Indifférence


(a) Versant négatif. L'indifférence est la négation ou le refus de faire une différence. L'indifférence est définie comme l'état d'une personne indifférente, que rien ne touche ni n'émeut. L'indifférence est un détachement, une absence d'intérêt qui n'est pourtant pas identique à la mélancolie, même si certaines de leurs causes peuvent être communes.


- <<Enfin, Sonia leur écrivait que, dans la prison, il logeait en commun avec les autres détenus ; qu'elle n'avait pas pénétré à l'intérieur des bâtiments, mais qu'à en juger d'après l'extérieur, le local devait être étroit, sordide et malsain ; qu'il couchait sur une simple planche recouverte de feutre, ne voulant pas se faire un autre lit ; que d'ailleurs, s'il menait une vie aussi rude et aussi misérable, ce n'était pas pour obéir à quelque idée préconçue, mais simplement par indifférence aux conditions matérielles. (Dostoïevski, "Crime et Châtiment", 1866, traduction d'Arthur Adamov, éditions Rencontre, Lausanne, 1967, tome II, page 420)>>.


(b) Versant positif. Nous attendons d'une institution (éducation, justice, transports) qu'elle ne fasse pas de différence dans l'intérêt qu'elle porte à chacun. Une organisation réelle comme une entreprise commerciale serait sanctionnée pour un refus de vente si elle faisait une différence contre quelqu'un. Idem quand elle fait une différence pour quelqu'un (abus de biens sociaux). Les institutions s'adressent à des citoyens ou à des usagers "libres et égaux en droit". Cette définition n'épuise pas leurs qualités. Elle décrit un minimum. L'entreprise utilise la force de travail dont elle a acheté l'usage par le contrat de salariat. La vie privée de la personne lui est indifférente, de droit. Il existe donc une indifférence qui instaure une distance salutaire. Cette indifférence est nécessaire à l'état de droit. Elle respecte, en feignant de l'ignorer, une différence irréductible. Elle permet le développement de la personne dans son intimité et son intériorité, sur la base du vécu de cette différence, avec la possibilité d'en tirer une expérience. Car les institutions et les organisations réelles d'aujourd'hui ne concernent que les corps pleins des individus.


- <<Dans une perspective tout autre, les conceptions souvent développées d'un juriste-philosophe, Jacques Ellul, prônent ce respect de la personne, mais en le fondant et sur une conception philosophique et sur une conception juridique. En de multiples livres et articles (il a même montré le danger d'une technique dans son dernier ouvrage Le système technicien, dont une partie se trouve résumée dans "Les Etudes philosophiques" de mai-juin 1976), il a longuement analysé ce qu'il appelle «le caractère protecteur du droit de l'extériorité». Le droit est une médiation qui permet de ne pas se livrer tout entier, dans chaque opération, parce qu'il ne veut connaître que l'extérieur. Tel était le sens, pour les juristes romains, de la Persona, masque de théâtre, pris comme un modèle de la « personne juridique », qui reste cachée sous ce masque. Aussi Ellul utilise-t-il la notion de rôle. Dans les rapports juridiques, chacun tient le rôle qui lui est imparti par la loi, et dans le droit pénal surtout c'est essentiellement sur la façon dont il tient son rôle qu'il est jugé. D'où le caractère inacceptable de l'exposition de l'intériorité dans notre justice, sous prétexte d'une plus grande humanité. Pour notre part, nous utiliserons en ce sens les termes de «personnage» ou «personnalité» pour les distinguer de la personne intime et profonde, inaccessible. L'expression de droit de l'extériorité a le même sens : non pas ignorer tout ce qui concerne l'individu, connaître au contraire tout ce qui apparaît, tout ce qui en est exprimé, mais ne pas prétendre atteindre sa «personne» comme sujet autonome pour en faire un objet de spectacle et de regard. Ellul a raison : l'attitude que nous soutenons implique une certaine conception du droit, elle oblige à situer le droit. La situation que nous lui donnons est un des fondements essentiels de notre thèse. Le rôle premier du droit est d'établir entre les hommes des rapports encore impersonnels, mais qui facilitent et préparent les rapports de personnes. Si les hommes étaient de purs esprits, des « personnes » parfaites, ils seraient immédiatement transparents les uns des autres. Mais la personne selon nous n'est pas donnée : c'est, au sens kantien, une idée régulatrice, c'est-à-dire un idéal, au-delà de notre être même sa source et son origine, sa puissance créatrice. Aucun être humain n'étant parfaitement une personne en ce sens, tout le désir comme toute la joie des hommes est de devenir toujours davantage transparent à soi-même et à autrui. La réconciliation de l'humanité avec elle-même, comme disait Marx, c'est-à-dire la réconciliation de chacun avec soi comme avec tous, est le but ultime, jamais parfaitement atteint, toujours essentiellement visé. Ce désir et cette joie s'appellent amour. Dans la situation humaine, il offre aussi des dangers. Seul, il risque d'aboutir non à la transparence, mais à la possession intégrale de l'autre par soi ou de soi par l'autre, à la domination jalouse qui fait d'autrui un objet, à la tyrannie individuelle ou collective. Le rôle de la justice est de faire respecter le droit, et ce respect est la condition nécessaire de la vie personnelle, impersonnelle et collective. C'est un moyen entre des êtres qui veulent devenir toujours plus transparents à eux-mêmes comme à autrui et qui sont d'abord largement opaques. Tout individu qui n'est pas entouré d'une sphère juridique est perpétuellement menacé de violence pure. Le droit crée entre les êtres un « espace social », disait Maurice Hauriou. L'homme est cet être qui est sujet de droit, c'est-à-dire qui entretient avec d'autres sujets des rapports qui impliquent distance (extériorité, disait Ellul, nous dirions volontiers aussi opacité). (Jean Lacroix, "Philosophie de la culpabilité", Philosophie d'aujourd'hui, PUF, 1977, pages 104-105)>>.


