Croyance enracinée


(a) Apparence. Une croyance enracinée semble être une certitude sur laquelle on pourrait construire des fondations, de même que l'arbre trouve sa stabilité posturale et ses ressources minérales dans le réseau de ses racines, infiltrées dans la profondeur du sol, bien au-delà de l'humus superficiel.


(b) Videtur quod non. Pourtant, la croyance enracinée peut s'avérer, ultérieurement, être un préjugé (comme en témoigne le comte Almaviva à l'égard de ses domestiques) ou une erreur collective. Elle se développe tout particulièrement dans la pensée de groupe.


- <<c'est chez tous les aristocrates une croyance enracinée que le commun peuple est menteur (aphorisme de Nietzsche, in "Par-delà le bien et le mal")>>.


- <<Il sera nécessairement volonté de puissance incarnée, il voudra croître et s'étendre, accaparer, conquérir la prépondérance, non pour je ne sais quelles raisons morales ou immorales, mais parce qu'il vit, et que la vie, précisément, est volonté de puissance. Mais sur aucun point la conscience collective des Européens ne répugne plus à se laisser convaincre. La mode est de s'adonner à toutes sortes de rêveries quelques-unes parées de couleurs scientifiques, qui nous peignent l'état futur de la société, lorsqu'elle aura dépouillé tout caractère d' «exploitation». Cela résonne à mes oreilles comme si on promettait d'inventer une forme de vie qui s'abstiendrait de toute fonction organique. L' «exploitation» n'est pas le fait d'une société corrompue, imparfaite ou primitive ; elle est inhérente à la nature même de la vie, c'est la fonction organique primordiale, une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté même de la vie. A supposer que ce soit là une théorie neuve, c'est en réalité le fait primordial de toute l'histoire, ayons l'honnêteté de le reconnaître. En parcourant les nombreuses morales plus ou moins subtiles ou grossières qui ont régné ou règnent encore sur la terre, j'y ai trouvé certains traits qui reviennent ensemble avec une certaine régularité et sont liés les uns aux autres ; tellement qu'enfin deux types fondamentaux se sont révélés à moi, et une différence fondamentale m'a sauté aux yeux. Il y a des morales de maîtres et des morales d'esclaves. Je m'empresse d'ajouter que dans toutes les civilisations supérieures et un peu mêlées on trouve aussi des tentatives de conciliation entre ces deux morales, et plus souvent un mélange désordonné des deux, et des malentendus réciproques, parfois leur âpre conflit, jusqu'à l'intérieur d'un même homme et d'une même âme. La discrimination entre les valeurs morales est née soit chez une race dominante qui savourait en pleine conscience le plaisir de se savoir différente de la race dominée, soit parmi les sujets, les esclaves, les inférieurs de toute espèce. Dans le premier cas, où ce sont les maîtres qui fixent la norme du bien, les états d'âme altiers et fiers sont ressentis comme une distinction et déterminent la hiérarchie. L'aristocrate écarte de lui les êtres en qui se manifeste le contraire de ces sentiments altiers et fiers ; il les méprise. Remarquons tout de suite que dans cette première variété de morale l'antithèse bon et mauvais équivaut à l'antithèse noble et ignoble. Le contraste bon et méchant a une autre origine. On méprise le lâche, le timide, l'homme mesquin, celui qui ne songe qu'à la stricte utilité ; de même l'homme méfiant, au regard fuyant, celui qui s'humilie, la canaille qui se laisse maltraiter, le mendiant obséquieux et par-dessus tout le menteur ; c'est chez tous les aristocrates une croyance enracinée que le commun peuple est menteur. Les «véridiques», tel était le nom que se donnaient les aristocrates dans l'ancienne Grèce. Il est manifeste que les qualificatifs moraux ont été d'abord appliqués aux hommes, plus tard et par extension aux actes. Aussi est-ce une grave erreur chez les historiens de la morale que de prendre pour point de départ des problèmes comme celui-ci : pourquoi l'acte charitable a-t-il été considéré comme louable ? L'aristocrate sent qu'il détermine lui-même ses valeurs, il n'a pas à chercher l'approbation ; il juge : «Ce qui m'est nuisible est nuisible en soi.» Il a conscience que c'est lui qui confère de l'honneur aux choses, qui crée les valeurs. - Tout ce qu'il trouve en soi, il l'honore ; une telle morale consiste dans la glorification de soi-même. Elle met au premier plan le sentiment de la plénitude, de la puissance qui veut déborder, le bien-être d'une haute tension interne, la conscience d'une richesse désireuse de donner et de se prodiguer ; l'aristocrate aussi vient en aide au malheureux, non par pitié le plus souvent, mais poussé par la profusion de force qu'il sent en lui. L'aristocrate révère en soi l'homme puissant et maître de soi, qui sait parler et se taire, qui aime exercer sur soi la rigueur et la dureté, et, qui respecte tout ce qui est sévère et dur. (Nietzsche, in "Par-delà le bien et le mal", Qu'est-ce que l'aristocratie ?)>>.


