'appartenance. Mais ce qu'ils élaborent ensemble n'est pas identique à l'esprit grégaire qu'ils auraient développé dans l'entreprise, en réaction à la logique de la valeur d'échange. Dans la solitude, chacun doit donner sens à sa vie, tel Robinson Crusoé. Mais, par leurs initiatives, par leurs échanges, ils construisent un double projet. Un projet économique pour assurer leur subsistance. Un projet culturel en inventant des activités non couvertes par les marchés. Exclus du marché du travail, ils y retournent par les chemins détournés de l'économie solidaire. Certains utilisent un nouveau territoire: Internet. Nous y voyons l'homologue pour la société d'information, de ce que furent le marché et la ville pour la société industrielle.

Le développement du télétravail, tantôt au coeur des entreprises étendues, tantôt à partir de la situation de chômeur est un condensé de notre basse modernité. Les grandes manoeuvres industrielles et financières construisent des réseaux entre les machines, les ordinateurs et les hommes, à l'échelle de la planète. D'un côté, les télétravailleurs utilisent ces réseaux de l'instrumentalité. De l'autre, ils élaborent une culture du partenariat. Dans la conception collective ils inventent la coopération entre pairs. C'est en quoi les organisations virtuelles relèvent le défi de la modernité réalisée.

Hubert Houdoy

le 4 Sept 1997


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* Bibliographie

Pourrons-nous vivre ensemble? Égaux et différents

Alain Touraine

Fayard, 1997.

Source des citations marquées par "... (p. xx)".

Voir aussi:

Qu'est-ce que la démocratie?

Alain Touraine

Fayard, 1994.

Critique de la modernité

Alain Touraine

Fayard, 1992.

Modernity and Self-Identity,

Self and Society in the Late Modern Age

Giddens Anthony

Cambridge,

Polity Press, 1991.

The Passions and the Interests

Political Arguments for Capitalism Before its Triumph

Hirschmann Albert

Princeton University Press, 1972.


* Définitions

Les termes en gras sont définis dans le glossaire alphabétique du RAD.


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Mise à jour: 16/07/2003