(c) Versant pervers. Le bizutage, le harcèlement moral, le harcèlement sexuel, la pédomanie et tous les harcèlements sont un refus de toute différence (d'attitude, de sexe, d'âge, de culture, de couleur de peau, de manière de parler), au nom du conformisme et au mépris des droits. Or, en dehors de la dignité humaine affirmée par la religion et reconnue par le droit, la différence qualitative est irréductible. La hiérarchie auto-reproductible tente de transformer cette variété en une différence quantitative (échelle des salaires) ou ordinale (échelons de la hiérarchie). Cette normalisation connaît parfois des échecs. La torture, le génocide et l'horreur des camps sont la destruction de la différence irréductible.


(d) Amour injuste. Contrairement au juste droit, l'amour est injuste. Ceux que je n'aime pas on droit à l'amour. (Et qui sait ?). L'amour s'adresse à la différence de l'autre. Il veut lui permettre de s'exprimer. L'amour fait justement ce que les droits de l'homme interdisent : une discrimination. Mais il s'adresse à cette part de l'homme à laquelle les droits de l'homme n'auront jamais accès. C'est pourquoi l'amour suppose l'intimité que nie le bizutage. C'est en quoi il se situe dans l'intériorité qu'ignore ou devrait ignorer l'organisation réelle. L'organisation virtuelle peut l'utiliser, mais elle reste limitée à la relation de deux maillons. C'est ainsi qu'une globalité peut se glisser dans une autre (structures réticulaires), tandis que deux totalités s'excluent mutuellement.


(e) Par sa composante de désir, l'amour développe le corps virtuel de l'amant. Par sa composante de tendresse intemporelle, l'amour répare ce que la hiérarchie gomme et ce que la torture veut détruire.


(f) Il faut savoir doser l'indifférence. En amour, être indifférent c'est refuser d'être amoureux. L'indifférence est l'attitude de l'absent de l'amour. Est absent de l'amour celui qui en attend trop, celui qui en fait une totalité. Celui qui a déjà trop attendu et à qui on ne la fait plus. A l'inverse, la jalousie et la paranoïa ne supportent pas l'indifférence, car elles attendent encore trop de l'amour. Le paranoïaque voudrait que tout l'amour du monde soit tourné vers lui. Tel est le cas du Président Schreber, dont le cul attire tous les rayons de Dieu, dépossédant le monde de l'amour de Dieu. Son corps est un trou noir captant toute la lumière. De fait, l'indifférence idéale des institutions et de la rue ne correspondent à aucune réalité dans l'inconscient. Sans se préoccuper du contenu du sien propre, le jaloux ne cesse d'observer l'inconscient de sa femme et donne une valeur excessive à ses observations :