(c) La révolte des Titans, celle des anges et la chute d'Adam sont aussi des croyances enracinées dans la tradition de plusieurs mythologies et religions.


- <<Lucifer et ses cohortes et, plus tard, Adam et sa postérité furent précipités dans la ténèbre spirituelle, dans l'inconsistance des notions et des concepts, dans la fatale erreur de leurs rapports avec l'infini et l'absolu, dans la voie des faux jugements. Ce n'est point ici le lieu de considérer les modalités de ces chutes mémorables dont les philosophes et les théologiens nous ont transmis le souvenir imprécis sous le nom de catabole. La première, du reste, a laissé des traces vivantes dans la mythologie de tous les peuples : c'est la lutte dans le ciel, la révolte des Titans, la rébellion des anges. Quant à la seconde, elle est article de foi dans la religion chrétienne ; elle est une croyance enracinée en Israël et chez beaucoup d'autres religions dogmatiques : c'est la chute édénale, le péché d'Adam ou péché originel. ("Et le verbe s'est fait chair", document du web)>>.


(d) Un exemple de croyance longtemps enracinée est l'assimilation entre la noblesse d'une famille et la présence d'une particule dans son nom ou patronyme.


- <<La notion d'apparence noble correspond à la croyance enracinée au cours des siècles dans la mentalité collective, selon laquelle une particularité patronymique, le nom à particule ou le port d'un titre nobiliaire constitueraient en quelque sorte des signes extérieurs de noblesse. (Pierre-Marie Dioudonnat, "Encyclopédie de la fausse noblesse et de la noblesse d'apparence", Paris, Sedopolis, 1976, tome 1, page 6)>>.


(e) La croyance enracinée semble trouver sa solidité dans un autre principe que celui de la pertinence, c'est-à-dire autre que l'ajustement entre la représentation mentale et la réalité.


(f) Paul Watzlawick insistait sur la différence entre réalité et représentation de la réalité. Or, la croyance enracinée conduit souvent à (ou consiste dans le fait de) confondre la représentation avec le réel, ou à prendre la carte pour le territoire.


- <<«La réalité de la réalité». Il n'a pas cessé, par exemple, de mettre en garde contre «la réalité de la réalité», titre apparemment énigmatique d'un de ses ouvrages qui montre comment on n'accède qu'à une «représentation de la réalité» et jamais à la réalité, du seul fait des médias (les cinq sens, les mots, les images, le cadre de référence de chacun) qui s'interposent par définition entre soi et la réalité. Il ne faut pas, dit-il dans une image parlante, confondre «la carte» d'état-major et «le terrain qu'elle représente». Or, on n'accède qu'à des cartes de la réalité. Certes, il n'était pas le premier à le dire. Magritte, on l'a rappelé sur AgoraVox, avait dans deux tableaux prévenu que la pipe et la pomme qu'il avait peintes, n'étaient ni une pipe ni une pomme, mais seulement «la représentation de l'une et de l'autre». Seulement, du principe de «la représentation de la réalité» Watzlawick en a tiré, lui, une représentation générale de la communication.

La non-influence impossible. De même a-t-il combattu une croyance enracinée selon laquelle il serait possible de ne pas influencer autrui, comme si on pouvait adopter un «non-comportement» : car comment nier que tout comportement influence, que l'on agisse, ou s'en abstienne, que l'on parle ou se taise ? Il livre même une expérience personnelle montrant que deux individus peuvent s'influencer sans être en présence l'un de l'autre. Lors d'un colloque, alors qu'il se reposait après le déjeuner dans son bungalow, il avait entendu son voisin entrer dans le sien, puis, soudain, faire des claquettes ; c'était un collègue à l'air austère qui, seul, se dévergondait et ne se livrait à cette danse frivole que parce qu'il ne se savait pas observé. Un bruit venu du bungalow d'à côté, et il aurait cessé l'exercice, peu compatible avec son image compassée. Réciproquement, Watzlawick était influencé par son collègue à son insu, puisqu'en retour, il restait silencieux pour ne pas l'interrompre dans son jeu. ("Grâce à Paul Watzlawick, une approche de l'information qu'on ne peut plus ignorer")>>.


(g) La croyance enracinée, peu sensible à la pertinence, peut s'obnubiler sur la cohérence. C'est le cas dans la paranoïa, sous la forme du délire.


- <<Délire : Croyance enracinée qui ne correspond pas à la réalité. ("Le lexique de maladie mentale")>>.


(h) Chez certains individus, il s'agit bien d'une croyance et elle a de profondes racines. Mais ces racines ne plongent pas dans la réalité. Au contraire, la représentation est un produit de l'inconscient, selon un processus psychique totalement étranger au critère de pertinence. La croyance est alors une forme de fétiche. Et, dans le cas du pervers, si la réalité ne justifie pas le fétiche, c'est la réalité qui a tort. Telle est la définition du déni et une source importante de la violence.


(i) Chez d'autres individus, peut-être les plus nombreux, il ne s'agit ni de croyance ni d'enracinement, mais d'une illusion ou d'une croyance erronée sur ce que serait la croyance réelle. C'est ainsi que l'économiste André Orléan renverse la définition de la croyance collective ou de la croyance sociale, pour en faire : <ce que la majorité des membres pensent qu'est la croyance collective du groupe>.


- <<En général la croyance collective est supposée correspondre à l'opinion majoritaire dans un groupe, soit l'opinion "moyenne"'. J'avancerai au contraire qu'une croyance sociale ne peut pas être pensée comme la "somme" des croyances privées. Je proposerai une nouvelle définition de la croyance collective d'un groupe, à savoir : "ce que la majorité des membres pensent qu'est la croyance collective du groupe". On discutera les implications de cette modélisation des croyances collectives, en montrant en particulier la nécessaire dépendance dans le contexte culturel et historique, et l'émergence d'une autonomie de la croyance de groupe, celle-ci pouvant se disconnecter de ce que les individus pensent majoritairement à titre individuel sur la réalité. (André Orléan, "Cognition sociale : de l’individuel au collectif", document du web)>>.


(j) Du fait de cet enracinement, très paradoxal chez le plus grand nombre, une croyance enracinée peut être déracinée ou démentie par les faits.


- <<L'avènement de l'économie de marché a produit un gigantesque éboulement dans cette croyance enracinée que l'État devait assurer l'emploi, la santé, l'éducation, la stabilité des prix, le logement, bref la prospérité de tous même si les plus forts en profitaient bien plus. En moins de cinq ans, il a fallu se convertir à la religion du marché et réaliser combien l'État était son mauvais prêtre. (Ihsane Kadi, "L'administration, éternel butin de guerre", in Pouvoirs, Septembre 1998, document du web)>>.


(k) En référence à la contagion biologique et à la propagation informatique, on pourrait parler, pour cette catégorie de la population touchée par la croyance collective, d'une croyance virale.