- <<Souvenons-nous que les paranoïaques persécutés se conduisent eux aussi d'une manière tout à fait semblable. Eux non plus ne trouvent rien d'indifférent chez autrui et dans leur "délire de relation" ils mettent en valeur les moindres indices que leurs fournissent les autres, les étrangers. Le sens de leur délire de relation est précisément qu'ils attendent de tous les étrangers quelque chose de l'amour ; mais les autres ne leur montrent rien de semblable, ils passent devant eux en riant, brandissent leur canne et vont jusqu'à cracher par terre à leur passage, ce qu'effectivement on ne fait pas lorsqu'on prend un quelconque intérêt amical à la personne qui est à proximité. On ne fait cela que lorsque cette personne vous est tout à fait indifférente, lorsqu'on peut la traiter comme moins que rien, et eu égard à la parenté fondamentale des concepts d'étranger et d'ennemi le paranoïaque n'a pas tellement tort lorsqu'il ressent comme hostilité une telle indifférence, par rapport à son exigence d'amour. (Sigmund Freud, "Sur quelques mécanismes névrotiques", in "Névrose, psychose et perversion", page 274)>>.


(g) Ainsi donc, dans un univers d'indifférence, l'amour existe, mais il n'est pas tout. L'amour ne peut exclure le reste. A côté de l'amour, il y a aussi le non-amour : la jalousie, la haine et l'indifférence. C'est d'ailleurs cette dernière que l'absent de l'amour cultive tout particulièrement. Car il pratique le tout ou rien. Et l'indifférence est la tentative du rien. En conséquence l'amour n'existe pas pour celui qui aurait voulu qu'il soit tout.


(h) La distance salutaire de l'indifférence (ou l'objectivité) est utile dans la psychothérapie ou dans la psychanalyse des états limites. Par crainte de la dépersonnalisation, en cas de décompensation, les borderlines se protègent par une impersonnalisation. D'où le danger d'une bonté affichée ou de gratifications nullement désirées :


- <<Pour M. Gressot, les incidences socioculturelles touchant à l'entourage, à l'encadrement, à la dépendance, corrigent les troubles latents concernant tant les processus d'identification que le sentiment d'identité. Il y a lieu d'en tenir compte dans la pesée des éléments de conduite du traitement, car l'impersonnalisation défend contre la dépersonnalisation et il est nécessaire de mesurer ainsi les risques encourus dans toute cure. (Jean Bergeret, La dépression et les états limites, page 277)>>.


(i) Différenciation pathologique au sein de l'appareil psychique. Parmi les états limites, la personnalité narcissique pratique une certaine forme d'indifférence qui perçoit et considère la plupart des objets externes comme des ombres.


(j) Jardin d'Eden. Dans une enfance mythique de l'humanité, les humains n'auraient pas souffert de la différence, parce qu'ils n'y étaient pas encore sensibles. C'est par la perception de différences que le serpent éveille la curiosité et le désir d'Eve. Ceci est autorisé, mais ceci ne l'est pas. Ceci donne la vie, mais ceci donne la mort. C'est aussi dans cet épisode qu'Adam et Eve prennent conscience de la différence des sexes : "Ils virent qu'ils étaient nus". Les paléoanthropologues attribuent à Homo sapiens demens un sens particulier du symbole, de la parure, de la différenciation par les signes. L'indifférence est l'état de bonheur qui n'est pas sensible à la jalousie. Les choses, les femmes et les idées sont belles, même si on ne les "possède" pas. Ce qui met fin à cette heureuse indifférence, c'est la possibilité de tout comparer à un étalon, un bien prédominant dont un groupe peut acquérir le monopole. Cette comparaison pathologique n'est pas faite entre des biens qui n'appartiennent pas à la même sphère et qui, faute de signification commune, sont incommensurables.


(k) Un complexe social, comme la famille, l'ethnie ou l'Etat, est façonné par la coexistence de motivations contradictoires (amour et haine) au sein de ses membres. Les tentatives de réglementation ou de codification de ces complexes sociaux consistent à y introduire une dose d'indifférence pour en faire des institutions selon un régime de droit. Si la Révolution française ne réalise pas le contrat social tel que l'avait défini Jean-Jacques Rousseau, elle introduit une nouvelle indifférence, par l'abolition des privilèges. La suppression de la différence liée au droit de primogéniture est une pleine reconnaissance de l'individu. C'est ce qu'affirme la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (26 août 1789). Cette indifférence favorise la transformation du royaume en un marché, d'autant plus que l'argent n'a pas d'odeur (non olet). Pourtant, en passant de la tenure à la propriété, on a maintenu une différence, institutionnalisée par le suffrage censitaire et renforcée par la vente des biens nationaux. Karl Marx dénoncera cette accumulation primitive qui génère une différence entre deux classes, symbolisées par l'homme aux écus et le prolétaire.


(l) Références littéraires :


- Benjamin Constant de Rebecque (1767-1830) évoque cet état d'âme particulier dans Le Cahier rouge puis dans "Adolphe".


- << J'étais reconnaissant de l'obligeance qu'on me témoignait ; mais tantôt ma timidité m'empêchait d'en profiter, tantôt la fatigue d'une agitation sans but me faisait préférer la solitude aux plaisirs insipides que l'on m'invitait à partager. Je n'avais de haine contre personne, mais peu de gens m'inspiraient de l'intérêt ; or les hommes se blessent de l'indifférence, ils l'attribuent à la malveillance ou à l'affectation ; ils ne veulent pas croire qu'on s'ennuie avec eux naturellement. (Benjamin Constant, "Adolphe", chapitre I)>>.


- <<- <<Tandis que je l'observais ainsi, tout en faisant mine de regarder l'orage par la fenêtre, lui ne faisait aucunement attention à ma présence. Il ne m'accorda même pas un seul regard. Il avait l'air entièrement occupé à compter les pages de ce livre merveilleux. En songeant à la manière sociable dont nous avions passé la nuit d'avant, et en me souvenant surtout du bras affectueux que j'avais trouvé sur moi au matin, je trouvais très étrange cette indifférence. Mais les sauvages sont d'étranges êtres. (Herman Melville, "Moby Dick", 1851, traduction de Jean Giono, Gallimard, 1941, page 72, Queequeg)>>.


- Eloge de la fuite, entre les dangers de deux passions contraires.


- <<Un trouble cruel s'éleva dans le cœur de Ravenswood. Alix venait de réveiller en lui des pensées qu'il avait heureusement assoupies depuis quelque temps. Il se promena à grands pas dans le petit jardin de l'aveugle, et s'arrêtant tout à coup vis-à-vis d'elle :

Alix, lui dit-il, est-ce bien vous, vous qui touchez presque au tombeau, qui oseriez pousser le fils de votre maître à des actes de sang et de vengeance ?

– À Dieu ne plaise ! dit Alix d'un ton solennel ; et c'est pourquoi je voudrais vous voir bien loin d'un endroit où votre amour et votre haine ne peuvent occasionner que des malheurs pour vous et pour les autres. Je voudrais que cette main desséchée, étendue entre la famille Ashton et la vôtre, fût une barrière qu'aucun projet de vengeance de votre part ou de la sienne ne pût renverser. Je voudrais vous sauver tous de vos propres passions. Vous ne pouvez, vous ne devez rien avoir de commun avec eux. Fuyez-les donc, et si la vengeance du ciel doit s'appesantir sur la maison de l'oppresseur, n'en devenez pas l'instrument.

– Je réfléchirai sur ce que vous venez de me dire, Alix, dit Ravenswood d'un ton grave : je crois que vous m'avez parlé ainsi par affection, mais vous avez porté un peu loin la liberté que peut se donner un ancien domestique. Adieu ; si la fortune me devient favorable, je ne manquerai pas de rendre votre situation meilleure.

Il tira de sa bourse une pièce d'or, la lui mit dans la main, mais elle refusa de la prendre ; et, dans les efforts qu'il fit pour la lui faire accepter, la pièce tomba par terre. (Walter Scott, "The Bride of Lammermoor", 1819, Traduction Auguste Defauconpret, "La Fiancée de Lammermoor", Chapitre XIX)>>.


(m) Voir Chair individuelle. Confiance faible. Confiance forte. Confiance totale. Corps virtuel. Défiance. Dépersonnalisation sans angoisse. Domination comme principe. Habeas Corpus. Laisser-être. Le harcèlement moral. Mort du verbe. Sphères de Justice.


(n) Lire "Harcèlement Moral". "Domination Masculine". "Mise Mutuelle".



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Nota Bene. Les mots en gras sont tous définis sur le cédérom encyclopédique.