(l) Autres références d'usage de la locution :

- <<Le premier objectif est de concevoir une «démocratie transparente» et avec des règles du jeu stables, pour que l'investissement et la concurrence puissent se développer. C'est pourquoi on applaudit les mesures que Kirchner adopte pour éradiquer le legs de corruption du menemisme. Mais cette épuration - que le gouvernement impulse dans la justice, la police, le Pamiou les administrations provinciales - affecte seulement les coteries qui ont perdu le pouvoir et non les groupes capitalistes qui ont profité du festival de pots-de-vin. La majorité des fonctionnaires des années 90 sont traités aujourd'hui comme une scorie inutilisable. Mais les banquiers et les industriels qui se sont remplis les poches avec les privatisations et les subventions maintiennent leurs privilèges et sont revendiqués comme la nouvelle bourgeoisie nationale qui reconstruira le pays. Technit, Perez Companc, Roggio ou Fortabat ont été mis totalement hors cause dans le détournement des fonds publics dont l'Argentine a souffert. Mandaté par la classe dominante, Kirchner expulse de la scène les personnages les plus entachés d'escroqueries. Il se défait des mafieux sur le déclin qui gênent les affaires et obstruent l'arbitrage de l'Etat nécessaire pour que tous les capitalistes profitent de la reprise. Kirchner cherche aussi à utiliser cette réorganisation pour effacer sa vieille complicité avec le menemisme et pour répandre une image d'honnêteté qui lui permette de construire sa propre base politique. Les médias soutiennent cette opération, parce que le renforcement de l'autorité présidentielle permettrait de discipliner le justicialisme, d'assimiler la droite et de soumettre le centre gauche. Cet essai de stabilisation se nourrit d'un mirage traditionnel : la «lutte contre la corruption». Cette devise s'appuie sur la croyance enracinée que le progrès capitaliste est associé à la transparence de l'administration publique. Mais cette impression se heurte à l'absence d'une corrélation nette entre le taux de croissance et l'honnêteté des gouvernants. (Claudio Katz, "Argentine : plus de démocratie ou une autre démocratie ?", document du web, 3 juillet 2004)>>.


- <<A la différence toutefois de la paupérisation, l'hyperinflation a été un phénomène dévastateur qui, en son temps, a occupé la totalité de l'espace public. En n'épargnant quasiment aucun groupe social, cette période a favorisé l'énonciation collective d'une problématique de la classe moyenne : non pas l'expulsion individuelle de la classe moyenne mais la disparition de cette classe dans son ensemble. La paupérisation, en tant que processus de longue durée moins visible comme problème social, conduit en revanche l'individu à formuler la question de son maintien ou de son expulsion de la classe moyenne en des termes plus individuels. Et il s'agit là d'une question centrale pour les nouveaux pauvres qui y apportent des réponses très diverses. Leur inquiétude trouve notamment son origine dans la remise en cause, par l'appauvrissement, d'une croyance enracinée au plus profond de l'imaginaire social, tant le fait d'«être de classe moyenne» ne faisait l'objet d'aucune discussion. Alors que, aujourd'hui, cette affirmation se pose non seulement comme une sorte de to be or not to be membre de la classe moyenne, mais prend aussi la forme d'une remise en question de toute la chaîne de sens liée à cette notion. La question sur l'appartenance entraîne en effet d'autres interrogations sur la définition des critères d'inclusion, le poids de la position passée, des diplômes ou du niveau culturel. On s'interroge également sur la portée du changement : est-il individuel ? Ou concerne-t-il tout un groupe social, voire la société dans son ensemble ? Et si l'on se considère exclu du groupe de la classe moyenne, on se demande avec inquiétude à quelle catégorie on appartient désormais. Dans la mesure où l'auto-inclusion dans la classe moyenne repose sur l'accès – réel ou potentiel – à des biens et à des services comme certains vêtements, les appareils électroménagers, les voitures, les sorties et les vacances, qui ne concernent pas le domaine de la simple survie, c'est le renoncement à certaines formes de consommation qui entraîne le questionnement sur la catégorie d'appartenance. Le niveau de consommation fait, en la matière, figure de marqueur identitaire déterminant, bien plus encore que le niveau d'étude, un facteur pourtant important dans ce type de classement. (Gabriel Kessler, "L'expérience de paupérisation de la classe moyenne argentine", in Cultures & Conflits n°35, 1999, pages 71-93)>>.


(m) Voir Mème. Mémétique. Virus informatique.






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Auteur.

Hubert Houdoy

Mis en ligne le Mercredi 2 Juillet 2008



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